•      Les églises parisiennes sont particulièrement belles. Il y règne une atmosphère qu’on ne trouve que dans d’autres lieux de cultes. J’y suis mon ami l’Echassier, fervent catholique. Il s’y rend le plus souvent possible, son salut en dépend ; il a une manière très manichéenne de parler de ses actions passées, genèse tumultueuse destinée à donner en relief à sa piété actuelle. Il se comporte en pécheur repenti, ancien hérétique, ingrat, en somme ; il a renié sa religion pour y retourner comme dans les nippes de sa mère. Je suis certaine qu’il a demandé pardon à Dieu un millier de fois, qu’il en a pleuré, beaucoup, mais de joie surtout, de constater qu’il lui offrait encore le pardon et plus encore, la salvation. Il se rend tous les jours à l’église, quelques instants seulement parfois, et jamais sans s’agenouiller et faire ses signes de croix ; par sa mission quotidienne il devient le personnage principal d’un RPG, missionnaire d’une foi qui se perd. Non seulement il en a l’attitude, mais encore il en a le phrasé, parle comme un illuminé, souhaite s’accomplir par la guerre – et par extension, par la mort -, en servant son pays ou autre connerie de cet acabit.  
         Lorsqu’il part dans ces élans-là, parfois au mépris de la tranquillité que requiert ma propre activité, je ne réponds pas ; je le regarde amusé, et regrette qu’il n’y ait pas davantage de bêtes s’exprimant aussi intensément. Au mépris de nos divergences politiques, nous sommes de la même espèce : c’est peut-être un truc d’écrivains. Il m’a suffi de mentionner le nom de son auteur préféré pour entrer dans sa vie.      
         Dans l’église, avec mon t-shirt ample, mes chaussures compensées et mes chaînes, je suis considéré avec curiosité. Pourtant, comme tous ceux qui s’agenouillent et lèvent la tête au ciel, je viens me recueillir en âme tourmentée - à la différence que ce n’est pas Jésus accompagné de ses apôtres que j’aperçois au plafond, mais moi-même, épaules couvertes d’une toge, sceptre à la main, une couronne dorée sur le crâne.      
         J’observe les fidèles que la foi fait redoubler de ferveur et je comprends qu’ils sont là pour les mêmes raisons que moi. Ils ont peur de vriller, eux aussi. Ils ont peur de ce que l’avenir fera d’eux. De prime abord, pourtant, aucun ne sort de l’ordinaire. La folie ne transpire pas de leurs pores. J’aime l’humilité de cette attitude : ils se mettent à genoux devant tout le monde, larmoient, marmonnent frénétiquement leurs vœux, échangent des regards compatissants avec les autres fidèles, glissent leurs mains dans celles des prêtres, véritables déambulateurs spirituels. L’Eglise est un lieu qui ne connaît pas la honte. Je fais exactement la même chose, lorsque j’écris. Je me roule par terre et gémis :           
        « Le monde n’est pas tel qu’il devrait être, je me sens seul parce que je suis fou, personne ne comprend ce qu’il se produit dans mon cerveau, j’ai mal, j’ai mal, j’ai mal (!!!), tous les jours je me lève le cœur serré entre les crocs de l’angoisse, voilà ce qu’il m’est arrivé, voilà pourquoi je suis ainsi : j’ai donné tout mon amour à une bête qui me le rendait, mais s’est mis à me haïr ardemment du jour au lendemain ; enfin, tout de même, je crois que je tiens la route, j’ai une chance inouïe d’être ici, d’aimer et d’être aimé ; oui, ma vie est belle ! oh non (oh oui !), elle reparaît déjà sous mes yeux, celle que j’aime ! je plaisante, moi aussi, je la hais ! je rectifie : j’en ai plus rien à foutre ! - ah, non, c’est peut-être la kétamine qui me l’a fait croire - c’est une Harpie, une Harpie, stupide, insipide, inepte, insignifiante, laide, avec des crottes de nez qui lui sortent du pif, je devrais vraiment m’en foutre, mais peut-on prétendre s’en foutre réellement, lorsqu’on prend la peine de l’écrire ? Non, je ne crois pas, je ne connais pas le déni… Alors je la déteste, même si je l’aimerai toujours (il faut que j’aille voir un psychologue ; ah, c’est chose faite, et rien n’a changé) ! »    
         Avec ce résumé somme toute peu efficace, il est profondément vain de lire l’ensemble des textes que j’ai écrits depuis le mois d’avril. Qui est-ce qui me lit ? Et que comprennent-ils de ce spectacle ? Que je suis fou, ridicule ? Que je ne devrais pas être tel que je suis ? Ecrire, c’est bien plus inconfortable que d’aller à l’église. Prolixe, chronophage, et moins intimiste.         
         Alors parfois, au lieu d’écrire, je vais à la messe, et une fois que j’y suis je songe que je devrais m’y rendre plus souvent. A l’église le charivari de mes pensées s’interrompt ; avec la montagne et la forêt, ce sont les seuls endroits dans lesquels je parviens à méditer. Il y a à voir, à sentir et à écouter,  parfois même à manger ; de quoi satisfaire les sens.   
         Lorsque je parle de mon amour de l’église aux camarades, je me heurte à leur incompréhension radicale. Les antifascistes et athées qui se pointent à la messe le dimanche ne sont pas légion.  
         Sentiment de ne jamais pouvoir appartenir totalement à qui ou quoi que ce soit. Moi, moi, moi. C’est toujours de moi dont il est question, que j’erre, que je parle ou que j’écrive. Parce que je suis seul, je suis incapable de parler des autres.


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  • [J'ai commencé un nouveau format de textes à la première personne qui ne doit pas foncièrement changer grand-chose au format habituel, si ce n'est qu'il se suit un petit peu mieux sur la durée comme il s'agit d'un recueil. Je l'ai pour l'instant nommé - sans grande originalité - « Dysharmonies ». ]

         Je suis fou. Auparavant, j’étais malade, mais être fou, c’est encore autre chose. Dans la folie je suis atteint dans ma substance, tandis que la maladie est une aberration dont je décide de me soustraire par le soin. 
       Être malade, c’est encore appartenir au commun des mortels par le seul espoir de revenir un jour à un état de santé convenable. Or, je ne peux me soustraire de la folie. Ce serait me soustraire de moi-même, de ce qui m’est radical ; une lobotomie : paisible, mais absent. 
        Je n’ai probablement pas la légitimité de me dire fou, parce que je suis quelqu’un qui guérit ; je sais sauver les apparences et je parviens encore à faire société. Parfois, même, sans prévenir, je me sens être d’une manière qui m’est plus familière, rationnelle et contrôlée, et toujours sans prévenir je finis par me sentir de nouveau fou. Avec l’habitude, ces derniers mois, c’est par ce mot-là plus que tout autre que je me définis. Je me suis scindé en deux et dorénavant, quoi qu’il advienne, je serai seul. Point de non-retour et d’incertitude perpétuelle, car depuis lors, ma vie est en mouvement, incroyablement belle et incroyablement triste en même temps. Mon expérience du monde est devenue si singulière que j’ai la sensation que je ne peux plus écrire que pour moi-même – suis-je seulement assez à moi-même ?           
