• Aujourd'hui se ressent comme la fin d'une Odyssée. Ou le début d'une autre, je l'ignore.
        En ouvrant la fenêtre, un vent d'une fraîcheur revigorante me caresse la peau. Il m'appelle, mais il est l'heure de dormir.
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    « dis-moi dis-moi pourquoi cette envie de hurler raconte-la-moi cette envie de hurler raconte-moi ce qui te brûle ce qui te dévore ce qui t'attriste raconte-moi la frustration ne m'épargne rien moi qui me nourris de tout ce fiel tu m'en vois ravie
    - je n'en sais rien vraiment rien ou bien peu de choses j'étais heureuse tout à l'heure et maintenant un peu moins [...] c'est peut-être de me taire c'est peut-être d'être dans l'ignorance encore et encore ou simplement simplement cette impression de m'enfoncer toujours plus profond parfois on y trouve bien des choses au fond on déterre des trésors enfouis ou des cadavres et sans doute un peu de quiétude »
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    Discret désespoir et
    Obsessions
    Je me sens l'âme en peine
    Donne-moi ta compassion

    Tu ne veux pas de moi, j'en suis orpheline
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    Dans mon œil l'urgence de ta présence
    Dans mes paroles, sa réminiscence
    Bien entendu tu n'es pas là

    Il me semble souvent que ma poésie tient d'une autre instance
    Que je ne pourrai jamais te l'offrir sans baisser les yeux, sans rire nerveux
    Comme si c'était trop d'être sérieux et d'aimer tout à fait
    Et pour un peu, me serait donnée l'occasion de t'en faire part
    Que je m'en excuserais.
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    Dans ce calme l'urgence du doute
    Le doute parasitique dans tes veines dans tes viscères dans les méandres de ton esprit
    J'aimerais t'apporter cette douce certitude :
    Quoi qu'il en soit, jamais, Ô grand jamais
    Je ne voudrais te causer du tort ; ce que j'attends de toi n'est rien de plus que ce que tu peux me donner. L'artifice et la civilité n'ont rien d'une audacieuse fougue.
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    le dragon Ënos il rugit aujourd'hui tout à l'heure j'entendais un doux vrombissement j'ai vu l'agile guépard Sijerâ qui ronronnait en enlaçant ses émotions avec cet instinct maternel sans rancune
    avec le souvenir de ce serein ronronnement je me laisse séduire par le rugissement je m'y fonde et bientôt le regard de l'amour devient vindicatif
    et les flammes qu'il jette ce regard j'aimerais t'y voir brûler un instant pour mes insomnies pour mes attentes pour la petitesse que tu m'as infligée
    vois dans ce regard la noblesse que tu as déniée à la passion
    l'indifférence qu'on oppose à l'indifférence à contrecœur
    c'est assez d'aimer comme une martyre et de souffrir un stoïque Agape
    est-ce donc ça que l'amour se confondre avec le chien dont l'adoration sans faille jour après jour agite la queue malgré la belle femme sur le canapé qui lui vole toutes les attentions et toutes les caresses
    non non non je fus paillasson faut-il maintenant que je sois chien
    le paillasson n'est rien d'autre que cette tendre naïveté qui se laisse abuser cette pauvre petite sensibilité légèrement sucrée pleine de vitalité cet aimable « bienvenue à la maison » sur le pallier qu'il est d'usage de piétiner avec bottes baskets talons merde mazout boue
    à défaut d'être paillasson je suis devenue feuille blanche mais sur les surfaces les plus vierges ils tracent le contour de la misère humaine la pureté ils l'appellent niaiserie et la châtient dûment
    ils sont sales et voudraient un monde à leur image une crasseuse feuille blanche et les fleurs écrasées d'un orphelin
    comprends je t'en prie comprends que je suis terriblement lasse du guépard « tu veux » et que désormais je suis dragon « je dois » comprends que c'est assez des questions posées avec les deux yeux larmoyants qu'aperçoivent en contrebas ces adorateurs de la crasse auxquels je m'accroche comme à l'humanité ceux-là qui voudraient dans ma bouche un peu plus de sperme et un peu moins de « Pourquoi ? » moins d'audace et toujours plus de docilité
    il arrivait que ma colère un instant leur rappelle mon existence dans ces moments je cessais de plisser les yeux pour deviner en eux empathie ou considération j'étais fureur fière et fatale avant de retomber dans la médiocrité du pardon et la béatitude de l'attachement
    enfin c'est assez de s'abîmer dans des amours qu'on sait destinées à la destruction aussi sûrement que la feuille blanche elle aurait pu ravir bien des artistes pourtant
    tout ce beau monde, le chien, le paillasson et la feuille, s'est vu congédié
    en-deçà le dragon règne en solitaire et le ronronnement du guépard n'est plus qu'un lointain écho sur les parois de la geôle
    céans ce jaloux gardien tient un amour d'une pureté telle qu'il en devient impropre à s'éprouver au-dehors et je le veux plutôt sous l'égide d'Ënos que sous l'opprobre
    tes mains cher amour as-tu pris garde à leur propreté as-tu laissé la saleté s'y agglomérer ou l'as-tu poncée dès que tu y vis poindre le vice as-tu déjà regretté les aspérités de ton âme et le tort qu'elles causèrent ou t'es-tu réjoui de toutes ces souffrances comme d'autant de marques de leur inclinaison
    cher amour c'est t'honorer que de te refuser à mon habituelle débauche
    quelle vision horrifique ce serait voir ta beauté s'avilir bientôt tes traits se gorger du cynisme et de la complaisance des adorateurs de la crasse tu plongerais dans mes lettres par amour de ta personne ou tu fuirais n'y voyant que le témoignage d'une langueur détestable
    cher amour c'est sans doute t'aimer beaucoup plus et beaucoup mieux que de te laisser goûter ma discrète fureur
    qui sait tu la comprendrais


