• Mon surmoi à la bienveillante expression de Bouddha

          Elle parlait d'amour avec calme, douceur et assurance ; pourtant, elle avait des paroles plus sages que ceux qui s'émouvaient de jolis yeux.
    Dans sa tête, une parasitique fourmilière manquait de lui faire perdre la raison. Elle tenait bon ; plus pour longtemps, car elle brûlait maintenant d'un nouveau désir. 
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         Au départ, Brade s'était abîmée dans un Eros terrible. Elle observait ces deux silhouettes du haut de sa geôle, celle qu'elle abhorrait et celle qu'elle chérissait, et bientôt, des stries lui dégoulinaient des joues et sa chemise blanche se tachetait de rouge. Elle déployait tout son sang à les projeter dans la Géhenne, et n'y manquait pas. Les vaisseaux de ses yeux, de son nez, les points de suture, les croûtes des plaies rompaient à l'unisson, et cette femme intrépide baignait dans son propre sang, fiel noir.
          Elle n'avait jamais aimé auparavant, mais elle connaissait bien la haine sa sœur. Elle vit le spectre vorace auprès du Détesté et sourit ; elle avait un allié dans la vengeance.
    La consécration qu'elle avait à sa tâche lui valut de ne pas prêter oreille à ce qui se tramait autour d'elle. Déjà elle gisait sur le carrelage. Brusque retour sur Terre.

     

    Mon surmoi à la bienveillante expression de Bouddha



       Qui était le pire, de l'éphémère Eros ou de l'altruiste Agapé ? Car désormais elle avait capitulé, elle le devait, sans cesser d'aimer, et sans haine. Le temps aida.
       Elle s'en trouvait toute transformée. Elle songeait au rare sourire de Junsee lorsqu'elle sentait la colère la gagner, et elle fléchissait instantanément. Lorsque la rancœur qu'elle tenait de son amour unilatéral brûlait dans sa poitrine, elle songeait à la dépression de Junsee, à ses bras écorchés, et elle ne pouvait plus tenir rigueur à tant de fragilité. Elle était droite et juste saisissant les opportunités, dédaignant les infortunes. Le soir, elle se contentait docilement de fumer son houka et d'en regarder la fumée s'en dégager pour trouer la noirceur de sa chambre. Parfois des grincements et des claquements dans les couloirs venaient troubler la douce incandescence de la pipe à eau. Elle espérait chaque fois que ce fut ceux des pas de Junsee sur le plancher en la rejoignant. Le silence les précédait et l'excitation retombait.
      Faute d'autres occupations, elle s'en remettait à son imagination, à son côté metteur en scène qu'elle exploitait plus que jamais dernièrement. Elle se figurait la conversation qui la pousserait à se déclarer, le baiser passionné ; elle se figurait la stupeur et le dégoût, et la présence occasionnelle se substituer à l'absence totale ; quelque réalité alternative, où à son amour répondrait une injuste luxure ; ce cou lisse et blanc s'offrir à ses crocs - et sans doute qu'aucun de ces scénarios ne s'approcherait de la réalité. Elle attendait incessamment dans sa chambre anesthésiée ; mêler le parfum gracile de la femme qu'elle aimait à celui du tabac et de l'alcool.
       Étendue, nue, plongée dans ses draps propres, un léger courant d'air caressant ses hanches, le corps de Brade faisait tache au sein de cette sanité. Elle tentait de se remémorer la joie que ce fut de l'avoir à ses côtés ces soirs-là, d'effleurer ses doigts en lui donnant l'embout du houka, d'entendre sa respiration et son rire et son sourire au clair de lune, sans jamais en pouvoir percer l'énigme ; et cette seule idée retenait les larmes de creuser ses paupières et les lames de lacérer la peau. Peu à peu cette vision harmonieuse se dérobait à ses souvenirs pour se replonger dans l'obscurité de la nuit et de l'oubli. Peu à peu le clair de lune qui dessinait son visage disparaissait pour nimber l'univers d'un opaque voile noir.
       Brade glissa la main sur son cou pour chercher le creux que la corde y avait formé.
    ----

