• Exhalaison Crescendo

    Un très long texte que j'avais commencé en mars. Il avait pour but de prouver qu'en partant d'un manque d'imagination, de volonté et d'ennui, je pouvais arriver créer des sentiments et des histoires à coup de confiance en moi, d'où le titre.
    J'ai décidé de le finir il y a quelques jours.
    Il fait 8 pages sous Word, j'espère qu'il ne se montrera pas trop indigeste. Je me voyais mal le séparer en deux parties, car la tension est censée monter au fur et à mesure de la lecture, passer de nostalgie et à une tristesse encore plus profonde. J'espère qu'il ne vous laissera pas indifférent. 

    Mogwai - Acid Food

    This Town Needs Guns - Zebra 

    Exhalaison Crescendo

    (Artiste : Bunnywebb)

    Le carnet est vide. Autant d'écrits que d'esquisses. Pourtant, les idées affluent. Elles vont se dessiner. Naturellement, spontanément. Une pensée, un sentiment, une histoire. Ils se doivent d’être gravés pour nos mémoires. Chaque lettre, chaque tracé est la réminiscence de mon vécu et de mon être, un hommage adressé aux acteurs de ma vie, en l’honneur de quelques mortels de passage qui se donneront la peine de prélasser les yeux sur mes lignes. 
    Mon esprit se doit d’épurer ses afflictions et d’exhaler ses réflexions, ouvertement, de laisser s’étendre ce trésor authentique appartenant à l’instant présent. Le silence ne peut plus demeurer.
    Il y a tant à décrire, philosopher, conter, en ce monde, empli d’une infinité de couleurs. Ce monde sublime, et corrompu d'une facette exécrable de l'humanité – simplement, peut-on éradiquer la beauté du mauvais, et faire de nos arts une pure démonstration de la bonté ?-, ou de tout homme qui soit, en définitive.
    Nous créons le côté foncier de chaque acte et de chaque sensation. Le hasard ou l’instinct ne font pas partie de nos notions.
    La souffrance est âpre.
    La tristesse est au bout des lèvres et des cils.
    L'amour étreint sauvagement le cœur en un étau de bonheur.
    La folie est dangereusement présente dans l’éreintant quotidien. 
    L'irrationalité est omnipotente.
    J'ai un tas de vies à conter, mais rares sont celles démontrant la férocité de l’âme.
    Parmi celles-ci, il y a celle de mon père. Il aurait pu être l'allégorie de l’indécision. 
    Sur un fond de Mogwai à l'allure dépassée, ressouvenance de mon enfance, et l’instant prend une tournure mélancolique - et poétique. 
    Je revois Papa à la manière dont je peux percevoir tout ce qui m’entoure. Il se tient sur le siège d’en face, le regard dans la vague, lui aussi. Sa présence physique ne dénote pas de l’hallucination. Nous nous abandonnons au doux rythme des rames du train filant à toute allure sans que l’un n’observe l’autre. Au doux son de nos rêveries nébuleuses.