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  •     Ce n'est plus un grand bruit, c'est un hurlement. C'est qu'il est éreintant d'être si lâche.
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        Une sorte de meurtrissure dans ma poitrine instille des insanités dans mon esprit. J'en tremble de tous mes membres. Je me suis osée à somnoler. Et de ce fait, je me sens hantée comme une vieille cabane ; comme la corde du pendu ; comme le visage tuméfié.
    Ce fourbe et cet infortuné visage il est là sorti d'un abyssal néant qui me regarde un instant avec un rictus narquois et me dit sentencieusement :
    « Tu croyais tu croyais ! que c'en était fini
    Mais ta somnolence n'est qu'un avant-goût de ma demeure
    Tu croyais que j'étais mort et enterré
    Que je ne reviendrai plus y semer les fleurs de la mort
    Je ne manque jamais les occasions de donner une leçon.
    Non ; memento mori, chère amie. »
    Et je reste coite et désolée devant tant de raison, n'ayant guère à rétorquer, je m'éprends d'un mutisme mortel.
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    pour se dépêtrer de la confusion les surréalistes préconisaient l'écriture automatique alors voilà ma pensée la plus spontanée ce grand vide en moi d'où me vient-il je l'ignore [...] bientôt je t'aurai écrit autant de mots et je ne t'en aurai fait lire aucun c'est dire combien même les plus prolixes des auteurs en disent toujours moins et réussissent toujours plus leur effet que moi [...] ce souci depuis bien longtemps je l'ai cette peau grasse ne filtre pas mon être avec onctuosité le langage je n'ai pas l'audace de l'employer je préfère rester dans ma zone de confort CONFORT ah c'est peut-être bien le nom le plus commun sous lequel nous désignons l'enfer et l'ennui [...] tous mes mots expirent de ma bouche de mes mains tombent sans leur sens tu n'as pas mérité ça pourtant
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    Elle avait été infaillible.

      Elle s'était montrée à la hauteur des épreuves qui s'étaient dressées devant elle, en ressortit grandie d'une force singulière. Par deux fois ses mains s'étaient fait calices du sang des martyrs et des bourreaux. Dans la salle close ses cris étouffés lui semblaient ne plus lui appartenir. Elle savait garder le silence dignement. Son regard était toujours aussi franc, bien que délesté d'affects.