         Je trompe ce profond sentiment de solitude en parlant absolument aux autres. Je place au creux de ma bouche les rhizomes de mes pensées. Dans le métro parisien, hier, un Ragondin m’a abordé de la sorte :         
         « Il faut laisser le temps au temps, profiter de chaque journée et de l’instant présent, sans se contenter de vivre selon l’adage « carpe diem ». Par-delà le carpe diem, il nous faut trouver le bonheur dans l’action. »            
         Je remercie ces bêtes-là d’être en se croyant sages, alors elles nous dispensent leurs enseignements les plus abscons. En nous partageant les moindres pensées qui le traversent, en particulier celles qui ne font pas sens, le type du métro nous offre une liberté des plus totales dans l’expression des nôtres. Il en est de même pour ceux qu’on appelle les fous du métro et du bus – des fous, encore -, ceux que j’appelle affectueusement les « crackos », avec leur physionomie et leur parler anormaux. Sur leur visage, dans leur bouche plus particulièrement, avec leurs chicots noirs et partiels, ils portent la déconstruction du lien social. Ils ont les yeux ronds et livides : dans un phénoménal don d’eux-mêmes, ils investissent en autrui le peu de présence qu’ils ont à eux-mêmes.            
       Celui-là n’est pas ravagé, il tente simplement de ne pas rentrer seul chez lui. Qu’importe que la bête soit folle, tant que c’est une femelle et qu’elle accepte de discuter avec lui, elle pourrait miauler qu’il n’en serait pas dérangé. Aussi me suis-je vu lui rétorquer, droit dans les yeux :            
         « Je n’ai pas l’habitude qu’on contrevienne à mes plans, donc je n’ai pas profité autant que je le souhaitais de mon séjour à Paris. J’ai l’habitude que mes désirs soient des ordres. » 
         Et il m’assénait encore ses maximes sur le temps, me parlait de Paris, il l’aimait sincèrement, mais moi je la boudais parce que je constatais bien que je n’y étais personne. Il a demandé à ce que je m’assoie près de lui, j’ai refusé, il a insisté, j’ai refusé de nouveau et suis descendue à mon arrêt. Je l’ai laissé impressionné de mon aplomb, et déçu, aussi, parce qu’il se disait qu’une fille qui accepte de lui parler sans craintes dans ces conditions-là, dans le métro à deux heures du matin, c’est une fille qui veut ; en retour je lui rappelais qu’il était un Ragondin dans le métro parisien qui parle aux filles à deux heures du matin, et il acquiesça humblement. J’étais amusé de la version de moi-même qu’il m’avait permis d’être et plus tard, dans ma tête, je le remercierai d’être un type du métro, de la même manière que je remercie les crackos pour leur radicalité, pour leurs sourires lorsque je traverse la rue, pour leur don de trouver en chacun quelque chose de remarquable, souvent trois fois rien, et pour leur conversation versatile qui les traduit si naturellement dans le réel.    
         Je les remercie égoïstement ; grâce à la misère de leur existence je me sens un petit peu moins seul. Je l’ai effleurée, cette misère, j’ai aimé certaines choses qui auraient pu m’y faire tomber, j’ai erré dans les rues et j’y erre encore souvent ; mais je n’en suis pas, j’ai encore des belles dents et le regard vif.   Je ne partage que leur désinhibition ; une désinhibition qui, à eux, leur coûte tous les jours le prix fort. Cependant je leur fausse compagnie en cours de chemin. Malgré mes fréquentations et ma débauche relative, je reste un enfant de bourgeois, et peut-être que j’en deviendrai un moi-même si je ne vrille pas avant.          
         Les enfants de bourgeois qui parlent avec ivresse, qui font cela avec charisme, en plus d’avoir été gâtés par la nature – et qui le savent, et qui le disent, même -, ça plaît. Beaucoup. En dehors de la confiance que je peux avoir en moi-même, et qui n’est pas sans limites, c’est un simple constat que je fais. J’ai ce fantasme d’honnêteté suprême dans lequel on viendrait démystifier cette formule pour m’avouer que je ne suis ni si beau, ni si charismatique, ni si intéressant – en somme, qu’on oppose à mon succès l’incompréhension. Je voudrais terriblement me confronter à ce qui chez moi déplaît, pour me donner une chance d’être meilleur, mais on ne m’oppose que le silence.          
         Sous les nuées de tomates de mes détracteurs, je pourrais hurler : « Je vous l’avais dit, je vous l’avais bien dit que je n’étais rien de spécial, et puis, je la sentais votre aversion, elle n’était pas le fruit de mon imagination, si l’angoisse me prenait aux tripes tous les matins, c’est bien parce que mon corps, lui, savait, que ce moment viendrait ! ». Je dirais cela d’une traite, fidèle à ma réputation de personnage logorrhéique. Epargné de tout choc par l’appréhension, et en même temps libéré de toute appréhension par la réalité de ma crainte, il ne me resterait plus qu’à savourer l’instant. Mes détracteurs me regarderaient les yeux ronds, se regarderaient entre eux, dans l’attente que je la boucle et la peur que cela n’arrive jamais. Et contre toute attente, ce moment arriverait. Après ma tirade, ils auraient tout le loisir de s’exprimer entre deux jets de tomates. Je les écouterais attentivement me traiter de fou, comblé d’avoir raison.


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  • [TW : Scarification/ sexualité abusive/ agression/ manipulation je sais pas comment qualifier ça. Pitié ne lisez pas cet article si vous êtes trop jeunes, ça va me rester sur la conscience. cry]
    [Un extrait de mon roman - qu'il faudra un jour que je poursuive plus assidument !] 

         Heureusement, le garçon finit par éjaculer et s’endormir. Il s’en alla le lendemain, aux alentours de midi, après avoir passé sa nuit à ronfler et à la prendre dans ses bras comme une peluche malgré ses réticences. Aussitôt la porte refermée, elle se sauva dans la salle de bain avec sa pipe.   
         Depuis son bain, elle exhalait sa fumée doucement, solennellement, regagnait en contenance. La baignoire jonchée de produits de soin lui donnait une impression de petitesse. Avec la vapeur chaude, ses pensées étaient devenues molles et cotonneuses, ne la faisaient plus souffrir. Elle s’affaissa, et, rouvrant les yeux, elle vit étalé devant elle son corps disgracieux, et bientôt celui de Valter reparut pour lui onduler dessus. Elle se redressa, plaça la tête sur ses genoux pour ne plus se voir – se vit dans son esprit encore plus fidèlement s’agiter d’avant en arrière sur Valter, et grimaça de plus belle. Dans certains de ses rêves, Junsee n'avait pas de corps, n’était qu'une mâne flottant avec légèreté. Elle se frotta consciencieusement puis sortit de la baignoire. La pièce était devenue brumeuse de vapeur. Engourdie, elle ne sentait plus son corps.     
