• L'Albatros nettoie les excréments avec ferveur ou récit d'une évolution

           J'ai rêvé de toi ma Louve tu étais douce comme tu ne l'es jamais.

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          Il était loin cet Albatros princier qui dédaignait les animaux et les traces de merde dans leur cuvette.
          Il avait changé, beaucoup. Il en avait pris conscience ce jour-là qu'il s'était retrouvé dans les appartements d'un Hamster, et que, nez à nez avec ses traces de merde, en lieu et place de son rictus désabusé, il avait saisi la brosse de toilettes pour les nettoyer avec empressement et hargne, frénétiquement, pour oublier qu'elles aient jamais existé. Quand il s'en était retourné auprès du Hamster, ce dernier dormait paisiblement, disparu, absorbé par sa couverture. L'Albatros s'était allongé à côté, tout à fait découvert, droit, les bras le long du corps, passa le temps à cligner des yeux et fixer le plafond. Par politesse, parce que le Hamster avait entendu le ramener dans ses filets, mais que, tout compte fait, il était tombé comme une masse. Ça l'arrangeait. Il s'était dit : « Bien, très bien » tout du long, sans jamais daigner se faire acteur de son sort. Il savait qu'il aurait osé dire non s'il l'avait sollicité et c'était là toute l'estime qu'il se portait. L'alcool ingéré par le Hamster lui avait épargné ce moment.
          Il fréquentait des gens qui ne le dégoûtaient pas, qui lui faisaient beaucoup de compliments sur sa plastique, faute de lui trouver autre chose. Il ne s'attendait pas à les aimer. Il s'en foutait. Il était là parce qu'on l'avait conjuré, ce qui tenait à bien peu de choses : il disparaîtrait, impitoyable, quand ces animaux commenceraient à lui déplaire plus qu'à le laisser indifférent. En attendant il les autorisait à disposer de lui, leur conférait quelques caresses quand ils lui semblaient manquer d'affection.
          C'était une activité charitable somme toute.
          L'Albatros était parti silencieusement dans la nuit, une nuit qui était devenue le matin, puisqu'il était six heures passées. De la buée s'échappait de son bec quand il soufflait.

          Quelques jours plus tard il s'était retrouvé dans une situation similaire, avec un animal qui, lui, n'était pas décidé à dormir. La Taupe lui caressait le torse lascivement, insistant sur son volume comme s'il n'en avait jamais vu d'aussi bombé.
          Elle lui demanda à ôter son débardeur, émerveillée. Il n'y avait rien qui émerveillât particulièrement l'Albatros dans sa plastique, quant à elle. Il la préférait même habillée, à parler plutôt qu'à le tripoter, mais puisque ça semblait lui faire plaisir, il l'avait laissée un peu faire.
          Cependant, fidèle à ses principes, l'Albatros finit par lui dire non, gardant pour lui-même ce torse si fantasmé. Il voulait se l'arracher parfois. Il avait pas demandé à avoir un torse pareil. Il avait pas demandé à être désiré sexuellement, il préférait qu'on l'écoute. C'était son corps. Il était né comme ça. Il y pouvait rien. Il voulait qu'on le laisse tranquille avec son torse. On le laissait jamais tranquille !
          La Taupe était déçue, boudeuse comme un enfant à qui on refuse une sucrerie. Elle était partie peu après, en déposant en guise d'au revoir un baiser sur son bec, si ses souvenirs étaient bons. Il ne savait plus. Il s'en foutait chaque fois un peu plus. Toutes ces batteries de gestes n'avaient absolument aucun sens, pas plus la caresse tendre que le baiser d'au revoir. Il en avait déjà discuté avec d'autres animaux, qui leur donnaient à son goût bien trop de crédit. Ils les voyaient comme le sceau d'une relation : en la laissant là, ils pouvaient la reprendre au même point la prochaine fois. Ça ne s'était jamais montré très pertinent. L'Albatros savait reconnaître le mensonge dans ces gestes, et il exécrait cette hypocrisie. Il n'aimait pas quand les animaux évitaient de se dire les choses par confort. Ou peut-être qu'ils étaient trop insouciants pour le comprendre... Peut-être que l'Albatros perçait à jour ces sentiments avant les principaux concernés eux-mêmes... Il valait mieux, plutôt qu'ils soient bêtes ou mauvais...
          Il n'arrivait pas à faire preuve d'un tel optimisme.
          Il avait connu l'amour et savait le reconnaître quand il le vivait, même à ses prémisses. Ces animaux-là ne savaient pas aimer, bien moins encore que tous les autres qu'il avait côtoyés. Il comprenait quand il n'y aurait pas de prochaine fois. Il se fantasmait osant le dire.