    Je clos les paupières.
    Papa était quelqu'un de cryptique et abscons. Néanmoins, je lui trouvais beaucoup de charme, il fut un temps, de mon esprit candide. 
    « Il a jamais fait de mal à personne, mon Papa. » 
    A vrai dire, il n’en avait simplement pas l’occasion : cela faisait plusieurs années que quelqu'un n'était pas venu pour lui. Son historique téléphonique se limitait à des appels de pubs ou d’impôts, lesquels proféraient des paroles condescendantes ou alarmantes. Dans son isolement, j’étais un fragment improbable, rescapé du passé dévasté.
    Il n'était plus que l'ombre de lui-même, depuis que ma mère était morte du cancer du poumon. Il avait balayé sa carrière professionnelle et s’était réduit à l’état de misanthrope. Il avait renié le bonheur.
    Maman avait avili le devenir de son si cher époux. Il me semblait impossible qu’elle puisse gésir paisiblement en sachant le mal que ses insanités avaient provoqué.
    De ce fait, ses prochaines années se consumaient d’une manière identique à celle de sa regrettée, au creux de sa bouche. De stupides volutes blanches. Un salpêtre qui s’accumulait dans ses poumons, une suie funeste qui ternissait ses lèvres et ses dents.
    Papa savourait solennellement l’inhalation de la fumée funèbre. Le fauteuil délabré aurait pu se fondre en lui, tellement il était engoncé dedans depuis deux ans. Parfois, il se dirigeait vers ma chambre pour caresser mes joues rondes d'un doigt, la gorge serrée. Un vain essai pour retrouver son épouse à travers sa fille. Encore un. Le malheureux devait se languir de céder aux larmes - il ne pouvait se le permettre, au risque de perturber mon envolée vers le pays des songes.
    Au fond de lui, ancré, buriné, souillé, le mal-être de se sentir égoïste et égocentrique, irresponsable, veule. Papa aurait souhaité me voir grandir, mais son désir de partir était plus fort. Il voulait qu'on superpose son cercueil au-dessus de celui de Maman au plus vite, bien qu’il n’ait pas le moindre espoir chevillé au cœur de la rejoindre quelque part, n'importe où. Il n’était pas dupe. 
    « Partir, c'est seul. Mais on se leurre, parce qu'on est trop heureux et trop entourés pour admettre qu'on rejoint un vide sans être accompagnés de ce qui fait notre quotidien. Qu’une réalité si déchirante existe, quand on goûte à ces plaisirs, ceux de sentir nos âmes être l'essence de celles des uns et des autres. »
    Il reposerait enfin à ses côtés, et si ce n'était qu'un espace physique restreint, qu'il ne pourrait pas le tâter un seul instant, cela lui suffisait. 
    Malgré lui, il essayait de subvenir aux besoins de sa fillette. Il faisait de son mieux pour être gai, et donner l'allégresse qu’un enfant a besoin de savoir en son père. Ses efforts furent vains, car la morosité était une partie de lui, une maladie gangrenant chaque fugace instant de joie. Ceci, la plus niaise des créatures pouvait le deviner, et je n’y fis pas exception.
    Il eut tôt fait de le remarquer, et s’accorda une absurde utopie. Il rêvait de blancheur, de fleurs irisées, d’une mort sans tristesse, comme s’il pouvait s’agir d’un heureux évènement.
    Le temps nous était compté, et il en profitait, usant ses dernières économies pour assouvir le moindre de mes caprices. 
    « Papa, amène-moi à Disney, s’il te plaît. »
    « Papa, achète-moi cette peluche et ce jouet, s’il te plaît. » 
    « Papa, dépose-moi chez mes amis, et fais le clown, s’il te plaît. » 
    « Papa, fais-moi un câlin, s’il te plaît. » 
    Chacun de ses rires, chacun de ses sourires, de ses mots pouvait être le dernier.
    Nous étions proches, à tel point que son comportement avec les autres était méconnaissable, changeait du tout au tout. Froideur. 
    N'est-ce pas nostalgie d'y repenser ? De revoir son expression heureuse, un instant ? Et de constater que depuis mes déboires d'adolescents, il était l'une des seules personnes sur qui je pouvais compter ?
    « C'est la passion qui me tue, X. Bien avant la cigarette. Tu feras attention quand tu auras affaire à elle ?  Promets-le-moi. »
    Un jour, Papa m’avait lu une histoire, une bête histoire pour enfants. Je me souviens des pages très joliment illustrées, à défaut du titre de cette œuvre. Il s’agissait d'un oiseau somptueux, qui parcourait le monde et s’enduisait de ses belles couleurs… Jusqu’à ce que son expédition l’amène à rencontrer des teintes si ternes et mornes, qu’il en dépérit. Le mélange avait rendu son plumage fade, abject.  
    « Papa, le p’tit piaf, il est comme toi ! » m’étais-je exclamée. 
    J’avais été éminemment perspicace : Maman était pléthore de couleurs à la fois, et les plus belles dont il fut doté. Ecarlate comme l'amour, jaune comme l'entrain, azur comme l'empathie, émeraude comme la justice. A l’époque, Papa était frétillant d’euphorie. Or, son absence avait laissé un noir abyssal et lancinant.