         De retour dans sa chambre, elle s’affala dans son lit, remarqua en tournant la tête une trace de foutre sur sa housse. Ses coussins sentaient le parfum de Valter, une odeur d’essence virile et agressive. Soupir. Elle s’empara de son moniteur pour le remettre à charger, feuilleta quelques instants une nouvelle avant de reporter son attention sur l’appareil, désormais allumé.       
         Elle avait reçu un message de Drugg dans la nuit… Une torsion lui prit la poitrine, subtil mélange entre l’envie qu’il disparaisse et l’envie qu’il se manifeste davantage. La deuxième émotion l’emporta – peut-être qu’il se souciait un peu d’elle, après tout -, et elle ouvrit aussitôt le message suivant :   
         « Junsee, je pense qu’il vaut mieux qu’on s’en tienne là. »    
         Alors elle pleura. Longtemps, pendant près d’un mois, sous n’importe quel prétexte. Elle sortait beaucoup, buvait, fumait, sniffait pour se changer les idées – rentrait chez elle, pleurait plus fort encore qu’à son départ : dès qu’elle passait le pallier de son immeuble, elle relâchait toutes les larmes qu’elle s’était épargnées par le divertissement. En même temps qu’elle pleurait à s’en abrutir – c’était réellement devenu un passe-temps chronophage, alors elle faisait souvent une autre activité à côté, fumer son houka, lire des articles, dessiner, écrire -, elle était frappée par l’absurdité de sa condition : depuis le début elle savait qu’il n’aimait pas ; pourtant, sa décision la faisait tomber des nues. Dépassée par son propre corps. Elle le reniait. Quand elle se trouvait tout à fait désemparée, que le houka et l’écriture ne suffisaient plus, elle se faisait couler de la cire chaude sur les bras et les cuisses. Elle avait déjà donné dans la scarification par le passé, mais l’idée que sa souffrance fût aussi ostensible lui semblait désormais indécent. Or, les brûlures cicatrisaient bien. 
         « Ah ! » elle gémissait, et puis, une seconde plus tard, la jouissance prenait le dessus et elle soupirait. Lorsqu’elle se versait plusieurs gouttes, les « Ah ! »  lui venaient par salves. L’endorphine la calmait et elle s’arrêtait de pleurer pour s’enfoncer dans son lit, hébétée.          
         Un soir qu’elle s’était mise dans cet état, engoncée entre ses peluches et ses coussins, elle fut interrompue par la sonnette. Elle eut ce mouvement de recul, comme une proie, de se tapir dans le coin du mur, essayer de s’y fondre, disparaître, disparaître – c’était son mot d’ordre, dernièrement. C’était peut-être Valter, dont elle avait laissé les messages sans réponses. Elle priait que ce fût Valter. La personne derrière la porte toquait maintenant à intervalle respectueux, doucement, comme pour laisser, sait-on jamais, le temps à l’occupante de se torcher en vitesse avant de ramper vers la poignée. Junsee grattait ses brûlures frénétiquement. Elle ne connaissait pas cette sollicitude à grand monde. Ce n’était pas Valter.  
         Elle ne daigna se présenter à la porte qu’après avoir chargé sa pipe et tiré d’énormes taffes pour calmer les tremblements qui la saisissaient.     
         Drugg se tenait dans l’encadrement de la porte. Il était devenu un être qu’elle ne manifestait que dans son esprit, par trop souvent, de sorte qu’il avait perdu son enveloppe charnelle. Il y avait quelque chose d’incongru à le voir ici, en chair et en os, prosaïque, vulgaire, même, qui lui rappelait qu’elle ne pleurait pas un mort, mais bien quelqu’un qui avait fait le choix éclairé de se soustraire de sa vie. Il faudrait qu’elle lui dise de s’en aller, alors, lui qui venait « discuter », la scène avait quelque chose de dissonant, d’inadéquat, elle le sentait, que ce n’était pas une scène de retrouvailles.           
         Pourtant, Drugg se prêtait au jeu, c’était la nuit, il parlait peu, murmurait, exclusivement, et d’une voix monocorde qui manque profondément de naturel. Il la laissait vomir son pathos, elle lui racontait qu’elle avait baisé, mais qu’elle n’aimait pas ça, qu’elle ne dormait presque plus, parce que pleurnicher lui prenait tout son temps, et puis, qu’elle tenait grâce au vin, à l’herbe, et quelques fréquentations – elle se garda de mentionner les bougies, enfin, il n’était pas aveugle, il voyait ses bras encore rouges. A mesure de son discours, loup dans la bergerie, il s’enfonçait dans l’appartement. Il ne pouvait que constater la ruine qu’il avait causée de ces quelques lettres sur son moniteur, ce matin-là, et plus encore, du silence qui s’en était suivi ; quelle indignité. Elle pleurait maintenant sans se cacher.        
         D’un regard sur le studio – un seul suffisait, compte tenu de la petitesse du lieu -, il parvint à reconstituer sa décadence : la nuit, son grinder et son tabac veillaient sur elle depuis la table de chevet ; parfois, rarement, elle leur préférait des noix,  qu’elle picorait avec dégoût (l’évier bouché avait anéanti sa faible volonté de cuisiner, des moucherons tournoyaient autour de l’eau stagnante) ; elle ne lavait presque plus, ni elle ni ses habits : des chaussettes et des culottes tachées de sang jonchaient le parquet, badinaient avec les miettes, la cire de bougie et la poussière, rescapés d’un panier à linge tentaculaire - de quel pouvoir créateur elle le dotait ! Il avait mis les pieds dans une forteresse de solitude aux remparts de vaisselle sale.      
         Elle coulait de partout, et il n’aimait pas cette vision ; inconfortable, elle lui gratouillait la conscience ; il lui proposa son aide, qu’elle l’accepta silencieusement, d’un hochement de tête lent et plein de honte, comme s’il s’agissait de signer un compromis humiliant avec l’ennemi après capitulation. Une heure et demi plus tard, l’appartement retrouvait un aspect décent. Il fallait reconnaître qu’il avait un talent pour nettoyer. Il partit à la laverie avec deux sacs bourrés et déchargea sa culpabilité dans la machine. Sur le chemin il leur prit chacun une galette chez le Nirgilien ; ils y avaient mangé, une fois. Il revint à Junsee l’esprit plus léger. Elle aussi, il semblerait. Elle en avait profité pour se changer et se débarbouiller.  
         Sous son haut en soie il pouvait deviner les os de son sternum, comme des arêtes de poisson qui menaçaient de transpercer la chair. En reportant son regard sur son visage, il le vit plus anguleux qu’à son habitude - elle avait une jolie mâchoire, large et virile - ; désormais elle lui paraissait disproportionnée, lui bouffait le visage, ses yeux, ses jolis yeux olive s'y étaient perdus, minuscules et éreintés. Elle avait beau manger la galette par bouchées ridicules, son ventre la tiraillait. Tout au plus elle la boulottait. Elle la déposa sur le bar sans en avoir consommé le quart.
