• Dans ces envolées lyriques j'ai laissé trop de plumes ; Le beau sentiment de l'albatros sert-il autre chose que la mauvaise littérature ?

         Je me suis élancée à nouveau, feu ranimé par l'étincelle d'une présence
    Je ne sais pas exactement d'où m'est venu cet espoir, il s'est immiscé tendrement dans mon esprit pour me trahir des plus sournoisement
    J'ai écrit des pages et des pages, j'ai couru des kilomètres et des kilomètres sous ce joug. Et quand l'espoir n'était plus là, il y avait toujours l'espoir d'un espoir ; et ainsi je continuais, parfois lasse, souvent infatigable. Cet échec supplémentaire, que je niais chaque jour différemment, me valait bien des tourments. Cette chair dans mes mains est encore trop grasse ; cet esprit encore trop brouillon. Mais je savais bien que l'amour, ce n'était pas l'affaire de quelques maladresses et de quelques kilogrammes. Pourtant, je l'ai combattu ce désamour des hommes. Pourtant, j'ai par mille apparats tenté de me faire plus aimable. Tout ce que j'en récoltais c'était de la considération pour mon fessier, et un éclat lubrique qu'on me prêtait volontiers, et à tort, terriblement à tort. Je ne me hais pas. Mais cette image biaisée de moi-même que je vois reflétée dans leurs yeux, ce que je la hais ! Cette image même que j'autorise à exister par amour et par dépit, aussi, dépit de ne pas pouvoir être représentée fidèlement, et de se contenter de mauvaises figurations.
          Petit à petit je congédie cette douceur.
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          Dans le miroir l'albatros aux dents aiguisées s'apercevait par intermittence. Parfois, il se voyait l’œillade fière ; plus récemment, abattue et larmoyante. Mais c'étaient des regards qu'il n'osait s'offrir que dans l'intimité de sa chambre et de son âme. Car il était grand, et sa douceur et sa prestance étaient du plus bel effet sur les femmes. Plusieurs fois il se surprit à être le centre de leur attention, avec ses épaules larges, sa mine grave, et ce costume qui seyait tant à sa carrure. Ses longues dents étaient rapidement oubliées, si elles ne constituaient pas un atout, une virilité de plus. Du pathétique, de l'abattement, il faisait une tristesse furieuse ; il contournait habilement ses défauts, qui devenaient sa noblesse. La déception qui découlait de sa passion dévorante se mutait. C'était sa rage de vivre désormais ; la force du désespoir qui le poussait à chercher un endroit en ce monde où il pourrait s'éprouver librement, inconditionnellement, enfin déployer ses grandes ailes sans rougir.
         Faute de le pouvoir, il aimait à s'oublier. Il lui arrivait souvent de se laisser aller à cette débauche nocturne. Il y avait toujours une jolie femme pour s'enticher de lui, ce qui ne l'empêchait pas, au levé, de retrouver son œillade larmoyante et cette envie d'enrouler ses grandes ailes autour de lui, jusqu'à n'être plus qu'un amas de plumes blanches et noires, et demeurer ainsi, caché, protégé. Il la savait factice cette noblesse ; il savait que sa main glissée dans une autre, c'était chaque fois avec des amours et des tendresses singulières. Routinier et passionné, tel était son mot d'ordre paradoxal, telle était sa perpétuelle souffrance, car il devait chaque fois se voir blessé d'être moins que ce qu'il eût aimé.
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         Je n'ai jamais su écrire que sur les choses sales. La pureté, ce qui, j'ose espérer, résulte de mon écriture, ne m'a jamais inspirée qu'une médiocre verve. Je l'ai choisie cette crasse comme par amour du contraste et de la confrontation du sain et du sale.