          Le plus cynique était encore sa rencontre avec le Lycaon. L'Albatros ne savait pas ce qu'il lui avait pris de l'estimer plus que nécessaire. C'était pourtant un charognard qui s'en cachait fort mal. Un terrible coup de poignard avait été porté au sens : il en avait trouvé là où il n'y avait pas lieu d'en avoir. Il comprit qu'il l'avait inventé de toutes pièces.
          Le premier soir qu'il l'avait vu, il ne lui était pas apparu particulièrement beau. Peut-être même légèrement disgracieux, avec ses yeux noirs renfoncés qui ne trahissaient aucune émotion. C'était souvent le cas : les animaux qu'il voyait s'embellissaient avec le temps, quand il décidait de s'enticher d'eux et qu'il se mettait à leur trouver bien plus que ce qu'ils avaient. Ça tenait à peu, particulièrement cette fois-ci : il l'amusait beaucoup et ils avaient en commun quelques références musicales.
          Très vite le Lycaon s'était mis à le toucher sans son accord. D'abord ce fut un baiser d'au revoir volé - un de plus. Ça le décevait ces petits gestes sans sens, mais passait encore, il était curieux, ça lui suffisait, alors il n'avait pas fait de vagues. C'était la faute à la merde dans la cuvette, celle qu'il avait nettoyée. Il avait changé, oui. Maintenant, comme d'habitude, il s'en foutait, même quand on ne respectait pas son consentement.
          La deuxième fois, le Lycaon s'était montré plus correct. Certes, il lui avait très vite mis la patte entres les cuisses, mais l'Albatros avait accusé le coup sur le temps dont ils avaient manqué. Dans la rue il lui tendait la patte pour lui intimer de la lui tenir. Ça lui rappelait son père : il faisait exactement la même chose quand il était petit. Lui c'était avec amour, tendresse, douceur. En ce qui est du Lycaon, « c'était » : il ne savait s'expliquer de quelle manière. Pas comme son père, en tout cas. Mais l'Albatros était très satisfait que le Lycaon fut correct, espérait qu'il le soit encore à l'avenir. Correct, ah... Comme ça le grisait ! Un animal correct ! C'était fou, inespéré !
          Bah ! Le Lycaon ne le fut plus. Pas qu'il y eût tant d'autres fois, mais qu'après certains actes, on ne peut plus l'être jamais.
          Le bonheur de le retrouver fut de courte durée. L'Albatros avait aimé la chaleur de ses pattes dans les siennes, mais il avait tout gâché en se mettant à le baratiner. Et vas-y que je te trouve beau, intelligent, intéressant, que j'avais très hâte de te revoir... Ce petit numéro l'agaçait de la même manière que les baisers qui s'ignorent adieux. Menteur ! D'ici une heure et demi, le Lycaon voulait se trouver à le prendre très fort et lui fourrer la tête dans un coussin pour se vider en lui. Il n'avait pas à prétendre l'aimer pour y parvenir. Du moins, il avait encore moins de chances d'y parvenir en mentant aussi grossièrement.
          Ah, de quelle patience l'Albatros faisait preuve ! Il était en rut, véritablement, ce charognard, de lui avoir touché un peu le cou et les hanches, il lui répétait : « Tu peux faire ce que tu veux de moi ! », et l'Albatros n'avait pas osé lui dire : « Eh bien, que dirais-tu que je te fasse boire ce thé que tu as tant apprécié la dernière fois ? Que dirais-tu que je te fasse rire, et que je te parle des moments que j'aime dans la vie ? Et puis, je pourrais même te passer mes plumes sur le pelage ! ». À chaque fois qu'il tentait de le calmer, il renchérissait : « Tu peux faire ce que tu veux de mon corps ! ». Ultimement, il lui dit qu'il voulait qu'il aille se masturber dans les toilettes et qu'il lui foute la paix, qu'il ne pouvait rien faire pour sa langue et les filets de bave qui en coulaient. Chien de la casse.