         Il se servit comme à l'accoutumée. Les verres dans le petit placard mural. Il but une pinte d'eau pour nettoyer les épices dans sa bouche. La scène devenait soutenable, la pièce sentait moins le tabac et le renfermé.    
         Il se voyait bien la baiser une dernière fois.   
       Il lui dit... un petit peu comme ça... avec beaucoup de silences, d'interruptions et de solennité... qu'il réfléchissait, comme si ça prenait un temps considérable, de réfléchir à une situation aussi éloquente. Il a une drôle de manière de pratiquer la réflexion, puisque ses mains sur ses cuisses semblent l'y aider. Il glisse le bout de ses doigts dans la fente de son short, se rapproche dangereusement de l'intérieur de sa cuisse. Junsee ne peut se retenir de se trémousser.   
       Elle ne rêve pas. C'est Drugg. Il la touche. Plus encore, elle gémit d'excitation. Des gémissements incontrôlables, qui, précisément, lui donnent plein contrôle sur elle.   
         « Tu sais… Je pense beaucoup à toi… », il lui murmure en plantant ses yeux dans les siens. Elle a cet air de proie. De proie qui s’apprête à se faire défoncer. Les yeux écarquillés, la bouche entrouverte, elle souffle, prise de court. Et puis, les taches de rousseur sur son nez lui confèrent cet aspect juvénile. Ça l’excite terriblement de se sentir le pouvoir de corrompre, mais il veut faire durer le plaisir. Il continue de la caresser gentiment, satisfait de la voir désemparée par des gestes si sommaires. Il détourne sa main de ses cuisses pour s’attaquer à son cou, puis se penche pour y déposer quelques baisers.            
         « Il fallait… Il fallait que je prenne mes distances… Si je te voyais… Je savais que je voudrais… te faire… ça… »    
          Alors qu’il l’embrasse goulument dans le cou, il passe sa main sous la soie et caresse son sternum de poisson. Il coulisse sur son sein, plus petit que jamais. Elle ne gémit plus : elle gueule, entièrement dépassée par ce qu’il lui fait. Lui joue. Il s’interrompt subitement pour la confronter du regard, dans lequel elle ne voit toujours rien. Cette vue l’incommode, alors elle se niche contre son épaule, à la recherche d’un peu de compassion. Une grande partie d’elle se contenterait largement d’un câlin. Le tissu noir dissipe sa vision. Il sent une odeur de blondinet, la lessive et le parfum.
          Il lui tâte la mâchoire, puis la joue, en vrai romantique. Ce jeu-là ne le prend pas longtemps. Junsee se tend, et il en profite pour insinuer une autre main dans son dos. Il continue de serpenter un petit peu plus bas, suite à quoi elle se cambre. Il lui tâte le cul, timidement, d’abord, puis généreusement, constatant avec joie qu’il lui en restait un peu. Enfin, il frotte deux doigts entre ses cuisses. C’est humide : sa mouille a transpercé sa culotte et le short en soie.    
         « Hm ? il fait mine de s’étonner alors qu’il exulte - il a atteint le paroxysme de la virilité -, Il te faut quelque chose, Junsee ? »
         Junsee n’admet pour réponse qu’un silence gêné. De son autre main, il lui attrape le cou comme un poulet et lui fourre sa langue dans la bouche. Bruits mouillés de friction de lèvres. Très vite, Junsee ne parvient plus à respirer convenablement. Alors qu’elle commence à s’écarter, Drugg la retient un instant, le temps de lui baver dans la bouche, si bien que lorsqu’ils se séparent, un filet les unit encore. Il essuie tendrement le filet qui s’est accroché à son menton, l’embrasse de nouveau, plus succinctement, avant d’appuyer et diriger sa tête vers le bas en émettant un râle long et satisfait, sorte de ronronnement qui signifie très nettement : suce-moi.     
         Elle parvient par miracle à s’exécuter, tâchant de respirer par le nez. Elle a une petite bouche, si bien que les réflexes vomitifs lui viennent facilement quand elle prend un sexe – entendons-nous, ce n’était pas que le sien fût particulièrement gros -, mais elle les réprime dignement, à grands renforts de déglutitions étouffées et grasses, et tente même de l’y enfoncer plus profondément qu’à son habitude. L’art de la gorge profonde lui ouvrait petit à petit ses portes. Elle prend toutefois une pose pour lui baver abondamment dessus et lécher son gland. Il n’a strictement aucune odeur ; Junsee songe : est-ce qu’il savait ce qu’il faisait ? Est-ce qu’il s’est consciencieusement lavé la bite en sachant qu’il parviendrait à me la faire sucer ? Et ça l’excite. Ça l’excite et ça la détruit en même temps.         
         Elle n’a jamais osé, le regard pendant la fellation. Lui avait déjà confié ses difficultés. Le soleil qui se couche et les rideaux repliés sur la fenêtre plongent la pièce dans la pénombre, et pour la première fois, elle lui donne un vrai regard de salope. Obscur, voilé par l’obscurité, plein de convoitise. Lui n’arbore aucune expression. Figé. Ça ne le dérange pas le moins du monde de la voir à ses pieds sur le parquet. Il profite du spectacle, pourrait la fixer indéfiniment à la tâche, avec son regard autoritaire et lubrique. Il lui caresse les cheveux pour la féliciter. Elle a attendu le dernier moment pour se comporter comme il le voulait. Il les remercie d’un bon crachat sur la gueule, les bonnes chiennes comme elle.
         « Eh ! Arrête ça, si tu veux que je te… » elle commence à protester, interrompue par un autre crachat qui, depuis l’arête du nez, recouvre ses taches de rousseur puis lui coule sur la bouche. Il ricane :            
          « Dis pas de bêtises. Je ne fais que t’aider. »   
         Pas le temps de râler : il l’attrape par l’arrière des cheveux et ramène sa tête violemment d’avant en arrière, en murmurant, essoufflé par le plaisir : 
         « Ça te va si bien… mais… il manque encore quelque chose… »           
         Elle comprend et ne proteste pas. Elle l’observe pendant qu’il lui baise la bouche, il a cette expression sérieuse, concentrée, un peu hargneuse, les lèvres entrouvertes, qui l’a toujours beaucoup excitée. Elle le laisserait lui faire bien des choses pour le revoir avec cette expression-là sur le visage. Il interrompt le va-et-vient, se bloque, gémit par salves. Puis il retire son sexe de sa bouche et répand son foutre sur son visage. Junsee ferme les yeux. Elle aime presque les faciales de manière non sexuelle, par amour de la texture du foutre. Les petites gouttes qui lui viennent par à-coups lui rappellent la cire de la bougie qu’elle se répand sur les bras. Chaudes et visqueuses. Une fois vidé, il lui crache encore dessus, une fois, deux fois – ce n’est pas assez -, puis, la troisième fois, il estime que c’est bon, qu’elle en a plein la gueule. Il jubile.         