      En somme, elle savait souffrir lorsqu'on l'exigeait d'elle. Mais elle ne savait pas souffrir l'amour, et il eut tôt fait de lui ôter le sommeil.

      D'abord, sa joie avait été extrême. Elle s'était laissée aller aux scénarios les plus improbables et les plus plaisants. Cette rare joie, elle la recueillit sans contentions ; elle se remit à dessiner et employa le reste de son énergie à obtenir les meilleurs résultats possibles, comme s'il pût y avoir une corrélation entre son succès et l'amour qu'on lui portât. Le personnel de l'institut la trouva plus sympathique et docile que jamais elle ne l'avait été.

      Bientôt, elle ne fut plus seule avec son houka. Quel bonheur ce fut pour elle d'apprendre que Junsee s'était libérée de l'emprise d'un tel homme ! Et quel soulagement ! car chaque jour elle se sentait rongée d'une haine plus brûlante que la Géhenne. Elle en voulait même à ceux que Junsee blessait.
       Quelques affirmations, malgré leur évidence, lui apportaient du réconfort. Si Junsee était étendue à ses côtés, c'est sans doute qu'elle appréciait sa compagnie. Elle faisait maintenant la différence entre les claquements et les grincements des couloirs et de son esprit, ses doutes, et les pas graciles de Junsee sur le plancher. Il lui prenait de simplement frapper à la porte avec un sourire et du tabac. Il lui sembla que c'était des choses qu'elle saurait apprécier simplement pour ce qu'elles étaient.
      Or, l'amour qui fit son aubaine finit par lui apporter une formidable frustration. Junsee s'était libérée et parlait, parlait, parlait, beaucoup et avec sens. Brade écoutait. Elle demeurait figée dans un silence amoureux ; tonitruant dans son esprit ! Elle fuyait chaque occasion qu'elle avait de montrer l'intérêt qu'elle portait à Junsee et décevait par la sobriété de ses réponses.
      On ne lui avait que trop bien appris à se cacher. Ce qu'elle attendit plusieurs années et se présentait maintenant à elle, elle était tétanisée à l'idée de s'en saisir ; trop soucieuse de conserver cette marque d'intérêt, mais dévorée par une envie de vérité. Elle se demanda même si elle aimait réellement Junsee, à se montrer si rigide en sa présence. Elle appréciait sa présence. Celle de ses démons la hantait d'autant plus à chaque fois qu'elle la voyait.
    Coupable, terriblement coupable ; et si l'une s'était émancipée par la parole, l'autre s'était perdue dans le mutisme. Elle ne retrouvait le calme d'aimer que lorsque ses paupières étaient closes.
    Rien ne transparaissait dans ce regard las, aussi fustigé que silencieux : « Parle ! parle ! parle ! », elle s'intimait.
         Alors elle se taisait.

    L'amour du silence

     

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    Je les entends, ils parlent d'« amour » et de désir

    Mais ne rêvent que de propriété

    Ils ne voient dans ta présence, dans ta mine taquine

    Qu'une finalité ; certes plaisante

      Vivons, et abolissons l'usage.

       Car c'était sans compter sur mon amour

    Le véritable, l'altruiste - le vif et le vindicatif

    Maintenant, il sait se taire, il sait se satisfaire.

      Ils le moquent, ignares !

       Pour toi je me tuerais trois fois sans hésiter !

    Et sans raison, de ça je n'en ai que trop peu.

       Un brin plus fou ; un brin plus sûr ; un brin plus loquace, que je n'en voudrais pas

       Tes silences, tes faiblesses, tes désespoirs, je les prends comme d'autant de richesses

    Parfois la douleur, la fureur m'éprennent

       Je me souviens combien tu fus loin, je me souviens m'être sentie terriblement petite et m'être résignée

       Je me souviens de cette langueur amoureuse qui me valut tant de malheur, et je la fuis pour me redonner une contenance - c'est assez d'avoir l'air béat, c'est assez de s'extasier du commun, c'est assez de s'en sentir diminué -, j'aspire à la grandeur

    Puis je te regarde et tes fragilités qui prêtent à ton visage divin une sensibilité humaine

     Je souris tendrement.