    Au fil des jours, des mois, des années et de son laxisme, mon père a obtenu ce qu'il voulait. 
    Le téléphone a sonné, et une jeune femme s’est adressée à moi d’un ton désolé.
    Dans ma tête, une phrase se répétait inlassablement. 
    « Papa va mourir. » 
    J'y avais été préparée depuis mon plus jeune âge, ce qui n’avait en aucun cas altéré ma profonde et débordante amertume. Mes pleurs coulaient à flot alors que je prenais le volant pour me rendre à l'hôpital. Il n'aurait pas été fier de moi. Mais sa fierté ne valait pas grand-chose. 
    Lorsque je suis arrivée à son chevet, j'étais seule. Je me suis effondrée à genoux, et j'ai posé mes bras sur son torse. 
    J'ai pleuré pour cinquante. J'ai pleuré toute la nuit, toute la journée, la semaine, sur son corps inerte de coma, quiet, auquel rien n'était branché, faute d'espoir.
    Et il s'est éteint.

    Dès lors, j'ai commencé à m'enraciner parmi les fleurs, l'herbe, les arbres. Faire partie du décor. Dans la nuit, la pluie ou le froid. Leur absence trouait mon âme en un vide sempiternel qui se comblait et se rouvrait sans discontinuer.
    Lorsqu'il se faisait ressentir, j'allais contempler leur belle sépulture et y déposais un bouquet.
    Un jour, il y a approximativement trois ans de cela, je sentis des paumes se poser sur mes épaules, en un geste empathique. J'avais lâché un glapissement de terreur, et la vue d'un jeune homme aux cheveux liliaux atypiques fut loin de me calmer, malgré son regard bleuté électrisant et rassurant à la fois, et son visage angélique. 
    L'inconnu marmonna quelque excuse de sa voix grave, et délicate, telle une mélodie charmante rompant la monocordie des lieux et des cadavres esseulés. 
    Il dégageait une aura paranormale, ne semblant pas appartenir au monde des mortels, il était la rupture entre la réalité et la fiction, l’épicentre du farfelu. A vrai dire, l’unique élément qui me reteint à penser qu’il était de chair demeurait son contact. Il tenait bien plus du dessin animé. 
    « Ma petite-amie de l'époque est morte il y a quatre ans. Et toi ?
    - Je suis navrée. Ce sont mes parents...
    - Je le suis autant que toi. Leur caveau est magnifique, il a dû coûter une fortune. »
    Silence. 
    « C'est pas la première fois que je te vois ici, ni que je te vois pleurer. »
    Je rougis, gênée. Qu’attendais-je d'une étrange rencontre à l'aurore ? Qu’il ait des penchants de stalker n’avait rien de surprenant. 
    « Ah, hum... T'es qui ?... » balbutiai-je, en me ratatinant sur moi-même.
    Il glissa deux doigts sur mon menton pour s'en saisir et l'orienter vers lui, et insinua son bras derrière mon dos, en arborant un rictus sardonique nettement moins innocent. Deux grosses fossettes ressortirent, respectivement sur le coin de ses lèvres et sa joue, lui conférant une expression d’assassin, tel Hannibal Lecter. 
    « Ça ne te rappelle rien ? Il y a quatre ans... Un meurtre... » 
    Mon cœur était ulcéré d'effroi, et je commençais à panteler, flageoler. La peur. 
    « Le meurtre d'arsenic... Mes cheveux blancs. Tu comprends qui je suis ?... » poursuivit-il. 
    J'hochai la tête prestement.
    C'était une histoire communale bien connue. Une adolescente de quinze ans avait été tuée il y a quatre ans de cela. Son petit-ami, qui avait un physique fort singulier, refusa de se montrer aux médias. Son témoignage fut si concis qu'il fut aussitôt soupçonné. Cependant, il recouvra sa totale liberté peu après, faute de preuves. La croyance populaire lui vouait toujours une terrible méfiance. Ce crime fut nommé "le meurtre d'arsenic", en référence à ses cheveux prématurément blancs.
    Il était grand, et puissant. Je n'avais aucune chance de m'en sortir. 
    Cependant, le jeune homme lâcha prise, pour s'esclaffer gaiement. Il avait soudainement l'air aussi inoffensif qu'un chiot, et je me sentais humiliée. 
    « T'aurais vu ta tête ! m'houspilla l'adolescent.
    - M-mais... C'est vraiment toi !... protestai-je, humiliée.