         Et puis, un éclat de lucidité la traverse : Junsee ne le verra plus faire cette expression qu’elle aime tant. Il a disposé d’elle une dernière fois et elle n’a pas protesté. C’est tout. Dans ses yeux elle ne voit pas l’amour qui le porterait à la reprendre ; uniquement de la satisfaction sexuelle. Autrement c’est toujours ce vide infernal.  
         « Tu vas me laisser toute seule. Je le sais, que tu vas me laisser toute seule », elle gémit en lui agrippant le pantalon.
         Sur son visage un torrent de larmes fait son chemin entre les coulées de foutre et de bave stagnants. Ah, si seulement il n’avait été question que de fluides… Dans ses pores c’est aussi de la mort qu’il a disséminé.      
         Drugg retire les mains de Junsee avec cette douceur qu’on réserve aux amours nouvelles et se penche sur elle avec un mouchoir. Rapidement le tissu s’imbibe, en perd sa fonction. Junsee continue de pleurer les yeux fermés, à genoux dans sa cuisine.    
         Elle voudrait qu’on l’achève ; la porte claque.      


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  •       Je le vois, je le vois bien, le matin, quand je me lève ; que je suis encore tout à fait fou.
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          Ce matin je me lève et je sens que je suis moins fou que la veille. Je suis moins fou que la veille parce que le monde que mon angoisse m’a fait craindre est bel et bien celui dans lequel je vis. Plus rien à appréhender, alors ; juste à composer avec le réel.

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          Aliénation.
        Sur sa peau son symbole maintenant gravé à tout jamais - enfin, jusqu’à ce que des vers ne le prennent pour repas, dans un petit moment il l’espère.       
        Pourtant, depuis sa chaise de bureau l’Albatros a la nonchalance du fumeur qui regarde par la fenêtre distraitement au soleil couchant. Or, il ne fume pas. Mais il lit un roman comme on fumerait un joint. Avec son bouquin, il a l’air de planer au-dessus des préoccupations du commun des mortels. Sur l’enceinte une voix langoureuse retentit, trip-hop japonais plein de chaleur et d’optimisme. L’Albatros se conçoit en courant d’air frais et salvateur dans un vieil appartement, par temps de canicule. Il entre par la fenêtre de la chambre, ressort par celle du salon, de maison en maison il les fait tous soupirer de bien-être. Très protagoniste principal, très tranquille, très snob. Il agit comme s’il s’était toujours senti ainsi ; comme s’il ne chouinait pas tous les jours depuis six mois - il essaye d’être rigoureux avec cette discipline ; il se limite à une fois par jour, à l’exclusion des moments où les larmes lui viennent d’être trop touché par une musique. Il se devait bien quelques moments de cette nature, des moments où il croit pouvoir choisir de ne pas être fou, où il reste à dessiner et écrire dans son antre comme s’il n’avait besoin de rien ni personne.   
         Petit à petit il est porté à s’en croire capable. L’autre soir, il a visionné un film avec la Corneille. Il aime beaucoup la Corneille. Au départ, avec son bec allongé, noir et sévère, elle l’effrayait un petit peu, mais tout compte fait il se sentait bien avec elle. Sorte de connivence de piafs : c’est toujours plus naturel, entre eux. L’objet de ce texte n’est pas cette entente, pas plus que ne l’était ce paragraphe, enfin… Il faut aussi écrire sur les bêtes avec lesquelles on se sent bien, je crois ; et correctement, pas par le truchement d’une simple mention qui se perdrait dans un flot de mal-être. On oublie comment écrire des choses aussi simples, parfois. On oublie toute la poésie dont elles peuvent être chargées. On la diminue. Alors les voici, la Corneille et l’Albatros, gais comme des pinsons. Ils se tiennent la main sur le chemin du retour. Enfin, c’est comme pour cette histoire de lire un roman comme on fume un joint. Ce n’est pas exactement ce qu’il se produit, mais une sorte d’action équivalente… On peut se faire des confidences qui sonnent comme des caresses, se secouer la tête dans un tourniquet comme on se tiendrait la main. Il est tard et le parc est fermé, mais les deux intrépides oiseaux se faufilent vers l’aire de jeu en sautillant. C’est assez comique à regarder, un oiseau qui sautille, leurs pattes filiformes se plient et se déplient en montées de genoux enfantines. Faute d’éclairage, on devine simplement les silhouettes des sapins et des chênes. Et puis, les balançoires, les toboggans, l’araignée leur apparaissent, et l’Albatros en fait fièrement la présentation à sa comparse. Bientôt, La Corneille fait le tour de l’Albatros, et L’Albatros fait le tour de la Corneille (c’est le principe du tourniquet). Ils fument. Pour de vrai, cette fois-ci. Le joint dans le tourniquet, il n’y a rien de plus efficace pour se donner la gerbe. Il le savait, il l’avait déjà fait par le passé, pourtant il a ce mysticisme étrange qui le pousse contre-intuitivement à certaines activités. Il ne s’épargne rien. Il fait, compulsivement, il s’imagine que ce qui lui fait du mal peut aussi lui servir d’électrochoc, lui remettre les idées en place.
          Sur les sièges du tourniquet, ils guettent aux alentours, inquiets. Pas un chat dans ce parc. Et puis, quelques faisceaux subreptices, ils se tendent un instant, et reprennent leur discussion en les voyant disparaître. Dans l’ombre l’Albatros lui raconte tout ce qui lui passe par la tête, surtout ce qui n’y tourne pas rond, d’ailleurs. C’est plus fort que lui, dès qu’il trouve une bête à apprécier il jacte comme s’il dégueulait. La Corneille écoute à merveille, tant et si bien qu’il en vient à se prêter plus de noblesse. La recette de cette attitude lui échappe… Parfois c’est un rire caustique, d’approbation ; parfois… En fait, c’est principalement ça. Un rire un peu aigre, traduction sonore de « nous sommes tous entourés d’énormes merdeux, et on n’y échappe pas, dans nos cerveaux à nous aussi il y a un peu de caca qui s’installe ».  Et ce qu’il aime, chez la Corneille, c’est qu’elle ne prend pas sa logorrhée pour une volonté de s’écouter parler. Peut-être qu’il y avait un peu de ça, au fond, qu’il avait compulsivement besoin de sortir tous ses états d’âme de sa poitrine, mais il appréciait qu’on ne le mette pas au pied du mur, qu’on ne le contraigne pas à se voir tel quel dans le miroir, son grand bec grand ouvert, pia pia pia jusqu’à suffoquer. Même, la Corneille le flatte : elle s’étonne de cette manière de parler de soi quasi scientifique, apprécie l’auto-analyse qui déborde de chacune des phrases de l’Albatros. Puis elle lui raconte aussi ses mésaventures, son cerveau qui ne tourne pas rond, sans faire dans l’émotion, toujours avec cette distance cynique qui lui est caractéristique. Elle a aussi l’air d’être au-dessus des préoccupations des communs des mortels, mais il sait pertinemment qu’elle ne l’est pas. Elle se l’avoue timidement, sans entrer dans les détails. Sûrement qu’elle est un peu moins folle que l’Albatros n’est fou. C’est curieux, malgré sa folie, l’Albatros a depuis longtemps perdu l’habitude de se concevoir comme malheureux, l’idée lui paraît incongrue, il a le bonheur dans l’âme, un jour qu’il avait quatorze ans il s’y est accroché de toutes ses forces, et s’il s’y terre trop profondément parfois, il ne l’a jamais quitté tout à fait depuis lors.   
