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Le sens a flétri comme ta merde dans la cuvette
Je me souviens je t'appelais à l'envi mon dieu ou ma lumière
Moi-même je m'étais mise plus bas que terre
Pleine de mon humanité je me refusais à te prêter les mêmes traits
Je te voyais d'une beauté insaisissable pour le vulgaire
« Impassible comme Dieu même »
Quelle ignorance ! Aujourd'hui Dieu est mort :
Dieu n'était qu'un imposteur ! Plus laid encore que ses prédécesseurs !
Il ne me survit que le vide d'un ciel païen.
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Malgré tout malgré tout ce que tu m'as montré de laid chez toi, il n'y a rien que je n'ai pu haïr... Et j'ai encore envie de romancer notre histoire insensée.
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L’Albatros en demandait plus des autres que ce qu’ils avaient à lui offrir. Ils n’étaient pas à la hauteur de tous les efforts qu’il investissait dans sa conversation et dans sa grâce.
Non pas qu’il fût particulièrement gracieux ou habile à la conversation ; il se sentait souvent grossier, mais n'était pas le seul : nombre d’animaux sont plus grossiers encore. Parfois, il voyait dans le regard de son interlocuteur cette inquisition impudique quand il hésitait dans sa réponse. Il avait tant à cœur de divertir que plus rien ne lui venait de spontané ; il voulait faire parler, et anticipait toujours ce que les autres pouvaient trouver à dire ; ainsi, il devait réfléchir considérablement avant de s’exprimer, car il supportait mal d’être déçu par les réponses de ses interlocuteurs, et ne voulait pas non plus leur infliger un tel mal. Ça se tordait au-dedans, quand ils ne trouvaient rien d’intéressant à lui dire : il refusait d’avoir une si basse opinion des animaux qu’il fréquentait. Il voulait les chérir.
Il y avait le Hibou, avec ses grands yeux ronds et sombres : il les plantait dans les siens avec une telle intensité qu’il ne pouvait s’empêcher de s’en détourner après plus d’une demi-seconde. A priori, il n’avait rien pour lui faire peur : c’était un hibou d’une très petite envergure. L’Albatros avait même remarqué ses mains d'enfant autour de sa chope et les lui avait prises. Il eut la confirmation de son observation en apposant sa paume contre la sienne : ses mains étaient ridiculement petites, si petites que, de ses doigts longs et fins, il pouvait totalement rabattre ses phalanges sur les siennes. L’Albatros en avait joué, de la petitesse de ses mains, mais lorsque le Hibou le scrutait avec ses grands yeux ronds et sombres, là… Là, il riait beaucoup moins !
Et il se trouve qu’il faisait beaucoup cela, avec ses yeux, l’observer, comme lui avait observé ses petites mains autour de sa pinte. Le Hibou le lui rendait trop bien. A mesure qu’il l’observait, l’Albatros se sentait rétrécir. Bientôt, il ne se contenta plus de l’observer. Il lui disait des choses comme : « Tiens, tu réfléchis à ce que tu vas dire » ou « Il me semble que tu hésites ». Les expressions de son visage ne renfermaient aucun secret pour le Hibou.
L’Albatros se sentait démuni : ils ne se battaient pas avec les mêmes armes ! Il n’osait pas le regarder longtemps, alors il ne tirait rien de son visage de hibou, qui, d’ailleurs, demeurait impassible quand il posait les yeux dessus ! Chaque fois, c’étaient juste ces deux billes noires qui le transperçaient et ne laissaient rien transparaître que cette fouille indiscrète, et chaque fois, l’Albatros regrettait, ou bien de le regarder, ou bien de ne pas être capable de soutenir son regard sans se décontenancer.
L’Albatros faisait cela pour lui-même, observer sa conversation, mais être de l'autre côté, se sentir observé dans sa capacité à converser, c’était autre chose… Il était troublé, véritablement, et se surprenait à s’amuser de son propre trouble ; il s’en approchait et le mettait aux yeux de tous pour voir ce que son trouble animerait chez les autres ; il pensait qu’ainsi, il ne serait plus le seul à être troublé ; décidément, des jeux de voyeurs !