          Non, évidemment, non, qu'il ne tint pas de tels propos. C'eût été bien trop satisfaisant et juste pour être réel.
          Donc, l'Albatros s'en foutait. Ils rentrèrent chez lui et le Lycaon répétait le même genre de conneries, « Je suis là pour ton plaisir » ou « Utilise-moi », en lui touchant les parties génitales. Le temps était long. Parfois, le Lycaon le touchait ailleurs, mais l'excitation retombait rapidement, quand il se remettait à lui fourrer compulsivement les orifices. L'Albatros grimaçait. Il le prit au cou, entre ses pattes griffées, serra fort, dans l'espoir qu'il arrête enfin avec ses phalanges en saisissant la réalité de son geste. À quoi s'attendait-il, de la part d'un animal en rut ? Au contraire, le Lycaon accéléra. L'Albatros grimaça de plus belle. Ce n'est que lorsqu'il sortit sa langue pour la mettre dans un endroit litigieux que son corps se mit à protester de lui-même, en le dégageant d'un coup de fesse.
          Ah, ce que le temps était long... Il voulait qu'il le baise de la manière la plus procédurale possible, pourvu qu'ils en finissent ! Mais même ça, il le faisait fort mal. Il tenta de le prendre sans protection. C'est ce que font les animaux en rut. Ils prennent, ils doivent prendre, peu importe comment. De ça l'Albatros ne se foutait pas, il ne le pouvait pas : se foutre de l'intégrité de son corps revenait à se foutre de tout, c'était la léthargie qui se trouvait au bout de son sexe, dur ou mou - il ne savait pas, est-ce mou ou dur, la léthargie ?
          Il le rappela à l'ordre, il se calma un instant, se reposa à ses côtés, dans ses ailes. Son regard parut reprendre en intelligence, mais dans le noir, il n'en était pas certain.
    Un quart d'heure plus tard, il lui écarta de nouveau les cuisses. L'Albatros se laissa faire. Il voulait voir s'il allait oser.
          Et il vit.
          Pauvre Albatros, il le sentit en lui.
          Il se redressa si subitement que son sexe se retira du sien, et alors il lui en colla une, puis d'autres, il l'asséna de coups, hurla à la mort, prit sa lampe de chevet pour lui exploser le nez et les yeux. Là le sang jaillit dans sa sclérotique.
          Non. Bien sûr que non. Seuls les protagonistes d'une histoire agissent aussi radicalement. Dans la réalité, ils protestent vaguement puis s'endorment aux côtés de ceux qui viennent de les menacer. Il était tard, il ne voulait pas déranger ses voisins et il n'avait pas la foi de demander au Lycaon d'aller dormir ailleurs.
          Même celui qui avait commencé à le violer il ne voulait pas le déranger. Quelle faible estime il avait de lui... Il se dit qu'il devenait comme la Louve, dont on pouvait violer les orifices, puisqu'elle n'y avait rien mis. Voilà ce à quoi il s'en tenait après dix ans de mésaventures.
          Il s'endormit. Le lendemain, il dit gentiment au revoir au Lycaon. Quelques instants plus tard, il rêvait de lui exploser la gueule avec sa lampe de chevet.
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          Entre ces pages l'Albatros est un animal unique. Il n'est pas le seul à être majestueux, ni même digne. Certains d'entre eux ont été épargnés par son courroux. Mais enfin il est le seul à se montrer absolument légitime à penser, à sentir, à ressentir, aussi. Il est le seul dont on peut à la fois saluer le piquant et la douceur, puisqu'il les dose avec finesse. Lorsqu'il pique, c'est toujours à raison. Lorsqu'il souffre également.
