• Ne lisez pas ; il y a de quoi avoir honte

       N'y a-t-il rien que le vide pour traverser mon esprit ? Enfin, pourquoi s'endort-il en même temps que mon corps impuissant ?
       Je serais tentée de justifier cette léthargie comme j'aime toujours à le faire : en observant les vices qui sont les miens à la loupe. L'acédie est le premier de mes vices. En même temps qu'elle alourdit ma plume, elle l'inspire. Elle est grande et puissante, et mérite bien des consécrations tant elle semble naturelle pour les hommes. Je me suis décrite désespérée à de nombreuses reprises, sous sa terrible emprise. J'aime à grossir ses traits et à me rendre plus paresseuse que je ne le suis réellement lorsque je la dépeins.
       Pourtant, consacrer une énième pensée à l'acédie me paraît inapproprié, ce soir. Quelle déception pour l'allégorie ! La vérité est plus basse encore que celle de l'acédie. Je le sens : mon esprit est occupé par un nombre phénoménal de velléités.
       Les beaux sentiments je les sentis jadis, mais il me semble qu'ils sont désormais bien laids. Voilà que les amours vaines refont du leur. Malgré la laideur que je leur reconnais de bon gré, je ne peux m'empêcher de vouloir y plonger tout à fait. En ces temps d’ermitage, c'est là ce que feraient la plupart des hommes placés dans la même situation, pour combattre l'ennui.
       Ces sentiments, je leur veux affecter tous les pires défauts, et ils me charment d'autant plus qu'ils n'ont aucune prétention. Je les blâme pour l'infidélité dans laquelle ils me placent, sans jamais avoir tenté de les réprimer ; je les méprise pour l'artifice duquel ils découlent, animée par la naturelle nécessité d'exciter mon âme ; enfin, pour tous les jolis mots qu'ils feraient passer pour des mensonges. J'observe dans tous les regards réprobateurs moins de sévérité que dans celui que je leur porte, aussi me suis-je punie tout ce temps en dénuant ma plume de toute considération à l'égard de ces questions.
       Je me sais démunie face aux plus simples et aux plus complexes des circonstances que l'homme connaisse. Je suis devant un public dont j'ignore tout, et j'ai à cœur de le charmer. Je m'évertue en petites pirouettes maladroites, tout en guettant, attentivement mais vainement, les expressions de mon merveilleux public. À mesure que j'exécute mon tour, les certitudes et les doutes se succèdent les uns aux autres en une torture perpétuelle. Ce n'est pas faute de l'avoir préparé ; d'avoir répété le tour à maintes et maintes reprises, d'avoir demandé l'aide gracieuse de mes amis, bienveillants mais rieurs ; j'ai pensé à ne plus réfléchir, aussi, et à me produire aussi fidèlement que possible, mais penser à ne plus réfléchir, c'est déjà réfléchir ; enfin, tout naturel me semblait proscrit par les réflexions qui me traversaient de trop l'esprit, et je pensais que ma prestation devait, en conséquence, se montrer tout bonnement médiocre...
       Je me vois, il y a un an, toute paniquée que j'étais, à m'imaginer balbutier des mots que je n'osais même pas dire. J'ai conscience que c'est ce qui gâte encore ma prestation. L'utilisation de cet adjectif porte à la moquerie, tant il a été dénaturé par les plus bas esprits, et c'est ce pourquoi il me sied tout à fait : je suis timide. Une tiédeur familière envahit mon corps à ces phonèmes, puis des frissons d'effroi.
       De nombreuses théories me viennent pour expliquer cet adorable état, mais j'ignore quelle en est la véritable source. Mon orgueil a été malmené par de nombreux événements, mais il me semble si insignifiant à l'heure qu'il est que je ne le reconnais pas coupable.
       Je songe que les mots pourraient me manquer. J'ai plus encore peur de l'intérêt que du désintérêt.
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       J'ai rêvé. Je le regardais, dans la distance.
       Insignifiante. Il était rayonnant, comme toujours, mais il n'était pas destiné à rayonner pour moi.
    « Tant pis », j'avais pensé, comme pour l'invoquer.
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       Je pense à écrire à longueur de journée, mais je ne le fais pas. Mon imagination n'est pas très musclée.

       Je pense que je lis ; pourtant, il me semble que je suis toujours ailleurs. Que les sentiers que j'emprunte sont brumeux, et que ceux des auteurs sont dégagés.
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    Je ne sais de quoi parler tant j'ai à dire

    Cette haine viscérale elle m'inspirerait jusqu'à la mort
    Leurs traits exécrables je pourrais les dépeindre de façons toutes plus immondes.