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            L'albatros avait beaucoup pleuré. C'était un homme et pourtant dieu sait qu'il avait pleuré. Lorsqu'il avait aperçu son visage en se levant, l'après-midi, il avait déploré ce culte de l'image qui consistait à placer des miroirs de partout. Chez sa mère, dans la pièce principale, il y avait le miroir du placard, le miroir du bureau, le miroir du couloir, le miroir du micro-ondes ; dans la chambre de sa mère, encore un miroir accroché au placard, un sur la table de nuit et un sur la commode ; dans sa chambre, qu'il n'habitait que lorsqu'il rendait visite à ses parents, comme ce jour-là, un miroir miniature sur le bureau, un miroir sur la commode, qui, au demeurant, lui offrait une plaisante vue de la musculature de son ventre ; enfin, rien d'anormal à ce qu'on trouvât dans les salles de bain un, deux ou trois miroirs. En fait, aucune pièce n'échappait à l'emprise de ces miroirs, et il ne pouvait résister à l'envie de s'y scruter à chaque fois. C'était une tendance que sa mère lui avait très efficacement communiquée. Ce n'était pas tant par narcissisme que par insatisfaction : il se tortillait devant pour tenter de trouver la position, l'angle dans lequel son corps lui paraîtrait indéniablement aimable, et repartait souvent bredouille.
         Mais enfin, son visage, ce jour-là ! Diable ! Méconnaissable ! Ses paupières s'étaient creusées comme s'il eût développé leurs muscles à force de pleurer. Franchement, ce n'était pas la peine d'avoir autant de miroirs pour se voir une mine pareille. Ça ne fait que désespérer davantage. Et l'albatros éprouva un profond dégoût de lui-même devant le pathétique qui ressortait de ses traits. Il se moucha tant qu'il fut surpris de la capacité de stockage de son nez.
         Qu'était devenue sa grandeur ? Il se sentait si petit face aux aléas de la vie. Pourtant il ne lui semblait pas que dans le nom « aléas » il entendit, même au pluriel, quelque chose qui fut insurmontable de premier abord, et pût causer tant de peine. Et bien que sa tristesse lui paraissait illégitime, elle était toujours bien confortablement nichée dans sa poitrine - simplement plus diffuse, puisqu'il avait cette sensation de nausée dramatique causée par la fatigue des pleurs.
         Comme sa voix était enrouée, ses yeux gonflés et petits, il prétexta auprès de sa mère un rhume et une insomnie. Elle acquiesça distraitement et parla beaucoup, beaucoup, sans discontinuer et sans se soucier qu'il l'écoutât. Il percevait quelques bribes de mots, travail, maladie, le nom de son père, argent, vacances, clopes, c'est qu'il y en a des préoccupations dans la vie d'une employée de bureau ! Ses tartines beurrées lui étaient toutefois beaucoup plus attrayantes. Elle prit congé de lui à brûle-pourpoint en brandissant son téléphone. Les petits yeux de l'albatros aux dents aiguisées s'ouvrirent un peu plus devant la vacuité de cette âme. La vacuité est aussi dense que le ravin. En dépit de ses ailes, il savait qu'il ne survivrait pas à cette vacuité-là. Trop profonde. On s'y perdait définitivement et on y mourait. Il la regardait donc s'agiter, s'énerver, ses yeux ridés et fardés, sa bouche ingrate plissée par un perpétuel mécontentement, sa chevelure teinte en roux qui luttait à son sommet contre les cheveux blancs, l'effort vestimentaire, aussi, qu'apparemment, ses collègues complimentaient, enfin le corps flasque qui s'y cachait ; et tout ça, pourquoi ? Pour la grâce de la vacuité ? Pour l'honorer à l'instar d'un culte ? L'albatros prit sa dernière bouchée et s'en alla. Il ne pouvait plus soutenir cette vue, il en avait le vertige. Il continua à avoir cette impression en quittant la maison. Sa voix lui parvenait encore ; une icône du vide, sa voix, elle le dissimule et le révèle en même temps. Or, il n'avait pas besoin d'être angoissé entre autres états d'âme.
            Il se réjouit du bleu du ciel en songeant à sa chance de le vivre et le voir. On surprit un léger sourire sur ses lèvres. C'était tout pour aujourd'hui, du reste ce serait les rires sociaux. Il s'en fut rencontrer du beau monde, un corbeau sans plumes, un chien extatique, un iguane patibulaire et un lémurien qui faisait corps avec les joints. L'état de ses camarades, plus déplorable que le sien, lui donna lieu de s'inquiéter pour d'autres que lui-même. Ces attitudes, en plus de conférer des airs humanistes à ceux qui les adoptent, leur permettent de se détourner de leurs maux et de cesser d'en prolonger les ramures.

            L'albatros allait cesser d'y penser, au moins le temps d'une journée. Demain il aviserait. Il avait le bonheur coincé dans la paume depuis longtemps maintenant. Il lui manquait l'audace d'en finir avec la langueur, et d'accepter le déclin du surhumain.


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