Il y avait le Buffle, aussi, avec son air espiègle qui lui était fou. Quand il souriait, un tas de rides de bonheur se formaient de part et d’autre de son visage, sur ses joues et autour de ses yeux, comme si, subitement, un chien l’avait mordu au visage. A côté du Buffle, en considérations strictement physiques, le Hibou ne payait pas de mine, mais il avait cette prestance qui lui était Ô combien supérieure ! Machinalement, l’Albatros l’écoutait plus attentivement, et c’était ainsi de nombreux animaux. Il y a ceux qu’on écoute bien et ceux qu’on écoute à peu près.
En allant aux toilettes dans la tanière du Buffle, l’Albatros était tombé nez à nez, dans la cuvette, avec des traces de merde. Il n’y en avait pas beaucoup, mais suffisamment pour être aperçues depuis là-haut. C’était prémonitoire, car, plus tôt, il avait demandé au Hibou quel était son rapport à la merde – oui, c’était des questions comme d’autres qui traversaient l’esprit de l’Albatros - et voilà que l’Albatros lui-même, encore, se confrontait à la merde ! Le Hibou n’avait rien répondu qui montra son intérêt pour la question, ce qui avait déçu l’Albatros, car c’était un sujet pour lequel il avait pris beaucoup d’intérêt dernièrement. Mais l’Albatros est le seul à vouloir parler de merde, tant aux animaux qu’il vient de rencontrer qu’à ceux avec qui il a l’habitude de converser. Ça ne donnait jamais grand-chose quand il parlait des déjections de son corps. Le pauvre, simplement, ne voulait pas ignorer que son corps en produisait.
En dépit de toutes ces considérations, la merde était toujours là. Soudainement, la Merde dans la cuvette du Buffle se vit pousser des yeux, et aussitôt ils regardèrent l’Albatros comme le Hibou l’avait regardé. A nouveau, l’Albatros était troublé, et ça le tuait que ce pût être par de la merde. Il voulait être plus fort que le regard de la Merde depuis l’abysse de la cuvette, terriblement, il voulait lui rendre son regard globuleux, et avec une pointe de dédain, se dire : « Eh bien ? Il y a de la merde dans une cuvette. S’il y a quelque part où de la merde est censée être, c’est bien dans une cuvette. De la merde j’en ai vu, j’en ai produit des tonnes ! » Non, il essaye de penser cela, mais il n’y parvient pas. Il n’est pas convaincu. La Merde, c’est de trop. Même la sienne, ça lui déplaît, alors celle des autres...
La Merde sous ses yeux était une merde quantique - ce qui n’est pas donné à toutes les merdes -, car en même temps qu’elle tapisse la cuvette, elle tapisse l’âme du Buffle. Oui, le Buffle a laissé la Merde s’installer dans sa cuvette comme dans son âme. Il n’a pas, possiblement, pu échapper à son regard, à la Merde ! Il lui a pissé dessus, même, obligatoirement en vertu de la structure de la cuvette ; il lui a donné cette considération-là !
Quand, plus tard, l’Albatros est retourné aux toilettes, la Merde cette putain était encore là à le regarder ! Le malaise était encore plus prégnant que la dernière fois. Le Buffle a pissé sur la Merde mais il n’a pas daigné - il n’a pas eu cette politesse - l’annihiler de ce lieu de quiétude, les toilettes ! Il l'a ignorée, pour sûr, mais peut-être même lui a-t-il souri, de là-haut, satisfait de pondre des merdes qui lui sont familières, voire tendres, des merdes comme seuls en font les buffles. Il n’y avait plus rien de quiet dans ces toilettes, alors : par sa faute, c’était devenu un lieu de désolation ! L’Albatros regrettait terriblement d’avoir une vessie, il n’en pouvait plus de soutenir ce regard et de sentir cette présence. Lui infliger la vision de cette Merde quantique, c'était lui chier directement dans les yeux.
La maladresse était permise, l’Albatros avait une grandeur d’âme : il n’avait pas relevé en entendant le Buffle péter plus tôt. Il s'était simplement jeté à plat ventre, on eût dit un personnage de tragédie, presque, les ailes flanquées sur les oreilles pour ne rien ouïr, il ne manquait que les pleurs ! C'était tant pour se préserver d'un sentiment de dégoût que pour respecter l'intimité du Buffle et son droit de péter dans sa tanière. L'Albatros sait donc se montrer chic.
