• A grand amour grand désamour

         Je crois t'aimer d'un amour tout particulier.
         Je me souviens de mes discussions avec elle, et combien tu me faisais pitié, à te comporter aussi bêtement.
         Raisonnable, je m'étais résolue : « Moi, je ne mange pas de ce pain-là. »
         Et j'approuve encore cette pensée. Ce pain, il ne se mange pas, il se dévore ; on le consume goulûment, en se précipitant. C'est une question de déontologie : on ne peut pas faire autrement. En le mangeant tranquillement, on faute.
         En effet, en le mangeant de la sorte, ce pain perd son intérêt. Sa saveur ne s'apprécie que dans la hâte, car, à défaut, on se rendrait compte... Qu'il est moisi.
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          [...] Aujourd'hui, je sonne le glas de ma vie de chien, et le glas de sa vie de maître. Dans ce jeu, il n'y aura plus que des loups, et je tâcherai d'être le plus féroce des deux.
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         Cher amour,

         Je crois que je n'arrive plus à écrire sur toi depuis que je te refuse à la deuxième personne. Je m'y refusais pour toi, à cette personne, car tu l'aurais trouvée inconvenante. Or, aujourd'hui, il n'est plus question de toi ; je n'essaie plus de te plaire.
         Parfois, j'ai l'impression que tu me perçois comme un ogre poilu qui, se penchant au-dessus de toi, essaye de t'embrasser passionnément en oubliant qu'il est un ogre poilu dont l'haleine est fétide. Et forcément, que l'amour d'un ogre poilu à l'haleine fétide n'est pas désirable ; forcément, que cet amour est ridicule, indécent, qu'il ne devrait pas exister !
         Je me suis toujours férocement battue contre cette image parce que je ne voulais pas être cet ogre-là ; je savais que c'était plus ou moins ce que je représentais, à tes yeux, et j'entendais me métamorphoser avec tous les efforts du monde. Maintenant, tu me dis que tu me trouves belle. Pour autant, je suis encore ton ogre, celui dont la fidélité a le goût du foyer...

         La puissance de mon amour pour toi ne cesse de m'étonner. Je le crois aussi puissant que l'amour d'une mère en ce qui est de sa propension à la clémence. Mais je le crois aussi être une vulgaire imposture. (Eh bien, oui, si quelqu'un doit cracher sur mon amour pour toi, ce ne sera pas toi ! Je le garde pour moi depuis si longtemps, alors si tu n'en veux pas, permets-moi au moins d'avoir la dignité de m'en débarrasser moi-même !)
         L'amour d'un ogre, ça ne t'intéresse guère, je l'ai compris... Mais le tien, d'amour, il me paraîtrait étrange ! Tu n'as jamais su m'aimer, jamais et d'aucune manière, parce que tu as toujours fait en sorte que ce soit douloureux d'en avoir quelque chose à faire de toi. Je crois qu'après tout ce temps, je me suis accommodée de cette situation. Qui sait, tu perdrais de ta valeur, si tu m'aimais ! Ou peut-être m'as-tu fait attendre suffisamment longtemps pour que je le savoure, si tel était le cas ? Quoi qu'il en soit, il n'y a pas à s'en faire trop à ce sujet.
         Ce que je veux dire par-là, c'est que je t'aime si fort justement parce que toi, tu ne m'aimes pas. Tu n'es pas prêt à faire le quart de ce que je me verrais faire pour toi. Je pourrais passer mes nuits de sommeil à te réconforter si tu avais un chagrin ; je pourrais m'appliquer à te faire beaucoup de bien, à t'exciter ou à t'amuser, pour te distraire de tes maux ; pour ton sourire de fou je m'ingénierais comme une folle de quelque manière que ce soit. Pour toi, je serais même plus que moi-même : je me découvrirais des talents sexuels, thérapeutiques et ludiques inespérés !
         Mais, si tu m'avais aimée ? Si tu m'avais aimée, je ne t'aurais pas aimé aussi désespérément ! Je t'aime parce que tu me tourmentes ! Et c'est l'énergie de mes tourments qui me pousserait à me jeter à tes pieds si vigoureusement si tu en avais le besoin, pour toutes les fois où, pour ne pas t'effrayer, je ne me suis pas enquise de ton bien-être ! Et je crois, malheureusement, que c'est cette énergie même que tu as insufflée en moi qui t'effraie tant. Tu t'es fait l'artisan de ta propre peur.
         Voilà la situation qui était la nôtre jusqu'à peu : j'aimais t'aimer, et j'aimais que tu ne m'aimes pas. Que tu ne m'aimes pas, cela me faisait considérer la moindre de tes attentions comme des miracles, des situations exorbitantes de l'ordinaire, des circonstances contingentes qui me rendaient Leibnizienne : « Pourquoi y a-t-il quelque chose plutôt que rien ? ». Oui, j'en étais sidérée, réellement ! Oui, jusqu'à peu, l'amour de mon amour pour toi triomphait...