          Enfin, reprenons ; il s’agissait de parler du film visionné avec la Corneille. Dans ce film, le protagoniste principal est une femme qui n’hésite pas à répandre le sang. Une femme qui connaît sa valeur et la revendique malgré un passé de travailleuse du sexe   qui devrait en principe la porter à la honte. Elle n’attend pas l’approbation des autres. Elle marche en femme fatale, démarche chaloupée, dans le cul-de-sac elle écrase de ses talons aiguilles les couilles du type qui la suit pour la violer. Tout au long de la trame, ses amis tombent comme des mouches. Le deuil et la peur ne parviennent pas à avoir raison de sa détermination à devenir une actrice de renommée. En sortant de la salle de cinéma, l’Albatros se prend un petit peu pour elle.    
         Mais il s’en rend très rapidement compte : il lui manque quelque chose, ou bien, au contraire, il a quelque chose en trop, une excroissance de folie dans le cerveau qui le fait être à la fois moins et plus que les autres. Plus touchant, plus dévoué aux autres que ses congénères… Mais dénué d’ambition. Le pic de son existence restait l’apaisement. Celui même qu’il avait ressenti, allongé sur les cuisses de la Corneille devant les caissons, alors qu’elle passait doucement ses pattes dans ses plumes ; celui qu’il avait ressenti perché sur la cime de la montagne, avec pour mélodie la cloche des vaches au petit matin ; celui qu’il ressent ce matin-là, en lisant son roman comme il fume un joint.      
          Ces moments essentiels durant lesquels il ne se sent plus aliéné, et qui ne peuvent que venir à lui manquer.
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          Je m’imagine passer entre les plants des champs, les grappes de blé m’irriter la peau, libérée de toute préoccupation.


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  •      Parce que j’écris j’embrasse ma solitude. Je tente de saisir la complexité du monde qui m’entoure, de le restituer sans simplification excessive. Je fais attention à la vraisemblance des personnes qui, sous ma plume, deviennent mes personnages. Relation d’appartenance qui implique une confiance. A moins que cela me soit égal ; que ces individus m’apparaissent dans une vulgarité qu’il ne m’incombe que de caricaturer. Ceux-là ne m’inspirent jamais longtemps, c’en est fini en quelques lignes.
          Dans de moindres proportions, j’ai aussi fait l’objet d’écrits d’une si piètre qualité que je les préférerais inexistants. Ce n’est pas de moi dont il s’agit, mais d’une parodie. La figure de la succube est souvent revenue. Moi, habitée par le diable, à m’amuser des tourments que j’occasionnerais sciemment. Dénuée de raison, à la merci de je ne sais quel traumatisme, je chercherais à me venger et à avoir l’ascendant sur les autres. Mon personnage n’a aucune profondeur, aucune complexité, n’est qu’une déclinaison de la femme fatale tout droit sorti d’un roman noir.
       Grimée de cruauté et de pulsion, alors que chacune de mes actions est idéologiquement réfléchie, que je m’efforce constamment de prendre soin de moi-même et des autres. J’ai probablement échoué à de nombreuses reprises, mais par ces portraits on m’enlève cette volonté, cet effort-là de faire les choses bien. Tant pis. « Serais-tu aussi chaste que la glace et aussi pure que la neige, tu n'échapperais pas à la calomnie. »
         Fatalement, j’ai fait l’objet d’écrits pornographiques d’un mauvais goût prodigieux. Je n’avais pas demandé à lui faire cet effet-là, je ne consentais pas à être mise en scène de la sorte. Je ne comprendrai jamais comment on peut prétendre aimer quelqu’un tout en le dépeignant d’une façon qui ne peut que lui déplaire. Ces mises en scène de moi-même me dégoûtent d’une part parce qu’elles dépeignent une personne que je ne suis pas, mais surtout parce qu’elles révèlent quelque chose d’exécrable chez leur auteur.
       Par pitié, n’écrivez pas sur moi si c’est pour mal le faire. Le cas échéant, tâchez a minima de le garder pour vous.
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        Désir impérieux d’écrire ; de m’écrire, survivante et heureuse, pour donner du sens au ressac de ma vie. J’aimerais qu’il cesse un instant, je serais comme un chien qui s’est pris des coups de pied toute sa vie et qui enfin, trouve un maître pour l’aimer. Je me loverais contre lui, il me caresserait le museau. Le ressac s’interromprait… S’aimer vraiment prend du temps ; on se laisse flotter quelques instants. Je n’aurais rien besoin de faire pour lui prouver ma valeur ; pour lui prouver que je ne méritais pas tous ces chassés.   
        Je vois qu’on attend que j’aie moins besoin des autres, que je reprenne le contrôle de mon cerveau détraqué. Equilibrée et ambitieuse. Il faudrait que je fasse quelque chose de grand avec mon intelligence. Ça me plairait terriblement, d’avoir des préoccupations plus hautes, et pourtant… Je voudrais simplement reposer ma gueule sur les cuisses d’un maître aimant.
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        Ecrire, non plus sur celle que tu m’as fait devenir, mais sur celle que j’étais à ce moment-là. Celle qui déambule dans la rue, une bière à la main, un joint dans l’autre, et qui ne mange rien ; celle qui partout, ne voit que désolation, et qui, plus que tout, voudrait s’absenter d’elle-même un instant, ou mieux, plusieurs, quelques semaines dans l’idéal ; celle qui pleure des litres, qui oublie même que, lorsqu’on rit, on n’est pas censé toujours chialer en même temps. Celle que ses amis viennent voir pour la perfuser à une substance plus douce que le chagrin. Te décorréler de cette affaire, reprendre le contrôle. Moi, cette pauvre fille, la prendre dans mes bras avec compassion, la rassurer, lui montrer du paysage plutôt que de la cantonner à sa chambre mortifère. Sortir avec moi-même, puisque j’ai toujours rêvé de rencontrer une fille comme moi ; me donner en autonomie l’amour que je mérite. Et aimer ça jusqu’à l’épiphanie, la vie, apocalyptique, saveur fin du monde. Danser jusqu’au levé du soleil, devenir un être d’agir.          
        Je suis là, je suis fière, de celle que j’étais, de celle que je suis, de celle que je vais devenir. Je déraille régulièrement, mais retombe toujours sur mes pattes. 