Cependant, le manque de respect et la délibération, ses principes moraux ne lui permettaient pas de les tolérer. Malheureusement, il n’en avait pas assez pour effacer de lui-même la merde. Il avait, avec un zèle formidable, ramassé la clope d’un Pigeon qui l’avait jetée négligemment à côté de la poubelle, une fois qu’il attendait le bus, mais la merde, il n’avait pas assez de bonté pour l’éliminer, pour faire du monde un monde meilleur, un monde dans lequel une cuvette de moins est tapissée de merde…
Bon sang, il songea que tant d’animaux cherchaient la paix sociale, qu’ils se rencontraient pour parler de communisme, d’intersectionnalité, de maraude et de manifestations… Ils déploient une énergie monumentale, ils écrivent des lignes et des lignes, alors que chez eux repose un mal véritable, dans leur cuvette ! Ils sont là qui s’occupent de la veuve et de l’orphelin pendant que leur cuvette est tapissée de merde ! Ils se soucient du sort de personnes qu’ils ne connaissent pas alors qu’ils font souffrir cette vue à ceux qu’ils aiment, leurs amis, leurs amants, leurs rendez-vous galants ! Chers animaux, la lutte commence dans les toilettes.
L’Albatros en sortit le souffle court. Sauf en ce qui concerne les cuvettes, le Buffle est attentionné, et il vit le mal auquel l’Albatros était proie. Il avait cette expression profondément meurtrie sur le visage. Quelle situation cruelle ! Le Buffle s’inquiétait, sans le savoir, de ce qu’il lui avait infligé. Mais l’Albatros peut-il décemment lui rétorquer : « Lorsque tu souris, un chien te mange le visage et je crains que tu ne mordes aussi le mien. Tu te tiens à quatre pattes et vouté et tu mendies mes caresses comme un animal domestique, alors que moi, je suis plutôt animal civilisé. Il y a de la merde dans ta cuvette, et tu l’as vue, et tu sais que moi aussi, je l’ai vue, et pourtant tu ne l’enlèves pas ; oui, véritablement, tu es un animal domestique ! Et là-dedans, qu’attends-tu de moi ? Que je te désire ? Alors que tu te comportes comme un animal domestique ? Tu te refuses à être désiré en te comportant de la sorte ! » ?
Non, décemment, il ne peut pas s’en remettre à cette vérité, même si elle soulagerait considérablement sa lourde poitrine : l’Albatros veut chérir les animaux qu’il fréquente.
La tâche est parfois ardue, mais il tient à ce principe et résiste stoïquement. Il ne dit rien, mais alors, plus rien du tout, ce qui est probablement inquiétant, mais ne le sera jamais autant que la violence de la vérité qu'il cache. La Merde quantique hante ses pensées. Il a envie de partir car il n’arrête pas de songer à ce qu’elle se trouve juste là, derrière la porte, et qu’elle l’épie à travers les murs. Les singeries du Buffle ne l’amusent guère, car il y reconnaît une terrible animalité, une animalité qui le conduit à laisser des traces de merde sur les cuvettes qu’il arpente et répandre le mépris dans le monde par sa désinvolture. Pourtant, il voudrait y voir plutôt une maladresse touchante, accuser une éducation plus légère... Cela lui coûte de l'admettre, mais il en veut au Buffle de se comporter comme un Buffle et d'attendre d'un animal aussi grandiose et délicat que l'Albatros qu'il le désire. Il serait dans l'ordre des choses que les buffles côtoient des animaux du même acabit, et dont les habitudes sont similaires. Ensemble et amoureux, ils pourraient contempler leur merde au fond des cuvettes. À ce culte-là, l'Albatros refusait de prendre part, mais encore, il trouvait proprement ulcérant qu'on pût ne serait-ce qu'imaginer lui proposer. Le Buffle n'était-il pas conscient de l'ampleur de leurs différences culturelles ? Pourquoi s'obstinait-il à le désirer ? Comment pouvait-il seulement se le permettre ? Pour sa propre gloire, il salirait celle des autres ! Ce qu'il se leurrait : ses espoirs lui faisaient mal ! L'Albatros ne savait pas si, pour l'amour d'autrui, il pouvait lui pardonner. Pour l'heure, l'Albatros avait pris son envol, et dans les cieux il n'est plus question de penser à la merde ; elles tombent si vite que les oiseaux se plaisent à croire qu'elles n'existent pas et qu'ils sont les plus distingués du règne animal.
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