      Petit à petit je me contente de t'aimer sans demander, sans attendre. Enfin sans mélancolie.




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  •       Elle parlait d'amour avec calme, douceur et assurance ; pourtant, elle avait des paroles plus sages que ceux qui s'émouvaient de jolis yeux.
    Dans sa tête, une parasitique fourmilière manquait de lui faire perdre la raison. Elle tenait bon ; plus pour longtemps, car elle brûlait maintenant d'un nouveau désir. 
    ---- 

         Au départ, Brade s'était abîmée dans un Eros terrible. Elle observait ces deux silhouettes du haut de sa geôle, celle qu'elle abhorrait et celle qu'elle chérissait, et bientôt, des stries lui dégoulinaient des joues et sa chemise blanche se tachetait de rouge. Elle déployait tout son sang à les projeter dans la Géhenne, et n'y manquait pas. Les vaisseaux de ses yeux, de son nez, les points de suture, les croûtes des plaies rompaient à l'unisson, et cette femme intrépide baignait dans son propre sang, fiel noir.
          Elle n'avait jamais aimé auparavant, mais elle connaissait bien la haine sa sœur. Elle vit le spectre vorace auprès du Détesté et sourit ; elle avait un allié dans la vengeance.
    La consécration qu'elle avait à sa tâche lui valut de ne pas prêter oreille à ce qui se tramait autour d'elle. Déjà elle gisait sur le carrelage. Brusque retour sur Terre.

     

    Mon surmoi à la bienveillante expression de Bouddha



       Qui était le pire, de l'éphémère Eros ou de l'altruiste Agapé ? Car désormais elle avait capitulé, elle le devait, sans cesser d'aimer, et sans haine. Le temps aida.
       Elle s'en trouvait toute transformée. Elle songeait au rare sourire de Junsee lorsqu'elle sentait la colère la gagner, et elle fléchissait instantanément. Lorsque la rancœur qu'elle tenait de son amour unilatéral brûlait dans sa poitrine, elle songeait à la dépression de Junsee, à ses bras écorchés, et elle ne pouvait plus tenir rigueur à tant de fragilité. Elle était droite et juste saisissant les opportunités, dédaignant les infortunes. Le soir, elle se contentait docilement de fumer son houka et d'en regarder la fumée s'en dégager pour trouer la noirceur de sa chambre. Parfois des grincements et des claquements dans les couloirs venaient troubler la douce incandescence de la pipe à eau. Elle espérait chaque fois que ce fut ceux des pas de Junsee sur le plancher en la rejoignant. Le silence les précédait et l'excitation retombait.
      Faute d'autres occupations, elle s'en remettait à son imagination, à son côté metteur en scène qu'elle exploitait plus que jamais dernièrement. Elle se figurait la conversation qui la pousserait à se déclarer, le baiser passionné ; elle se figurait la stupeur et le dégoût, et la présence occasionnelle se substituer à l'absence totale ; quelque réalité alternative, où à son amour répondrait une injuste luxure ; ce cou lisse et blanc s'offrir à ses crocs - et sans doute qu'aucun de ces scénarios ne s'approcherait de la réalité. Elle attendait incessamment dans sa chambre anesthésiée ; mêler le parfum gracile de la femme qu'elle aimait à celui du tabac et de l'alcool.
       Étendue, nue, plongée dans ses draps propres, un léger courant d'air caressant ses hanches, le corps de Brade faisait tache au sein de cette sanité. Elle tentait de se remémorer la joie que ce fut de l'avoir à ses côtés ces soirs-là, d'effleurer ses doigts en lui donnant l'embout du houka, d'entendre sa respiration et son rire et son sourire au clair de lune, sans jamais en pouvoir percer l'énigme ; et cette seule idée retenait les larmes de creuser ses paupières et les lames de lacérer la peau. Peu à peu cette vision harmonieuse se dérobait à ses souvenirs pour se replonger dans l'obscurité de la nuit et de l'oubli. Peu à peu le clair de lune qui dessinait son visage disparaissait pour nimber l'univers d'un opaque voile noir.
       Brade glissa la main sur son cou pour chercher le creux que la corde y avait formé.
    ----