    - Et alors ? J’en avais assez que tu tires une gueule de chien battu.
    - Me filer une frousse pareille, c’est vraiment préférable ? » soupirai-je, désabusée. 
    Il frictionna mes cheveux familièrement. 
    « Allez. Rentre chez toi. »
    Je l'avais fixé quelques secondes et je m'étais exécutée, sans trop savoir quoi penser, pantoise. 
    Une fois rentrée, mes pensées ne s’adressaient qu’à une personne : lui. Et chaque jour qui suivait un peu plus. J'avais toujours un ulcère au cœur et une irrépressible envie de le revoir, mais ces sensations étaient étrangement agréables.
    Alors, j'y suis retournée. 
    Si un sentiment indigne et traitre en ces lieux me happait, un arrière-goût amer les hanterait sempiternellement. 
    En arrivant, il était là. Il l’était vraisemblablement tous les jours. Je me permis de l’épier. Lui, ne s’était pas gêné pour le faire effrontément.
    L'expression de son visage était semblable à celle de mon père, dévoré par l'acrimonie. Et méconnaissable. 
    « Hé ! Drôle de type ! »
    Ledit individu tourna la tête dans ma direction, en esquissant un sourire malicieux
    « Tu es revenue pour moi ? Je te plais à ce point ? se moqua-t-il joyeusement. 
    - Tu as juste l'air malheureux. »
    Il fronça les sourcils, fit une drôle de moue en plissant les yeux, et s’éclaircit la gorge. 
    « Avec cette affaire, je suis fui comme la peste. Tu as raison, je me sens seul. Parlons pour oublier ceci. Dis-moi ton prénom.
    X, et toi ? 
    - Chris. 
    - Enchantée. »
    Et l'hiver qui givrait nos êtres a disparu, nos jambes ont détalé de cet endroit sombre, nos rires ont réconforté nos esprits meurtris, et nos corps réchauffés ont fait le reste.
    Je l'avais attiré à la cathédrale dominant la ville enneigée, sublime, endormie et réveillée, aux faisceaux de lumière jaunes, verts, ou violets.
    « Observe. C'est magnifique, n'est-ce pas ? Notre ville est magnifique. La banlieue a l'air plus tendre sous ces couches de neige ! Il doit y avoir des tas de choses à voir autre que la tristesse, tu ne crois pas ? »
    J’ignore pourquoi, mais il me sembla que je le connaissais depuis plusieurs années. Il pouvait se confier à moi, je pouvais l’aider : je l’aimais. J’aime les inconnus, et particulièrement celui-ci. Je ne fus pas surprise de sentir ses doigts se mêler aux miens. 
    Ce devint un rendez-vous quotidien. Un café, un cinéma, ou juste dix minutes à discuter. Et bientôt, plus que cette relation ambiguë et confuse, digne de SOS amitié. Je connus cette fameuse Passion.
    Un an plus tard, je coulais de beaux jours avec lui. Le matin, je pouvais sentir son corps serré au mien, ses fins doigts caressant tendrement ma joue, son œillade bienveillante et amoureuse, entre ses cils blancs, et la pression de ses lèvres. 
    J'entendais toujours cette même hymne à l'amour et au bonheur, légère et sincère, bien que notre quotidien n'eut rien de monotone. Il en murmurait les paroles, virevoltant harmonieusement dans l'atmosphère.
    En ces instants, j'avais surpris plusieurs fois le regard particulier de la voisine d'en face. 
    Une jolie blonde, manifestement célibataire. Des yeux bleus perçants et une peau diaphane. Elle se plantait en face de la large vitrine de son appartement, et pendant des heures, elle contemplait le ciel, la verdure, ou Chris, avec un crayon et un calepin sur les genoux. 
    Elle arborait une expression amorphe, atone. Troublante.
    Et désenchantée.
    Pitoyable être fêlé.
    Nonobstant son anormalité évidente, elle poursuivait ses études, et se rendait dans le métro, où je l'avais croisée à maintes reprises, sans oser lui demander ce qui n’allait pas. 
    La première fois, elle m'avait fixée, sa bouche crispée. Pas un mot. J'eus à peine le temps d’émettre une consonne, qu'elle courut précipitamment à l'autre bout du wagon
    Pourquoi fallait-il qu'elle soit psychotique ? Pourquoi fallait-il que quiconque le soi ? Ma gorge se noua. 