    Je pourrais parler de mes ailes que j'ai déployées,
    De mon vol gracieux dans les cieux irisés
    De la beauté de ce que j'ai surplombé - avec nostalgie, recroquevillé.

    Je pourrais écrire le sang des infortunés
    Que mes hantises de toujours et leurs sourires tordus
    Se plaisent à exhiber ; ah, la pauvre oscillation...

    L'inspiration me vient souvent à l'heure de mettre en lumière les défauts
    Qui par milliers, trouent et enlaidissent mon visage
    Lui conférant une attachante et vicieuse humanité.

    Les méandres des amours absurdes
    J'aime à m'y perdre vainement, et en toute lucidité
    J'y consacrais des mots à en vomir !

    Hélas, rien de nouveau sous le soleil... Tout me reste à inventer. 
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       Lui écrire des mots d'amour ! Quelle lourde tâche il lui demandait !
       Car si elle n'avait guère écrit sur les sentiments qui l'animaient, c'était pour ne point avoir à mentir. Elle le savait : si jadis, on employait les mots au charme, jamais elle n'avait pu les utiliser à l'instar d'instruments ; ils ne pouvaient rien dire qui ne soit dans son cœur. En même temps, cette tendance la mettait à mal lorsqu'elle devait se mettre à l'œuvre. Elle ne pouvait pas écrire sur n'importe quel sujet. Il eût fallu qu'elle créa, à mesure de son récit, les sentiments dont ils étaient emprunts ; mentir était formellement exclu. Elle ne parvenait pas à se dire si c'était son écriture qui était soumise à son cœur, ou bien l'inverse.
       L'idée lui avait plu, fut un temps, car elle n'était emplie que de bons sentiments. Elle lui plaisait encore, d'ailleurs, car elle aimait flatter ; enfin, elle détestait bien plus encore mentir avec la belle lettre qu'elle n'aimait flatter, aussi sa décision était vite prise.
       Les mots les plus bénins lui paraissaient terribles lorsqu'elle songeait à ce qu'elle avait dans le cœur. Elle n'était pas dans la surenchère que c'en était déjà insoutenable. Elle ne culpabilisait pas tant de ce qu'elle ressentait, d'ailleurs, mais de ne rien pouvoir y laisser transparaître dans ses phrases. Elle n'avait jamais cherché à réprimer quoique ce soit, tant un rien la divertissait ; et ce qui la divertissait, c'était toujours ça de pris pour son inspiration. Elle devait bien admettre que, quoiqu'elle ne doutât pas de son amour à son égard - elle n'en avait pas envie, les choses étaient déjà suffisamment complexes -, elle n'avait pas le cœur à écrire pour lui quelques mots romantiques.
       Figurez-vous, enfin ! Lors qu'elle n'attendait que la réciprocité pour commettre l'adultère, il lui demandait des mots d'amour ! Qu'elle s'y adonne ou non, cela n'était le fruit que de concours de circonstances, et en son for intérieur elle sentait déjà qu'elle avait trompé, bien qu'elle se réjouît de la tournure des événements. L'adultère, c'était déjà bien assez de vice, il ne fallait pas non plus lui demander d'écrire des mensonges ! Tout au plus, elle ne pouvait écrire que des mots d'amour contrastés par son impiété, et elle savait bien que l'impiété, bien loin de flatter, fâchait terriblement. Elle était de bonne foi, malgré tout. Par son omission, elle avait voulu s'épargner toutes les contrariétés, et elle n'avait nulle envie de les subir par caprice de son cher et tendre. Cela ne plairait à personne, même pas à lui. Il se mordrait les doigts d'avoir eu de tels désirs.
       Parfois, comme elle aimait à parler de ses vices à ses amis, elle avait presque envie de les conter à son compagnon. Les vices l'excitaient comme une puce ; ils la portaient à ébullition ; elle aimait toutes ces sensations, et en parler ne faisait que les exalter. Elle se doutait que le sujet ne plaisait pas autant à ses interlocuteurs qu'il ne lui plaisait, mais la plupart acceptaient leur sort avec une gracieuse amitié. Elle en était infiniment reconnaissante.
       Ce n'était qu'un sursaut de la raison qui l'empêchait, chaque fois, de se jeter dans la gorge du loup. C'est dire combien elle aimait ragoter ! À vrai dire, son silence la chagrinait ; elle manquait tant l'occasion d'être sincère que de bavarder. Elle ne pliait pas, toutefois, par amour et par fainéantise.
       Ce jour-là, fatalement, rien ne sortit de sa plume qu'un récit à la troisième personne pour tenter d'expier sa faute.