       Junsee un jour s'était levée avec clairvoyance.
    Le ciel était bleu, quelque peu nuageux.
    La chambre était un capharnaüm, elle se l'avoua.
    Elle aperçut son corps dans le reflet de la baie vitrée et se surprit de sa maigreur et de toutes les coupures qui enveloppaient ses membres.
      Elle vit avec le regard pur de l'enfant - un regard qui s'abstient de tout jugement arbitraire en cela qu'il est neuf. Il lui sembla qu'elle avait toujours observé les choses aussi simplement ; qu'elle n'avait pas cherché de la beauté ou de la laideur dans ce qui n'en avait pas, ou peu, ou trop.
      Malgré ses maux de tête, elle se sentait apaisée. Elle se posta face aux gratte-ciels, tous imposants, tous les mêmes, sans plus ressentir ce sentiment d'écrasement, de petitesse, familier mais lointain. Avec ses yeux d'enfant, elle se sentait de dire la vérité, et par cette vérité, elle se transcendait.
      En rejetant la tête en arrière, elle aperçut un corps d'homme dans ses draps, étendu de tout son long et profondément endormi. Sa longue chevelure blonde épousait la forme de ses épaules, dont les muscles, aidés par la position, ressortaient, dessinés et sculptés comme l'Apollon de Léocharès. Sur la table de chevet étaient empilés plusieurs livres, Kafka, Kant, Nietzsche, Aristote, qui n'appartenaient pas à Junsee. Elle devinait dans les traits de cet homme une certaine finesse qui lui parut pourtant grossière.
        C'était un bel homme, et cultivé, de surcroît.
      Elle se souvint soudainement : cet homme partageait sa vie depuis un peu plus d'un an et elle l'aimait, ou quelque sensation proche. Elle se retourna pour le détailler, prise d'intérêt pour cet étranger. Une singulière sensation poignait dans sa poitrine, et se précisait à mesure qu'elle s'approchait de lui. La tête courbée, à quatre pattes sur le lit, son visage n'était plus qu'à quelques centimètres du sien. Elle ne parvenait pas à formuler ce qu'elle ressentait par les mots. La simplicité de son ressenti la déconcertait, elle qui avait l'habitude des émotions complexes, ambivalentes, absconses. Pourtant, la clarté et la distinction de sa pensée la frappa comme une évidence qu'elle avait longtemps ignorée. Elle ne put retenir un cri :
    « Par l’Équilibre ! »
      Et, s'étant écriée, l'homme ouvrit péniblement les yeux pour trouver ceux de Junsee ouverts grands comme des soucoupes, tout près, trop près de lui.
    « Par l’Équilibre, elle répéta, ce qui était une manière de jurer en vogue en ces temps-là, Ce que tu es laid ! »
      Et Junsee d'ajouter, avec un regard inquisiteur pour le ciel, les mains jointes :
    « Mais qu'est-ce qu'un homme aussi laid fait dans mes draps ? »
      Naturellement, l'homme haussa un sourcil pour signifier son incompréhension. Junsee prit la posture presque condescendante du pédagogue, syllabes par syllabes, doucement, avec des gestes pour accompagner les mots.
    « J'en appelle à ta raison, à toi, le lecteur de Kafka, Kant, Nietzsche et Aristote. Tu dois en savoir des choses, sur le logos. Alors explique-moi ce que tu fais là, si tu as tant de bon sens, car je ne me l'explique pas. Nous nous aimons salement. Oh ! Je t'exècre, même. Et ne prends pas cette mine consternée, car tu m'exècres bien mieux encore. La beauté de ton corps et de tes traits est indéniable, et tu dois avoir du succès auprès des femmes ; tu n'en es pas moins, en somme, tout à fait laid. Maintes fois je t'ai vu me dédaigner, cessons la feinte innocence ! Aujourd'hui plus que jamais, tu te demandes si mon esprit n'est pas affreusement imbécile. Tu peux détailler toutes les aspérités de mon visage à cette distance : vas-y à l'envi ! Mais ma langue ne se nouera pas, et je parlerai sans discontinuer si je persiste à nous voir dans une situation aussi ridicule qu'improbable. (L'homme éberlué commença à se saisir de ses effets sans moufter.) Bien : toi aussi, tu es plus perspicace que jadis ce matin. Sache, avant de me blâmer dans ton esprit pour ma stupidité, que nous en sommes tous les deux coupables. Regarde-toi, pédant avec tes livres ! Ils ne t'empêcheront pas d'être stupide, crois-moi. Maintenant, tu baisses les yeux. Parfait.
