• Le vacuum

    Il fait sombre.

    Très sombre.
    Je ne crois pas qu'il existe d'endroit plus sombre que celui-ci. Plus obscur encore que la Géhenne, suspendu dans une dimension négative qui n'appartient ni à l'au-delà, ni à l'en-deçà.

    Le vide absolu. Le négatif de la vie, le vide.

    J'admets, c'est difficile à concevoir. Vous êtes des êtres sentients, des êtres de sensations, et c'est là vous demander de ne pas sentir. Et j’ose supposer que nombre d’entre vous préfèrent encore la vie au vide. Je n’aime pas l’idée que le trop plein de sentience puisse amener des êtres à s’en remettre à moi, maîtresse incontestable du vide, par inconvenance.
    Je suppose que je me suis mise à découvert, maintenant. 

    Je suis la Mort.
    Et vous vous apprêtez à pénétrer mon humble demeure.

     J’ai toujours aimé les contentions, les artifices. Elles inspirent les poètes. J’en ai sans doute l’essence.
    Constatez : le mot « mort » est nébuleux, ainsi que nombre d’expressions, d’adjectifs et noms communs qui en dérivent ou qui en sont synonymes. La faucheuse, elle, est vaporeuse. Il ne m’a pas encore été donné de rencontrer un artiste qui m’ait dépeinte sous des traits précis, détaillés. Certes, je baigne en permanence dans une obscurité parfaite, mais elle ne signifie pas que je n’ai pas de visage, ou qu’il n’est pas charmant.
    Il vous suffirait pourtant de m’éclairer.
    Vous que j’ai vus si souvent effrayés du noir, il semblerait que je fasse exception à la règle.

    Si les humains étaient plus pragmatiques, ils diraient « Cet être vivant n'existe plus ». Sobre. Franc. Il n'y aurait pas de mystère, pas d'autres interprétations possibles.
    Souvent, l'humain a préféré rechercher la prolongation de la vie, s’infligeant là l’auscultation méticuleuse des cadavres. Et ce dernier de déclarer à la suite de l’analyse, quelque peu paniqué : « Je vois quelque chose. Je vois une âme s’exhaler, s’en aller terriblement loin, hors de portée de nous tous, et vivre. Elle fait 21 grammes » devant l’angoisse communicative de ses compères. Imagination sélective : peu fructueuse dans la considération de la mort, abondante dans la conception de spiritualités biaisées.

    Vous vous en doutez, les humains sont crédules. Et si les religions ne sont pas le prétexte de domination, de colonisation, de conquêtes, de croisades, alors, elles sont le prétexte de ceux qui nient l’existence du vide, qui pourtant pourrait à tout moment s’enquérir d’eux. Il leur faudrait mettre au moins autant de soin dans la conceptualisation du vide qu’à l’élaboration de mythes attendrissants. Cessez de fixer anxieusement vos pieds et observez le firmament. Vous n’y verrez pas de l’herbe, et des fourmis et des gendarmes y grouiller, mais un simulacre des accueillantes portes de ma demeure.
    L’univers, la pléthore de non-vie ; il faut tant de peine à la vie pour s’y faire une place. Et l’humain, qui n’excelle que dans l’ethnocentrisme, aime à se faire appeler « être de raison », mais n’en use toujours pas.

    Bien que j’eusse préféré que la sagesse d’Epicure touche davantage d’humains, je dois reconnaître que les voir s’épargner les tourments que cause la mort m’ôte en culpabilité. Les tourmentés me parviennent, tout putréfactifs et déboussolés qu’ils sont, et le spectacle qu’ils offrent alors serait ébranlant  pour le plus stoïque des stoïciens. Souvent, ils observent confusément le vide absolu, leurs yeux aveugles grands comme des soucoupes.  Ils marmonnent des choses comme : « Il est là. Il est là, ce vide que j’ai craint toute ma vie », de nombreuses fois, pour faire peser les mots autant que les marasmes.
    Et du haut des myrillions de non-vies de mon manoir, si, d’ordinaire, j’aurais rétorqué au tourmenté que son visage m’était familier, que je l'avais détaillé déjà des milliers de fois dans d’autres lignes d’univers et dans des états tous plus moribonds les uns que les autres, qu’il n’y avait donc pas matière à angoisser ; là, je me taisais solennellement et ne puis que me réjouir du noir, qui lui épargnait un sens : la vision de son macchabée.
    Semble-t-il que pour les êtres de passions, la pire des afflictions puisse être la privation de sensations.

    Les nouveaux-morts – reconnaissables à leurs cordes vocales encore fonctionnelles- en profitent pour houspiller les tourmentés de questions. S’ils n’ont pas d’yeux, leurs trous d’orbite affectent une forme d’inquisition. C’est que l’on oublie vite ce qu’était la vie, lors même que l’on ne se trouve que dans le jardin de l’exuvie. Les paroles à l’effluve de vie sont des bouffées d’oxygène pour ceux qui peinent à respirer.
    « Comment c’était, d’être ? » demandèrent-ils en cœur avec difficulté.
    De son visage déjà vide, dénué de dents et de globes oculaires, l’humaine s’échina à répondre, lentement, en butant sur les mots, tout en tentant de retenir les morceaux de peaux sanguinolents qui suintaient de son crâne.
    « Plein de couleurs. Plein de couleurs, mais surtout des couleurs fades.
    Et éphémère. Avec un triste arrière-goût d’injustice.
    - Et comment c’était, de ne plus être ? demandèrent-ils d’un ton égal.
    - Plein de surprises. Plein de surprises, mais de surprises faites de plomb. Cette arme, c'était du plastique, quatre explosions en moins. Si vous aviez des yeux, vous pourriez sans doute les voir, logées dans ma poitrine et mon cerveau. Elles rendent tout immense et rouge. Son regard est immense, et quand je le croise, il tire à nouveau. Et là, c'est noir. Je sens mon corps flasque, l’expression que j'arbore en-deçà, crevée sur le perron, doit laisser à désirer. Plus personne ne va me reconnaître. J'espère qu'il va nettoyer. »
    Bientôt, sa voix ne fut que déglutitions et raclements de gorge laborieux. Celle-ci s’était faite trop bavarde, et elle avait avalé toutes ses dents sans même s’en rendre compte. Quelques nouveaux-morts étouffèrent alors un rire nerveux, avalant quant à eux leurs dernières dents.

    L'édentée s'avance hasardeusement, avec conviction, puis tâtonne afin de trouver la poignée des larges volets. Son enveloppe corporelle, sa mue de reptile, impropre, siffle et s’évapore comme l’eau chaude d’une théière. Des nuées fuligineuses s'en échappent et ne laissent plus qu'une silhouette opaque, lisse et noire.

     

     

    Alors, en quelques millièmes de secondes, elle est happée par le vacuum, et plus aucun pronom ne peut lui être attribué.


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