       Junsee un jour s'était levée avec clairvoyance.
    Le ciel était bleu, quelque peu nuageux.
    La chambre était un capharnaüm, elle se l'avoua.
    Elle aperçut son corps dans le reflet de la baie vitrée et se surprit de sa maigreur et de toutes les coupures qui enveloppaient ses membres.
      Elle vit avec le regard pur de l'enfant - un regard qui s'abstient de tout jugement arbitraire en cela qu'il est neuf. Il lui sembla qu'elle avait toujours observé les choses aussi simplement ; qu'elle n'avait pas cherché de la beauté ou de la laideur dans ce qui n'en avait pas, ou peu, ou trop.
      Malgré ses maux de tête, elle se sentait apaisée. Elle se posta face aux gratte-ciels, tous imposants, tous les mêmes, sans plus ressentir ce sentiment d'écrasement, de petitesse, familier mais lointain. Avec ses yeux d'enfant, elle se sentait de dire la vérité, et par cette vérité, elle se transcendait.
      En rejetant la tête en arrière, elle aperçut un corps d'homme dans ses draps, étendu de tout son long et profondément endormi. Sa longue chevelure blonde épousait la forme de ses épaules, dont les muscles, aidés par la position, ressortaient, dessinés et sculptés comme l'Apollon de Léocharès. Sur la table de chevet étaient empilés plusieurs livres, Kafka, Kant, Nietzsche, Aristote, qui n'appartenaient pas à Junsee. Elle devinait dans les traits de cet homme une certaine finesse qui lui parut pourtant grossière.
        C'était un bel homme, et cultivé, de surcroît.
      Elle se souvint soudainement : cet homme partageait sa vie depuis un peu plus d'un an et elle l'aimait, ou quelque sensation proche. Elle se retourna pour le détailler, prise d'intérêt pour cet étranger. Une singulière sensation poignait dans sa poitrine, et se précisait à mesure qu'elle s'approchait de lui. La tête courbée, à quatre pattes sur le lit, son visage n'était plus qu'à quelques centimètres du sien. Elle ne parvenait pas à formuler ce qu'elle ressentait par les mots. La simplicité de son ressenti la déconcertait, elle qui avait l'habitude des émotions complexes, ambivalentes, absconses. Pourtant, la clarté et la distinction de sa pensée la frappa comme une évidence qu'elle avait longtemps ignorée. Elle ne put retenir un cri :
    « Par l’Équilibre ! »
      Et, s'étant écriée, l'homme ouvrit péniblement les yeux pour trouver ceux de Junsee ouverts grands comme des soucoupes, tout près, trop près de lui.
    « Par l’Équilibre, elle répéta, ce qui était une manière de jurer en vogue en ces temps-là, Ce que tu es laid ! »
      Et Junsee d'ajouter, avec un regard inquisiteur pour le ciel, les mains jointes :
    « Mais qu'est-ce qu'un homme aussi laid fait dans mes draps ? »
      Naturellement, l'homme haussa un sourcil pour signifier son incompréhension. Junsee prit la posture presque condescendante du pédagogue, syllabes par syllabes, doucement, avec des gestes pour accompagner les mots.
    « J'en appelle à ta raison, à toi, le lecteur de Kafka, Kant, Nietzsche et Aristote. Tu dois en savoir des choses, sur le logos. Alors explique-moi ce que tu fais là, si tu as tant de bon sens, car je ne me l'explique pas. Nous nous aimons salement. Oh ! Je t'exècre, même. Et ne prends pas cette mine consternée, car tu m'exècres bien mieux encore. La beauté de ton corps et de tes traits est indéniable, et tu dois avoir du succès auprès des femmes ; tu n'en es pas moins, en somme, tout à fait laid. Maintes fois je t'ai vu me dédaigner, cessons la feinte innocence ! Aujourd'hui plus que jamais, tu te demandes si mon esprit n'est pas affreusement imbécile. Tu peux détailler toutes les aspérités de mon visage à cette distance : vas-y à l'envi ! Mais ma langue ne se nouera pas, et je parlerai sans discontinuer si je persiste à nous voir dans une situation aussi ridicule qu'improbable. (L'homme éberlué commença à se saisir de ses effets sans moufter.) Bien : toi aussi, tu es plus perspicace que jadis ce matin. Sache, avant de me blâmer dans ton esprit pour ma stupidité, que nous en sommes tous les deux coupables. Regarde-toi, pédant avec tes livres ! Ils ne t'empêcheront pas d'être stupide, crois-moi. Maintenant, tu baisses les yeux. Parfait.
      J'ai connu la mort, moi aussi : pour autant, je ne me suis pas arrêtée de vivre pour les morts, mais par désespoir, ce qui est autrement plus glorieux. Et tu aimes et tu te définis par la mort. Quel impudent mépris ! Moi, cette pauvre morte, je la plains d'avoir péri en t'aimant, car ce devait être de ces insalubres amours comme le nôtre. Tu relèves les yeux. Et ces éclairs dans tes yeux, ils te murmurent insidieusement : « Elle a raison. » Tu n'as rien à y redire. Je t'ai donné de ma clairvoyance, remercie-moi, plutôt, de ne pas l'avoir gardée égoïstement. (Désormais totalement habillé, son sac sur le dos, l'homme las attendait la fin du discours logorrhéique pour s'exprimer.) Que tu es poli, c'est ravissant. N'attends pas vainement. Je ne sais plus m'arrêter, et sûrement que je continuerai seule après que tu aies claqué la porte. Tu veux te défendre de sentiments si laids. Penses-tu ! Je ne me réjouis pas non plus d'avoir des sentiments si laids. Si l'ego ne sert qu'à embellir de prosaïques réalités, alors il trompe et il faut nous en garder. (Junsee se lève pour tournoyer gaiement devant la baie vitrée.) Finis ! Finis, les amours insalubres pour combler le vide des nuits. (Elle étend le bras.) Tout, ou rien. L'Amour, ou rien. C'est assez de prendre nos petites âmes pour des décharges. (Elle tend la jambe.) Elles sont capables de bien jolies choses, et nous nous empêchons de les sentir par manque d'amour-propre, parce que nous n'avons pas l'audace d'être en paix dans la solitude. (Elle tourne sur elle-même avec la pointe de son pied.) Je suis heureuse, ainsi. Je n'ai vraiment pas besoin que tu parles. Je pense même que tu détruirais l'harmonie du moment si tu parlais, car ce serait plat, comme d'habitude. Il y a quelque chose de beau à sortir le langage de ses gonds. Il fait des merveilles de divertissement. Comme l'Amour. Voilà deux choses que l'on fait très mal : parler et aimer. C'est assez de vingt-deux ans d'aporie du langage. Aujourd'hui la parole se libère. Ce qui maintient mon âme dans le caniveau n'est autre que ta présence ici. Quand tu seras parti, j'aurai la pureté d'un nouveau-né. Ma peau sera douce. Mes yeux seront d'un enfant ! Et ils charmeront de belles âmes, et ils Aimeront. (Au hasard d'un de ses tours, elle remarque que l'homme n'est plus là. Elle hausse les épaules. Elle glisse ses mains sur ses bras, réjouie.) Mes soliloques ont plus de sens qu'aucune des paroles que j'ai échangées. Dire, c'est souvent pas grand-chose, mais parfois, c'est faire. Il est parti parce que j'ai vraiment parlé pour la première fois de ma vie. D'aucun s'exclamerait : « Ce langage est invraisemblable ! ». J'ai la voix d'un enfant et ce langage est le sien, qui me vient de la manière la plus naturelle qui soit. »
      Elle trébucha contre le sommier pour s'écraser sur le lit, non sans éclats de rire.
    « A (Elle rit.) moi... (Elle rit.) de jouer ! »
      Depuis ce jour, Junsee ne s'est pas arrêtée de soliloquer, trouvant plus d'authenticité dans sa solitude que dans n'importe quel dialogue.