      J'ai connu la mort, moi aussi : pour autant, je ne me suis pas arrêtée de vivre pour les morts, mais par désespoir, ce qui est autrement plus glorieux. Et tu aimes et tu te définis par la mort. Quel impudent mépris ! Moi, cette pauvre morte, je la plains d'avoir péri en t'aimant, car ce devait être de ces insalubres amours comme le nôtre. Tu relèves les yeux. Et ces éclairs dans tes yeux, ils te murmurent insidieusement : « Elle a raison. » Tu n'as rien à y redire. Je t'ai donné de ma clairvoyance, remercie-moi, plutôt, de ne pas l'avoir gardée égoïstement. (Désormais totalement habillé, son sac sur le dos, l'homme las attendait la fin du discours logorrhéique pour s'exprimer.) Que tu es poli, c'est ravissant. N'attends pas vainement. Je ne sais plus m'arrêter, et sûrement que je continuerai seule après que tu aies claqué la porte. Tu veux te défendre de sentiments si laids. Penses-tu ! Je ne me réjouis pas non plus d'avoir des sentiments si laids. Si l'ego ne sert qu'à embellir de prosaïques réalités, alors il trompe et il faut nous en garder. (Junsee se lève pour tournoyer gaiement devant la baie vitrée.) Finis ! Finis, les amours insalubres pour combler le vide des nuits. (Elle étend le bras.) Tout, ou rien. L'Amour, ou rien. C'est assez de prendre nos petites âmes pour des décharges. (Elle tend la jambe.) Elles sont capables de bien jolies choses, et nous nous empêchons de les sentir par manque d'amour-propre, parce que nous n'avons pas l'audace d'être en paix dans la solitude. (Elle tourne sur elle-même avec la pointe de son pied.) Je suis heureuse, ainsi. Je n'ai vraiment pas besoin que tu parles. Je pense même que tu détruirais l'harmonie du moment si tu parlais, car ce serait plat, comme d'habitude. Il y a quelque chose de beau à sortir le langage de ses gonds. Il fait des merveilles de divertissement. Comme l'Amour. Voilà deux choses que l'on fait très mal : parler et aimer. C'est assez de vingt-deux ans d'aporie du langage. Aujourd'hui la parole se libère. Ce qui maintient mon âme dans le caniveau n'est autre que ta présence ici. Quand tu seras parti, j'aurai la pureté d'un nouveau-né. Ma peau sera douce. Mes yeux seront d'un enfant ! Et ils charmeront de belles âmes, et ils Aimeront. (Au hasard d'un de ses tours, elle remarque que l'homme n'est plus là. Elle hausse les épaules. Elle glisse ses mains sur ses bras, réjouie.) Mes soliloques ont plus de sens qu'aucune des paroles que j'ai échangées. Dire, c'est souvent pas grand-chose, mais parfois, c'est faire. Il est parti parce que j'ai vraiment parlé pour la première fois de ma vie. D'aucun s'exclamerait : « Ce langage est invraisemblable ! ». J'ai la voix d'un enfant et ce langage est le sien, qui me vient de la manière la plus naturelle qui soit. »
      Elle trébucha contre le sommier pour s'écraser sur le lit, non sans éclats de rire.
    « A (Elle rit.) moi... (Elle rit.) de jouer ! »
      Depuis ce jour, Junsee ne s'est pas arrêtée de soliloquer, trouvant plus d'authenticité dans sa solitude que dans n'importe quel dialogue.


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