    « Chris, tu connais la voisine ? » 
    Une question dont la réponse était tacite. Et pourtant. 
    « Elle s'appelle Mia. C'est ma sœur », susurra-t-il en baissant la tête.
    Les mêmes iris, les mêmes fossettes. Leurs deux visages rivés sur moi.
    Une évidence que j'avais mis longtemps à saisir. 
    J'étais allée m'enfermer dans la douche, dos à la porte, qui s'affaissa pour me signifier qu'il était appuyé contre cette dernière, de l'autre côté. 
    « Tu me caches des choses, dis-je sèchement. 
    -X...
    -Tu m'en caches d'autres ? » 
    Je sentis les soubresauts de son corps contre la porte. 
    « Pardon. »
    Sa voix se brisa, mue de remords. Elle n'était plus virile et chaleureuse. Elle était une plainte, celle de quelqu'un en pleurs. Un bel homme dévasté.
    J'ouvris subitement la porte pour l'enlacer. 
    « Non, X. Tu es tout pour moi, et je ne mérite rien. »
    Il se dégagea de mon emprise, et s'enfonça davantage dans sa peine en croisant mon expression désemparée, transposant ma douleur d'être ainsi rejetée.
    Bouleversé, il se tordait de souffrance. 
    « Putain ! J'suis un assassin ! »
    Je me décomposais. Cette légende urbaine était vraie. 
    Il avait pris la vie de quelqu'un. Il la lui avait ôtée de ses propres mains. Il l’avait écourtée. Il avait effacé toutes les couleurs d’une existence pour y imposer le vide.
    Horrifiée, blême, je le dévisageais avec dégoût. Je fus prise d'intenses frissons. Le choc était si brutal qu'aucune substance ne dévala mes joues. 
    Je devais renoncer à Chris. Je devais tenir ma promesse, avant qu’il ne soit trop tard.
    Vingt mètres plus loin, se postait toujours la mystérieuse Mia, sur son tabouret. 
    Elle murmura une phrase, que je lus sur ses lèvres. 
    « Ça n'aurait pas dû se passer comme ça... »

    Cette relation se finit d’une manière encore plus tragique que celle de mes parents. 
    Chris mit fin à ses jours un peu plus tard, après s’être rendu au poste de police. Je ne lui avais pas donné mon soutien, car je lui en voulais, et que nous venions de rompre.
    Je n’avais jamais plus croisé Mia. Son état mental devait aller de mal en pis. 
    Une nouvelle tombe avait gagné le cimetière, de nouveaux bouquets s’étaient déposés, abondants, et ma venue était très fréquente. 
    « Puisses-tu enfin trouver la paix, mon précieux Chris… ânonnais-je éternellement en parcourant les lettres creusées dans la pierre de mon doigt,  je t’aime, à demain. »