         Mais récemment, oh... Récemment, je crois que cet amour me lasse ! D'une certaine manière, lui qui se pensait si étranger à la routine de l'amour, est rentré dans une toute autre routine, la routine du non-amour ! Moins fatale, mais fatale, tout de même ! Et je crois que l'ogre doit sortir de sa grotte. L'ogre doit oser réclamer de l'amour, lui aussi. Et s'il voyait cet amour lui être refusé, comme prévu, il doit savoir, en tout bien tout honneur, rétorquer : « Eh bien ! Ce n'est pas comme ça qu'on aime, chez les ogres. Je ne mange pas de ce pain-là. Vale ! ». Je ferais alors un ogre bien chic, droit dans ses bottes et fier sans se vanter.
         Ton non-amour ne m'amuse plus, il me donne envie de t'arracher la tête. Mais plutôt que de t'arracher la tête, je préfère ne plus t'aimer. Ce serait là mon ultime preuve d'amour. Je préfère me priver de ton toucher qui m'est si bon, de ton sourire qui me réchauffe, de ton rire qui me fait rire, de tout ce qui en toi m'animes et me rends, l'espace de quelques instants, la plus vivante et la plus joyeuse du monde. Ce n'est pas rien que de se priver de ce qui donne à la vie du sens, mais j'en attends plus de la vie ! Je ne veux pas la dépourvoir de sens, et l'en pourvoir uniquement à ton bon vouloir !

         Alors voilà, cher amour, aujourd'hui je te déclare solennellement la guerre parce que j'en attends plus de la vie que ce que tu veux bien me donner. Moi, je veux tout et je peux tout.
         Je t'avoue que je me sens incapable de t'aimer gentiment, à l'anglaise, car ça n'a jamais été le cas. Quand je t'ai vu, je t'ai tout de suite aimé de toute mon âme. Et quand je t'ai haï, que je n'ai plus voulu entendre parler de toi, j'y ai trouvé un réconfort. Cette idée ne me rend pas malheureuse, étonnamment... Comme s'il s'agissait de l'ordre naturel des chose.
         Je suis prête à ne plus t'aimer, et je vais m'y ingénier comme je me serais ingéniée à te réconforter si tu en avais le besoin. Cela, plutôt que d'être malheureuse et de te détester ; cela, pour le mieux, pour nous deux.

         Vale,

         Ton ogre poilu.

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         Cher amour,

         Je dois admettre que ce n'est pas facile de se forcer à ne plus aimer. Il m'est toujours possible, et aisément, de ne pas agir conformément à mes inclinations et de faire croire à l'indifférence. Spontanément, je suis quelqu'un d'honnête : c'est ce qui est le plus proche de mon naturel, et donc ce qui est le plus simple pour moi. Je n'agis pas tant avec honnêteté par vertu morale, mais par facilité. Non pas que j'en sois dénuée, de vertu morale, loin de là. C'est que j'ai un goût pour la vengeance et que je la vois comme synonyme de justice... Ce goût me fait aimer le stratagème et je ne m'en sens pas sale, aucunement ; je suis dans mon droit lorsque j'en viens à cette conclusion : je peux me montrer manipulatrice. Je me sens dans mon droit, car si j'en viens à considérer la manipulation, c'est parce que mon honnêteté n'est pas efficiente. Je n'ai rien d'une chrétienne, moi, je n'ai pas l'intelligence émotionnelle de Jésus ; je suis le dragon et le tigre, mais rien qui ne soit doux comme le regard de Jésus... Je ne tends pas la joue gauche pour une leçon de morale, je ne mets pas en péril mon intégrité pour le bien des idiots, moi...

         Ah, je ne suis pas raisonnable, je dois faire preuve de nuance ! J'en ai pris, des gifles sur la joue droite, et j'ai tendu la gauche à maintes reprises. Je voulais avoir le regard doux comme Jésus : de nature, je suis tendre comme un agneau. Mais voilà que les joues ont commencé à me démanger terriblement !
         Tant de gifles m'étaient flanquées : plusieurs jours après, je grattais et grattais. Je peux même dire que j'y passais un temps considérable. Il était devenu insupportable de me regarder dans le miroir : j'avais la gueule qui me hurlait : « Tu es née martyre et tu dois l'accepter ! »... Or, il m'est toujours difficile d'obtempérer lorsqu'on me donne un ordre de manière aussi impérieuse. Ce miroir j'avais envie de l'exploser pour le reflet pitoyable qu'il m'offrait. J'ai décidé qu'il était temps de changer et que le sourire du bourreau me siérait à merveille. Je le trouvais confortable, oh, confortable, déjà, mais légitime, surtout ! La légitimité, voilà qui est infiniment douillet...