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        Je suis ici authentiquement. Il n’y a pas de non-dits ou d’arrière-pensées ; il n’y en a jamais, il n’y en aura jamais. Je ne garde rien pour moi, et surtout pas ma folie. Rien qu’on puisse extrapoler sur ma vie, donc ; le mal-être comme le bien-être. Ils sont là, sous vos yeux. C’est mon être que je dispose devant vous, je vous livre entièrement mes traumatismes et mes plaisirs. Mon intimité, même ; je suis une femme publique. J’ai aboli le mystère. Certains confient leurs corps, moi, je vous confie mes pensées. Les petites ramures, les interstices vicieuses qui me font sombrer ; les mêmes qui me font bondir de joie quelques minutes plus tard.        
        Tout le monde s’en contrefout. Les rares à me lire gardent un silence qui m’est confortable. Je ne me prive pas de me refuser à la vie privée, alors. Tout est plus beau de la sorte. Celui ou celle que je viens de rencontrer devient mon confident, nous partageons nos peines, nous sommes, l’espace d’un instant, plus importants que tout l’un pour l’autre. Nous quitter nous déchire, nous retrouver nous galvanise.  
        La contrepartie de cette radicalité est inévitablement l’obsession. Il m’incombe de prouver ma valeur en permanence. Prouver que je suis là, que j’ai toute ma légitimité à l’être. Qu’on m’aime… un petit peu... Sentir ma poitrine se gonfler, emplie d’un sentiment d’appartenance. Me donner aux autres, encore pour attendre d’eux qu’ils se donnent à moi.            
        Et quand cela m’est refusé, qu’importe que ce fût avec les meilleures raisons du monde. Qu’importe que ce fût par une seule personne après avoir emporté la validation de toutes les autres. Les regards réprobateurs m’anéantissent, les malaises m’avilissent. Par ces yeux-là je suis aliénée. Tout ce que je pourrais être en puissance : vacuité. Parfois, il suffit d’un non-regard. Le mépris, et j’imagine ce qu’on a pu dire sur moi. Potentialité conversationnelle réduite à néant. Il serait prétentieux de dire qu’on me déteste, enfin, certaines personnes ne m’aiment pas et ne seront jamais portées à m’aimer. Pas que je leur déplaise intrinsèquement. Ils ne me connaissent qu’au travers de quelqu’un, qui lui, a eu, eh bien, quelques problèmes avec ma personne…  Je suis investie des dires d’un autre, désinvestie de moi-même. C’est l’arbitraire des circonstances qui le veut et je n'y peux rien. Cette impuissance, je ne la supporte pas.      
        Dans ces moments-là il vaudrait mieux que je disparaisse.    
        Les heures – les jours, plus exactement - qui suivent, l’angoisse me saisit au cou, dévore mes poumons. A la moindre occasion elle s’insinue dans mon corps ; lorsque je tente de dormir elle me paralyse ; lorsque je somnole elle me tire de mon sommeil par les larmes. Elle me punit et ne m’autorise aucun rachat. Je me dis… Si j’avais été un petit peu plus je-ne-sais-quoi… Mais il n’y a rien que je puisse faire. Il ne m'incombe que de souffrir silencieusement ; à espérer qu’on vienne m’étreindre pour apaiser la douleur. Incapable de me soutenir par moi-même, je restais suspendue à ma mère comme un enfant. J’appelais à l’aide. N’importe qui, critère de proximité géographique. Rarement, ma solitude s’épaississait. La plupart du temps il se produisait quelque chose d’insoupçonné. Avoir besoin des autres les portait inévitablement à rechercher mon attention. Par mes sollicitations intempestives je finissais par fédérer. Autour de moi bientôt des dizaines et des dizaines de personnes toutes disposées à mes démons. Là-dedans je désirais qu’elles me confient les leurs, histoire de me distraire des miens.
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         Souvent il me semble que je pourrais te pleurer jusqu’à la fin des temps. Chaque fois l’émotion me surprend, comme intacte, renouvelable à l’envi…
        … Mais la vie est douce… Et je te pleure avec mélancolie, non plus avec désespoir. J’oublie souvent que tu es exécrable, sanctifié par Beirut comme un amant mort à la guerre.


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  •      Y a-t-il quelque chose de plus beau, finalement, que de sentir ma beauté dans le regard d'un autre ? Dans ces regards-là tout devient possible, la banalité se charge d'évidence et de magie. Moi, je souris à m'en décrocher la mâchoire, forte de ce potentiel dont on me charge, je parviens avec une simplicité déconcertante à donner le meilleur de moi-même ; là où certains me rendent ennuyeuse, me font désespérer et croire que le réel dans lequel je m'inscris est plat, eh bien... Je me sens être le plus grand divertissemment. Et en retour, je crois que lui aussi, se sent être le plus grand divertissement.
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         Je me sens infiniment seul… Et puis, l’instant d’après, sans prévenir, me vient cet étrange sentiment d’unité. Alternativement, tous les jours, tous ces putains de jours qui passent, dysharmonies et harmonies se succèdent, je me tords et me distords, la vie prend un sens, et aussitôt le perd. Dans ces méandres  je sombre… Et réémerge. 
         Il faut imaginer Sisyphe heureux.     
         Là-haut, hors temps, je regarde les étoiles, encore. Sur la montagne elles se font moins timides qu’en ville. J’aimerais terriblement qu’elles soient mes seules amies : me sentir accompagné, où que j’aille, par cette infinité d’astres. L’autre soir, comme un enfant, je m’étais inquiété qu’elles me faussent compagnie :   
         « Mais… Si les étoiles, elles filent toutes… Il y en aura plus, un jour, non ? »   
         On me rassura : les étoiles filantes n’étaient en réalité que des astéroïdes. Les étoiles, elles, me resteraient fidèles. Je regrettais toutefois de ne pas avoir eu le temps de leur offrir ma pleine contemplation. Est-ce réellement le temps qui me manquait ? Non, je suis resté suffisamment longtemps ici. C’est peut-être l’occasion. Il me faudrait les regarder avec quelqu’un… Il y a des milliers de bêtes autour de moi, qui se parlent et qui s’aiment, je suis au milieu des voitures, des camions, des tentes, des canapés où s’allonger et discuter paresseusement, je fais partie d’un magnifique village temporaire rempli de jolis esprits ; il devrait y avoir, parmi tout ce monde, au moins en puissance, la bonne personne. Ah, là encore, retour à la case départ : je manque d’autonomie. Et puis, ce quelqu’un… Qui est ce quelqu’un avec qui je voudrais regarder les étoiles ? Maintenant que j’y pense, il y en a plein, des bêtes avec qui je voudrais regarder les étoiles, et autant avec qui je l’ai déjà fait. Voilà, encore ce même sentiment d’ambivalence. Solitude infinie, et puis, l’instant d’après, elle vole en éclats, je me souviens des moments où j’ai été avec les autres et où c’était beau, et je pourrais pleurer de gratitude pour ce don. Je sais qu’il en viendra d’autres, qu’il faut rester en attendant, quitte à se sentir seul quelques instants parfois. Je crois que c’est comme ça pour tout le monde ; qu’il ne peut pas en être autrement. Et probablement que je m’en sors mieux que la plupart sur ce point. 
