• Marasmes

            Faute de pouvoir soutenir sa propre bêtise, la vieille porte des bas de contentions. La peau de ses bras pend et gigote au rythme des cahots du bus. Elle a l'air tout à fait folle, à parler seule avec frénésie. Un virage l'envoie valdinguer de l'autre côté du bus, puis elle se rue sur la barrière comme un matelot s'accrocherait à la poupe après avoir manqué de passer par-dessus bord. Regarder par la fenêtre ne la divertit plus, alors elle cherche un nouveau coin pour marmonner. Une autre fenêtre, peut-être.
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          Je crois que dans la plupart des cas où nous sommes témoin d'un méfait - une atteinte à la propriété, par exemple -, ce n'est pas un sentiment de justice qui nous pousse à agir pour réprimer son auteur, mais une envie mégalomane : celui d'être la main qui punit. Est-ce que, lorsque je poursuis l'escroc ou le voleur, ce n'est pas tant parce qu'il est un escroc ou un voleur et que j'ai eu la clairvoyance de le comprendre, plutôt que parce que je veux éviter à mon prochain d'être victime de ses méfaits ? N'est-ce pas pour me prouver à moi-même que je suis assez intelligent pour m'éviter d'être déniaisé de la sorte ?
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         Je me traîne comme un fardeau. Il y a des personnes et des personnes qui se sont tuées pour moins que ça ; des personnes qui avaient du talent et de jolis petits minois mélancoliques. Ils avaient le talent et le petit minois, et pourtant, ils en ont fini. Il ne me semble même pas posséder de pareilles choses, et pourtant… J’ai été bien programmée, car je ne pense qu’à vivre.
         Quand je pense à la fin, j’ai le vertige, alors je divague… Je me dis, peut-être la réincarnation, peut-être l’enfer – car je ne crois pas au paradis, encore moins pour moi - : c’est toujours mieux que le rien. J’accepte mon ignorance avec une extrême complaisance car elle laisse libre cours à mon imagination.
         Moi qui, si fièrement, brandissait mon athéisme, il me fait trembler, maintenant, car je me sens vieillir et ne peux plus me lover dans le confort de ma jeunesse. Je songe à me persuader de quelque dogme délicat pour m’ôter à la mort insoutenable.
         En l’attendant, je me traîne comme un fardeau. Et pour cette attitude, je suis proche de m’exécrer. Ce n’est que par le même instinct de survie qui me pousse à ces fantaisies morbides que je ne m’abandonne pas à la haine de moi-même. Je me hais, mais doucement. Je ne supporte pas mon poids et le regard des autres et ce que j’en imagine d’impitoyable. Ah, dans leurs yeux… Je me vois laide, laide, laide, pire encore, insignifiante, et j’aimerais autant les leur crever ! Leurs yeux ! A qui, au juste ? Je ne sais pas !
         C’est une évidence que j’ai l’outrecuidance d’oublier, ce droit de naissance qui me rend inapte à l’amour. Je ne m’y suis toujours pas résolue ! D’où me vient-il, ce satané droit de naissance ? De mes cordes vocales, qui ne portent pas ma discussion et en désintéressent tout un chacun ? Ou alors, est-ce ma discussion elle-même qui se fait insipide ? Mon regard qui manque d’intelligence ? Mes sourires qui paraissent faux ? Qu’est-ce qui cloche chez moi ?
          J’ai cette impression d’être ailleurs, insaisissable par le commun des mortels. J’observe les autres avec cet air répugnant d’infériorité, admirant leur habilité à converser. Je les vois développer des relations et je me vois demeurer dans cette détestable constance. Je ne souffre pas de solitude. Il m’en coûte, mais c’est peut-être d’un manque de reconnaissance dont il est question. A qui apporté-je du bonheur ? Ne serait-ce qu’à moi-même, je n’y parviens pas. Pourtant, je ne peux pas me résoudre à aller mal ; aller mal, un tas de gens le font déjà. Je vais, simplement et sans but.

         Plus encore, je ne supporte pas mon manque de productivité. A mesure que je n’écris pas, que je ne dessine pas et que je ne cours pas, je dénue mon existence de saveur et la vide de son sens. Ce temps que je n’emploie pas là-dedans, je lui fais une extrême offense, je le consacre à des futilités, c’est à hurler. Le consacrer à des individus malsains lui fait encore plus offense que mon oisiveté.
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           Je n’avais pas pensé à cet aspect du phénomène, jusque-là. Si Emma a demandé à être incinérée, qu’elle n’a pas souhaité de cérémonie, c'est parce qu’elle voulait effacer son existence, tant matériellement que symboliquement. Et moi, qu’ai-je fait de sa mémoire, pendant tout ce temps ? Je l’ai ranimée, encore et encore, par écrits ou simplement en la caressant dans mes pensées.
          Je croyais lui faire honneur, mais je n’ai pas respecté ses dernières volontés.
          (C'est étrange de parler de dernières volontés quand leur attribut est une adolescente de seize ans.)

           (Maintenant que j’écris, c'est comme si je respirais à nouveau. J’ai demeuré dans une telle privation d’oxygène que chaque bouffée m’est, quoique revitalisante, douloureuse.)

            J’ignore s’il est de choses qui ne m’échappent plus, désormais – et ce désormais, c'est la personne qui est moi-même et qui est profondément changée ; qui, en conséquence, ne sait plus tellement ce que c'est que « je ». Peut-être qu’à l’époque, je remarquais d’autres choses ?
           Ces derniers temps, je ne sais même plus ce que c'est, « ces derniers temps ». Je me sens étrange. Je pourrais aussi dire que je me sens folle, dépassée par le flot de pensées qui se succède sans s’essouffler dans ma tête. J’ai l’impression de ne plus rien contrôler et de ne plus rien pouvoir affirmer de ce que j’étais avant.
           J’ai l’impression d’être née, ces derniers temps.
           Celle que j’étais m’est bien plus étrangère que ce que les autres sont. J’ai oublié le principe qui régissait mon esprit à l’époque. Il me semble que tout était bien plus calme et simple, que les pensées ne me tambourinaient pas dans les tempes. Il m’arrivait souvent de ne penser à rien, paisible - condition qui est fort éloignée de la mienne maintenant. Ma condition est à double tranchant : avec le caractère intrusif de mes pensées, de nombreuses informations sur le monde extérieur me parviennent ; cependant, l’encombrement dans ma tête désinhibe ma parole et me fatigue.


           Peut-être que je trouve simplement étrange d’être en ayant conscience de sa finitude. Je vis si intensément que j’ai l’impression de vivre mes derniers instants.


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