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       Est-ce un inconnu que je rencontre demain ? Un calme étrange m'emplit à cette perspective. L'excitation n'est qu'une déduction que je mets en scène à l'envi. J'ai tant de souvenirs, mais ils me semblent tous si lointains. Nous ne nous sommes pas vus depuis un peu plus d'un mois et je sais que je suis capable de m'habituer à son absence ; d'aimer mon temps sans lui. Peut-être aurais-je pu continuer longtemps encore.
       Ma tendre solitude s'apprête à me quitter et je lui jette, à regret, un regard empli d'amour. Les romans nous parlent de trésors inestimables, mais il me semble qu'il n'y a rien dont je ne puisse pas me passer. La chaleur manque à mon cœur devenu si froid. J'aimerais qu'il soit plus poète, car c'est ainsi que je m'aime.
       Tous les jours, je sors gaiement au soleil. Il me manque le sourire d'un ami.
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       Les adieux et les retrouvailles, ce sont toujours les moments d'une forte émotion. Ou, du moins, c'est ainsi qu'on aime à les conter. Or, récemment, je peine à mettre en œuvre mes effets - ou alors, je les ménage comme une actrice.
       Le voilà larmoyant, heureux de me retrouver, me couvrant de mille mots doux ; ce trop-plein de beaux sentiments, je me le prends en plein visage, il englue chacune des actions que je pourrais faire spontanément. Et parce que j'aime, justement, je ne dois pas trahir la répulsion que me provoque ce ras de marée. Soudainement, alors, ses yeux larmoyants trouvent écho dans les miens. Je songe à mon père qui dîne seul tous les soirs, et mon bien-aimé n'y voit qu'émotion à son égard. C'est ainsi que l'on ment avec authenticité. 
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       J'aurais pu l'écouter des heures durant ; me jeter à ses pieds et lui servir les paroles les plus sages. Sa reconnaissance, qu'il faisait perceptible, était plus estimable que n'importe laquelle de mes attentions. Je pouvais facilement m'y laisser aller, aux soins, mais j'y prêtais attention. J'étais même d'une vigilance extrême, car l'amour, sincère et indiscutable, effraie, et c'était la dernière des choses que je voulais.
       Du reste, je me surprenais dans ma grande tendresse à son égard, et je la gardais, comme à l'accoutumée, tout à fait mienne.
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       Je surprends le dragon Ënos à gémir, tant d'années plus tard. Il jubile à leur malheur et fond en larmes à la perspective de leur bonheur. Il veut la justice dans le sang.
        Le reptile supporte la vue des êtres pathétiques, mais seulement s'ils affectent un air de tristesse. Autrement, il appelle ces créatures des traîtres. L'infortune, il ne veut pas la reconnaître ; il faut constamment châtier pour la bannir.
        Dans la chapelle noire, je l'entends prier la punition.
    « Faites, s'il vous plaît, que d'atroces souffrances leur soient infligées ; et après cette formidable opération, faites, enfin, qu'ils se repentent pour m'apporter la paix, car de brûler je n'en peux plus. »
        Un reflet rouge continuait à se projeter sur les vitraux de la chapelle. 
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       Il fallait que je l'écrive. Qu'était-ce ? Leur amour les rendait encore plus ravissants qu'ils ne l'étaient déjà eux-mêmes ! Leurs sourires étaient d'une sincérité que je n'avais jamais sentie dans les miens. Je me sentais si petite devant leur bonheur ; il me semblait que s'il était si éclatant, c'est parce que moi-même je ne dégageais aucune lumière ; la moindre qui parut et c'était à en plisser les yeux. De mes mains noires je ne pouvais que les adorer, car ils savaient faire ce à quoi j'avais toujours échoué.
       J'aurais voulu leur écrire que tout ce qu'ils m'avaient montré était beau, mais j'avais déjà effrayé avec mes esclandres, par le passé. Les élans poétiques, cela ne fait vraiment plaisir qu'à bien peu de gens. Du reste, ils ne visent qu'à faire sentir la petite vertu de leur auteur. Il valait mieux pour moi de cacher ces sentiments indignes... Ceux-là, parmi d'autres... À enterrer, profondément.


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