    Je guigne vers Papa. Il est plongé dans lecture d’un journal, sur lequel stipule en en-tête « Le Progrès ». En l’occurrence, le journal communal. En lettres capitales, sur la première de couverture qui présente le programme de ce numéro, un titre provocateur et aguicheur : « Sept ans plus tard, la vérité sur le meurtre d’arsenic ». Intéressée, j’essaye de lui arracher. Il recule, sans me porter attention, mettant de ce fait en évidence le contenu alléchant qu’il dévore.  Après de longues minutes, il se résout à me donner l’objet de mes désirs, en me gratifiant d’un sourire. 
    Sa voix est un gargouillis aussi tonitruant que bizarre. Elle semble venir du plus profond de ses entrailles, résonnante. Chacun de ses mots est mâché difficilement. 
    « Ne t’en veux pas. Je suis fier de toi », prononce-t-il avec peine.
    Je fronce les sourcils, intriguée. Je lis que la vérité n’était pas si atroce. Je lis que l’adolescent qu’était Chris faisait des bêtises, un art dans lequel on excelle tant à cet âge. Il avait eu besoin de survivre, et sa survie avait été garantie par un pistolet et du sang. Celui d’Ether Clowth. Ce nom ne m’était pas inconnu. En effet, il figurait sur la sépulture voisine à celle de Chris, et également de nombreux bâtiments. C’était une entreprise internationale et célèbre, et une histoire classique. Un imbécile qui va trop chatouiller la drogue, une simple jeune femme qui ne peut réprimer son amour. Ils entretenaient une relation cachée. Mais c'était loin d'être le plus mauvais rapport que Chris avait à l'époque.
    Il y avait son témoignage. Des mots de Chris en vie, songé-je. Des mots d’Ether en vie, songé-je. 
    « Je suis condamnée. Je n’aurais jamais dû vivre ces bons moments que tu m’as donnés, aurait-elle déclaré dans ses derniers instants. »
    « J’ai refusé. Alors ils ont menacé mon entourage. Ils semblaient avoir de la rancune envers la famille Clowth. J’aurais voulu mourir avec Ether. J’ai fait ce que personne n’aurait jamais voulu faire, a-t-il déclaré dans ses derniers instants, j’ai tiré. »
    La réalité étant rétablie, il avait préféré se suicider que de périr des mains de ceux qui l’avaient forcé à assassiner une personne qu’il lui était si chère. Sur ces mots, la plaie se rouvrit, brusquement, béante. De nouveaux pleurs. 
    A mes côtés, des particules de lumière s’échappaient du spectre de Papa. Son toucher devenait de plus en plus aérien. 
    « Je dois retourner voir Chris ! » j’hurle en frappant violemment sur les vitres qui m’incarcèrent. 
    Le train ne s’arrête pas. Il ne s’arrêtera pas. 
    Quelques kilomètres plus loin, des pelleteuses et des hommes en jaune. On ne se recueillit pas avec des pelleteuses. 
    A côté, l’élégance. Des cheveux de jais, bouclés. Leurs sanglots sont haine. Ils sont habillés de vêtements à l’aspect onéreux -au devenir terreux. 
    Mes fleurs s’engouffrent dans la terre. La tombe de Chris est brisée. Son cercueil blanc jaillit à la surface. Son corps inanimé et livide est secoué, perturbé, maudit. Sa peau sableuse s’effrite. Quelques mèches de sa belle chevelure se décrochent de son crâne et s'échappent par l'embouchure cassée. Elles volettent dans l'air.
    Elles deviennent de sublimes plumes blanches. L'hymne au malheur retentit, tonitruante. Autrefois, il s'agissait de l'hymne à l'amour. Elle n'est plus, sans le chant de Chris.
    Mia est sortie, aujourd’hui. Elle contemple les monticules grouillants, détruite, misérable parmi ce chantier étourdissant.
    Je suis vulnérable et impuissante. Je suis perforée. Mes organes vitaux sont touchés. Désespoir, solitude, abominable morosité grandissante. 
    « Où vont-ils mettre ton cercueil ? Où vais-je pouvoir te revoir ? Pourquoi ta dernière volonté est-elle refusée si impitoyablement ?... »
    Ce silence m'est insupportable. Je braille jusqu'à m'en asphyxier, jusqu'à ce que je ne puisse plus sortir que des  gémissements stridents. 
    Une douce main se dépose sur ma nuque. 
    «  Je suis une partie de toi. Je ne me suis pas envolé », marmonne une voix cristalline. 
    Ce n'est pas celle de mon père. Je relève la tête. Je me sens calme, si subitement. Ma douleur est terrée et cesse de me tuer.
    Il n'y a rien que Papa, et aucun autre détenteur éventuel de ces mots. Il hoche la tête pour me confirmer qu’il était bien là 
    Je souris. Des plumes blanches emplissent l'air. Tranquilles, apaisantes. Elles se posent sur mon front, mes mains, mes vêtements. Se mêlent aux plumes noires de ma longue crinière.
    Papa est devenu translucide.
    « Au revoir, Espoir de Mort », dit-il en se dissipant.


  • Commentaires

    1
    Dimanche 8 Juin 2014 à 19:26

    Héhé, l'attente valait le coup, finalement. :3

    2
    Dimanche 15 Juin 2014 à 12:40

    C'est dommage, j'y ai bien plus mis de coeur que pour ton texte préféré de moi, grr ! 

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