          L'Albatros est un être intégralement légitime, un démiurge.
          Entre ces pages. Jamais ailleurs.
          Lorsqu'il se comporte au-dehors comme dans ces pages, on le trouve surprenant, d'abord, insupportable après. Très vite. Souvent en quelques semaines, sinon tout de suite.
          Il ne se prend pas assez pour de la merde au goût des charognards. Il y a quelque chose, avec les oiseaux... Ce côté féminin, qui fait qu'on attend d'eux qu'ils soient modestes et doux comme leur plumage. Vulnérables et fragiles. Violables, ultimement. Ce sont de chouettes qualités aux yeux des prédateurs.
          Or, depuis que lui sont poussés des crocs, l'Albatros détonne franchement. Il n'a plus rien à voir avec ses homologues. Et ça les ennuie, les charognards de ne plus pouvoir abuser d'une belle créature. Comment instaurer des rapports de prédation avec un animal d'une telle envergure ? Souvent il était bien plus grand que ceux qui le convoitaient. S'ils connaissaient la réponse à la question, nul doute qu'ils s'en seraient donné à cœur joie.
          Il est toujours plus beau. Cela ne change pas. Plus beau que jamais, même. Mais dès qu'il ouvre la bouche on lui voit les crocs et c'est le début de la fin. Il piaille, sans s'arrêter, trop soucieux de divertir ses interlocuteurs. Les plus durs d'entre eux refusent de l'entendre. Il dit plutôt qu'ils sont bêtes. Qu'ont-ils de plus intéressant à dire ? Bonjour ? Oh, diable, qu'ils sont bêtes. Ce sont des animaux qui se disent bonjour et ça va et tu fais quoi dans la vie et il fait bon aujourd'hui. Il ne peut pas croire une seule seconde qu'il s'amuserait avec eux, alors il les remercie d'être aussi chiants, de la sorte il ne perd pas son temps avec eux.
          Ceux qui se laissent séduire par son exotisme tombent en pâmoison. L'Albatros a de quoi plaire ! Il est beau. Oui, je l'ai déjà dit. Mais il s'agit de la qualité principale recherchée par un animal lors de la saison des amours. Soit toute l'année. Il a tout. Une gueule fine, qu'on peut remarquer avec plaisir lors des ébats. Mais le pire, c'est son corps. Ils lui disent tous « J'adore ton corps » quand ils l'ont entre les pattes. Surtout quand il enfile un petit pyjama. Encore plus quand ils le lui enlèvent et qu'ils prennent du recul pour le contempler. Hochement de tête, satisfaction, langue qui passe discrètement sur les lèvres. Le charognard va manger de la chair fraîche.
          Ils se gardent bien de vanter sa pertinence alors qu'ils en profitent largement. Ils sont installés confortablement et un bel oiseau leur fait la discussion. Que demander de plus ? Une pipe probablement. Une pipe ça leur irait vraiment bien. Mais ils évitent de demander ça trop tôt. Ceux-là sont un peu plus intelligents.
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          J'arrive à un point où le sentiment d'injustice pèse plus lourd que le sentiment de légitimité.

          Je ne suis pas si belle.
          J'ai envie d'être quelqu'un de mauvais.
          J'ai envie que tous ces échecs prennent sens dans le mal que je représente.

          Car l'injustice de ma situation est insoutenable. Elle m'élève, mais me donne à être martyr davantage chaque jour.

          L'injustice me donne à voir un monde obscur qui ne me laisse comme place que celle d'une personne esseulée et mal-aimée.
          C'est pour l'amour de moi-même que je dois trouver en moi ce qui déplaît tant aux autres. C'est pour l'amour de moi-même que je dois trouver en moi des motifs qui répugnent à l'amour.


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