         La réalité, on s'en doute, c'est qu'on ne devient pas bourreau en un claquement de doigt, par la seule force immédiate de la volonté. Il faut s'entraîner l'esprit à sortir de ses travers de martyr en quasi-permanence. Dans le miroir je pouvais encore voir les cicatrices sur mes joues, et je me demandais souvent si j'oserais aller jusqu'au bout des choses, si l'amour du didactisme, et l'amour lui-même, valaient bien le mal que je me donne... Car il me semblait être face à une réalité manichéenne, celle du bourreau et celle du martyr, alors qu'il y a autre chose, au-delà de ces rôles, quelque chose de plus sain : des gens qui, pour s'aimer, n'ont pas besoin de se faire du mal. Je n'ai pas cette dignité-là, je ne l'ai jamais eue, celle de me sortir de ce carcan misérable.

         En attendant, j'étais là, perplexe, je me sentais ridicule comme un tendre bourreau. Je pensais que mon martyr d'amour verrait bien mon petit jeu et m'en collerait une pour me rappeler ma place. Et s'il n'avait pas cette clairvoyance, je pensais à lâcher tous mes instruments pour me jeter à ses pieds et le réinvestir de son rôle de bourreau, lui dire des choses honnêtes et douces tandis qu'il me distribuerait ses claques indémodables. Je pensais aussi à l'ogre, lointain, qui lui dit : « Vale ! » la mort dans l'âme. À défaut d'être aussi digne que l'ogre, je songeais à parler sans intention particulière, de la même manière que le ferait un robot à qui on dicte un programme.
         Surtout, je comprenais que je n'avais rien compris à rien. J'étais devenue bourreau pour l'amour de mon martyr, puisque je lui connaissais ce goût-là. Or, il s'agissait de cesser de l'aimer ! Pour cela, nul besoin de stratagème, juste d'une rigueur d'esprit à la limite de l'insoutenable. Je me disais souvent : il faut que j'arrête de penser à lui. Mais me dire cela, c'est encore penser à lui !
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         Quand je te parle, j'aboie, quand tu me parles, tu couines.
         Tu ne connais rien au tragique. Tu ne le doses pas lorsque tu me dis au revoir. Lorsque tu me dis au revoir, ta voix pleure de honte.
         Ce n'est pas comme ça qu'on joue le beau tragique.
         Moi, je te trouve impudique avec tes pleurs, voire même indécent, à faire montre d'émotions. Elles te traversent, ou bien, si elles me semblent indécentes, c'est peut-être simplement que tu les juges à propos et que tu les mimes.
         Mais je n'y crois pas : tu fais un bien mauvais acteur. Les émotions ne te siéent pas. Mon prénom n'a rien à faire dans ta bouche grave. Tu surjoues même le réel. Tu n'avais pas besoin d'en rajouter, pourtant, le tragique n'a pas à être lourd : il gagne à ne pas surenchérir : « Je suis tragique ! ». Or, ce que me dit ta voix, quand tu me dis au revoir, avec si peu de naturel, c'est : « Quelle tragédie ! ». Quelle faute de goût ! Et qu'est-ce que mon prénom vient ajouter à cela ? Rien, de la lourdeur vaine ! Je ne suis pas le parangon du tragique, je suis kitsch, parfois, moi aussi, mais tout de même, je n'ai jamais pensé que nous étions assez intimes pour prononcer ton prénom dans nos discussions ! Je n'ai pas besoin d'appuyer mes propos avec ces mots vides de sens. Oui, moi, j'ai cette dignité-là.
         Par ta faute notre tragique est ridicule ; par ta faute, maintenant, je n'ai plus une once d'admiration pour toi : tu m'es superflu. Si je devais te regarder, à nouveau, tu me trouverais laide, car un rictus de mépris me déformerait la mâchoire. Tu as épuisé tout ce que je pouvais trouver en toi d'un seul geste.
         Tu me déçois. Tu nous interdis la fin tragique, la vraie. Tout est burlesque entre nous. Ta voix porte au rire, empreinte d'une telle gravité. Elle comporte une inadéquation de caractère dont tu devrais avoir honte. Ta voix pleure de honte, oui, mais c'est de la honte de tes actes : et ce dont tu devrais avoir honte, surtout, c'est de ton mauvais goût, de ton ridicule et de ce que tu ne sais rien doser ; de ta vulgarité, en somme.
         Je voudrais t'écouter te justifier laborieusement pendant plusieurs minutes, la voix tremblante, pour voir passer dans ton regard, soudainement, cette prise de conscience, quant à elle, oui, tragique (enfin ! Tu n'en es donc pas dénué !), cette prise de conscience qui te fait saisir que la vulgarité, et surtout la tienne, est injustifiable ; qu'elle te frappe de plein fouet, toi qui te croyais élégant !
         À ce moment-là, tu comprendrais que ce n'est pas ton langage, qui, simplement, est vulgaire, car le langage n'est pas vulgaire par hasard : tes pensées sont elles-mêmes vulgaires ; et qu'est-ce qui pense des pensées vulgaires, si ce n'est un être dont la substance est elle-même vulgaire ?
         À ce moment-là, tu comprendrais que ta vulgarité est ontologique et qu'elle n'est donc pas le fruit d'une quelconque maladresse, et qu'à cela tu ne peux rien ! C'est cette stupeur que je veux lire sur ton visage, et j'aimerais même l'y lécher tant elle me serait délicieuse.


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