• Après le déluge

       C'est mon secret à moi. Mes envies vagues et vaines. Je ne le dirai jamais à personne, vraiment personne ; je le protégerai comme mon enfant. Je le promets. Je ne laisserai personne toucher ou croquer mon fruit défendu, il est mien, tout à fait mien, et j'ai décidé de le laisser pourrir. Pensez ce qui vous chante, que je suis stupide de ne pas profiter de ses vitamines et de sa fraîcheur ; écoutez, d'abord.
       Je ne veux pas l'altérer, ce joli fruit vert, car je suis régie par la loi du fruit unique, et celle-ci stipule clairement dans son article premier : « On ne peut manger qu'une seule pomme à la fois. ». L'opprobre de l'illégalité, je n'ai pas les épaules pour la subir. J'ai entamé ma pomme pourrie ; c'est moi qui l'ai choisie, avec tous ses drôles de vers. Je dois la finir avant de commencer ma nouvelle pomme ; mais je crois que je me suis faite à son drôle de goût. Je n'ai pas non plus le cran de m'en séparer.
       Croyez-moi que j'y ai réfléchi ; j'ai tenté, vainement, d'imaginer la saveur de mon beau fruit vert. Ainsi croquai-je dans ma pomme marron tout en imaginant sa saveur ; mais il semblerait que je manque cruellement d'imagination désormais. Peut-être cet échec est-il dû au regard réprobateur de ces petits vers ; ils jettent un regard torve sur tous mes faits et gestes, et j'ai grandement envie de les blâmer pour mon intérêt pour la pomme verte. À force de me répéter à quel point cette dernière était belle et tentante, à me demander pourquoi je n'irais pas la prendre et souffrir l'opprobre, je me suis dit, effectivement, qu'elle me semblait bien bonne.
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       L'albatros observait la petite stèle avec une curiosité teintée de tristesse. Elle était rectangulaire et sobre, car la personne dont les cendres étaient enterrées au-dessous était indifférente aux religions. Les quelques bouquets de fleurs qui étaient déposées sur le parterre commençaient à faner. Seize années étaient gravées sur la pierre.
       Il semblait à l'albatros qu'il avait perdu quelque chose d'estimable, une amie, peut-être ; il n'était pas certain. Ses yeux, d'ordinaire sévères et graves, étaient ovales, mus par le questionnement et la surprise, striés de cernes violacées qui trahissaient davantage la confusion que le spleen.
       Qui l'eut cru ?
       Sa chère camarade aimait l'entendre conter ses histoires. Elle pouvait l'écouter des heures durant ! Il sentait l'amusement poindre et illuminer son visage lorsqu'il voyait l'effet que ses histoires provoquaient sur elle. Elle se montrait impatiente, même. L'admiration qu'elle éprouvait pour lui et ses histoires attisait sa bienveillance. Parfois, ses histoires n'avaient pas de fin, et il se sentait déçu pour elle, car elle lui posait des questions qui n'avaient pas de réponses.
       Un an, même pas, quelques mois... C'était court ; et il regarda à nouveau la stèle, figé. Il se souvint de sa dernière étreinte, de sa chaleur ; et il se dit à nouveau : qui l'eut cru ? Dans quelle drôle de situation est-ce que tu t'es mise ! Et un étrange sourire, presque une grimace, se dessina sur son visage, une amertume teintée de joie, ou l'inverse, joie d'avoir été un mentor et amertume d'avoir échoué. Il n'allait pas pleurer ; il pleurnichait uniquement, et pour les choses vaines ; il allait au moins méditer en son honneur, un instant.
       Le carillon tintait sous l'impulsion d'un vent. Il sentit une paix profonde emplir sa poitrine. La cloche de l'Eglise retentit pour sonner minuit. Il avait à faire, le matin. Les grillons chantaient comme pour l'escorter jusqu'au portail. Il jeta un dernier regard sur la stèle, solitaire dans la nuit, et lui sourit comme au désespoir. 
       Les lumières de la ville l'appelaient. Il quitta la pénombre.
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        C'est arrivé hier, ou peut-être avant hier, je ne sais plus. Comme d'habitude, je m'engouffrai dans les rames des tramways pour rentrer à la maison. Coincée entre sacs, épaules et odeurs corporelles, je me réjouissais déjà de retrouver la chaleur du foyer. Il faisait nuit, seule la lune et quelques lampadaires éclairaient les rues. Mon estomac grondait et mes muscles reprenaient peu à peu leur vigueur après s'être échoués sur des chaises et des chaises. Un trajet, donc, aussi monotone que providentiel. Rien de nouveau sous le soleil ; enfin, je l'ai pensé avant de la voir.
        D'abord, je la vis promptement, mais avec une netteté si troublante que j'en fus décontenancée. Ses yeux en amande, son air perdu, ses lèvres charnues, souvent entrouvertes et déchirées, les courts cheveux bruns qui entouraient son visage sans conviction ; tout m'était apparu, bien que succinctement, avec précision et sans que j'aie sollicité quelque partie de mon esprit dans cette entreprise. Je n'étais pas mystique, moi, et je ne voulais pas qu'on le pensât ! Je détournai et baissai donc la tête pour contempler mes chaussures et leur communiquer tout mon trouble. Elles faisaient ce qu'elles pouvaient ; ce ne fut pas concluant. Peu à peu, je lorgnais sur ma gauche.
        Je la vis avec la même justesse, et je pus même dire qu'elle me regardait aussi, sans rien dire, mais avec inquisition. Seulement, un instant plus tard, elle s'évanouit, et sous ses traits paraissaient ceux d'une autre personne, femme d'une quarantaine d'années, yeux clairs et figure malheureuse. Je l'avais reconnue dans son désespoir.
        Je voulais que la mort soit douce, aussi naturelle qu'une habitude, mais elle venait toujours à moi insidieuse. Je congédiai sans plus tarder ces pensées funestes ; ça ne pouvait plus hurler.
        J'allai m'asseoir. La normalité reprenait du terrain. Les rails gémissaient.

     

     


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