  • Commentaires

    1
    Mercredi 10 Avril 2019 à 21:09

    Je dois avouer ne pas avoir le courage de lire le texte pour le moment, mais je tenais à dire que je trouve le dessin... intéressant, déjà, en fait. :o Sans que ce soit THE art trop bien dessiné, j'aime beaucoup le style et.. le dessin dans l'ensemble. ^^ (quand bien même il soit "so dark". :')

      • Jeudi 11 Avril 2019 à 18:22

        Merci ! :D
        Il faut dire que la plupart de mes dessins sont réalisés en cours, paradoxalement je ne poste que ceux-là car ils ont le mérite d'être finis n_n" 

    2
    Jeudi 11 Avril 2019 à 18:29

    Aaah, pas bien! Petite rebelle. x) Mais bon, au moins on a droit à des finis, et celui là valait le coup d'être fini!

      • Jeudi 11 Avril 2019 à 18:50

        J'ai toujours fait ça haha ! 
        Mais dès que j'aurai fini mes concours je vais faire des trucs plus élaborés :) 

    3
    Jeudi 11 Avril 2019 à 18:51

    Oh-hoooo? Des projets? :p

      • Jeudi 11 Avril 2019 à 18:56

        Beaucoup ! Je vais m'essayer à la photographie plus sérieusement, j'ai deux illustrations et une petite BD (max 20 pages je pense) en travaux :)

    4
    Jeudi 11 Avril 2019 à 18:58

    Ah en effet, quand même! :) Tu vas avoir de quoi t'occuper, c'est chouette!

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