         Pour que cette solitude me pèse moins, je pourrais, à la rigueur, m’amouracher du son des grillons, ou bien des chiens qui trottinent pour me renifler et me lécher. Je voudrais sentir au plus profond de moi-même ce sentiment de parfaite adéquation avec mon environnement. Les grillons. Les chats. Les chiens. Les sauterelles, peut-être. Il y a en plein ma tente, des sauterelles. Je suis ici et maintenant, là où je dois être, et nulle part ailleurs ; les vrombissements des caissons, les lumières vertes et violettes des projecteurs qui éclatent jusque dans le ciel, l’Hermine hébétée et doucement joyeuse à mes côtés. Il n’y a pas d’autres pensées à avoir. Les autres pensées sont des parasites qu’il me faut éliminer.  

    [...] [Je ne suis pas parvenu à les éliminer. Je m'autocensure pour votre bien-être et le mien.]

          Les stridulations des grillons me ramènent sur terre. L’Hermine s’enquiert :     
         « Trace de ké ?! »        
         Nous nous installons tranquillement sous une tenture et roulons nos petites pailles de papier. La poudre remonte dans mes naseaux. L’anesthésiant fait son travail : la douleur disparaît. Mes pensées tristes et perverses m’effraient comme si elles ne m’avaient jamais appartenu. Etrange phénomène : la drogue ne décante en moi que la raison ; avec la kétamine je suis beaucoup moins fou que je ne le suis d’ordinaire. [...]  Je songe à celui que j’étais il y a quelques jours de cela, à l’angoisse qui me prend la poitrine tous les matins, et qui ne me laisse presque aucun répit, et je pleure de compassion pour moi-même. Ensuite, je pense que je suis heureux et que j’adore danser, et je me sens capable de danser jusqu’à la mort. Je pense que je suis fou, mais autrement ; j’ai la sensation qu’il n’y a pas plus hyperactif que moi. Je pense que je suis au bon moment, au bon endroit ; les bêtes me sourient toutes, amusées de mon enthousiasme. J’ai retrouvé mon harmonie.          
         Quand je te revois je n’ai plus peur. [...] Tu es là, parmi les autres, et je n’en pense pas grand-chose.
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         Mon Lévrier perdu en Bolivie… Tu vis loin de moi tes plus belles aventures et je m’en réjouis. Tu ne me manques plus, depuis le temps. Tu n’as pas répondu à mon dernier message et ça m’est égal. Je ne pense pas souvent à toi, pourtant, je n’ai jamais cessé un instant de t’aimer. C’est devenu immatériel, éthéré, mon amour pour toi. Il flotte. Ce n’est plus comme au premier jour et comme au premier regard. Je n’ai plus l’âge. Il me tarde de te revoir un jour, dans longtemps, et de partager quelques nouvelles aventures à tes côtés.
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         Toute ma vie, à mon plus grand bonheur, j’ai vécu en dehors du giron du regret. Toute ma vie, malgré mes difficultés à comprendre les failles des autres, je suis parvenu à me faire respecter de mon entourage. Au départ, un peu violemment. J’ai toujours été ainsi. Brutal. Et en même temps, d’une patience qui dépasse l’entendement.    
         Longtemps je suis resté oisillon. J’aurais aimé continuer de faire des blagues absurdes, de tripoter les escargots et de jouer à l’Epervier dans la cour de récréation qui a fait mon enfance. Je me souviens du choc que ça a été, lorsqu’on m’a appris, à la rentrée des classes de CM2, que c’en était fini des jeux. C’était vraiment brutal, ça, aussi. Sans transition. Désormais, on discutait. Discuter ? Mais de quoi, si on ne joue plus ? Mes parents me connaissaient pour mon caractère taciturne, et ils lui prêtaient bien des mystères. Ils se fatiguaient en vain. Si je gardais le silence, c’est que je n’avais rien à dire. La discussion ne m’intéressait qu’en lien avec le jeu. J’étais avant tout un être d’agir. Ma qualité, c’était de courir plus vite que tous les garçons ou de recouvrir des pages vierges de dessins. Je n’ai pas su m’adapter à ce changement de circonstances inopiné.
         Un matin, sous le préau, un gros Porc-Epic m’avait demandé si je pensais être intelligent.      
         J’avais ricané, un peu décontenancé. 
        « Ben, non, je crois pas », j’avais fini par lui répondre, et je le voyais en même temps changer de couleur, sa gueule brune devenir livide. Ces quelques paroles venaient de me faire tomber au plus bas de l’échelle sociale.         
         Aujourd'hui je regrette encore cet effacement du jeu. Je rêve du jour où je serai convié à jouer à un cache-cache géant ou à un ballon prisonnier au parc de la Feyssine. J’avais de surcroît cette nature profondément gentille qui me préparait fort mal à l’adolescence. Oisillon, lorsqu’on me demandait un service, toute mon âme remuait et s’attelait à sa réalisation. Je donnais mon goûter, mes stylos et mes cartes Pokémon aux bêtes qui me rejetaient en raison de ma drôle d’allure - j'étais un oiseau qui venait de pays chauds. Le soir, je me regardais dans le miroir, convaincu que les contrées qui virent mes parents faisaient de moi l’oiseau le plus laid du monde. Je considérais avec curiosité ces plumes noires et grossières qui me recouvraient ; je les aurais préférées blanches, même si elles n’allaient pas jusqu’à m’horrifier. Simplement, je croyais être laid et stupide par nature. Sale et grossier, aussi. J’avais ça dans le sang, j’en étais persuadé ; ce qui se trouvait à la surface importait peu. Une fois, après la récréation, je m’étais assoupi grassement sur ma chaise. Ce devait être l’été parce que mon short en jean me collait péniblement à la peau. Je me grattais nonchalamment l’entre-jambe quand je sentis sur moi peser un regard d’une intensité folle. Je tournais la tête et vis le visage de la maîtresse incliné dans ma direction. Pure consternation entre ses sourcils de Mandrill. Elle garde la bouche légèrement entrouverte. Je ne sais même plus si elle m’a dit quelque chose. Les mots devaient lui manquer. La patte litigieuse me brûle et je me sens immondice. C’est curieux, les convictions qui se forment dans le cerveau d’un oisillon : elles se structurent avec force à partir d’une quantité infime de données. Peut-être que je n’étais pas aussi gentil que je le crois, alors, mais que je déployais simplement une stratégie pour obtenir de la reconnaissance. Compte tenu la faible estime que j’avais de moi-même, il me paraissait naturel de ramper pour obtenir ce à quoi tout le monde avait le droit de naissance. A vrai dire, je ne crois pas à cette théorie. Je crois que j’étais un très gentil oisillon qui aimait voir apparaître le bonheur sur les visages des autres.     
         A mesure des années, la focale de ma brutalité s’est déplacée, a investi divers quartiers de ma personnalité.  Pendant l’enfance, ma brutalité se traduisait par la volonté d’être un mâle. L’Albatros est un être invariable qui ne s’accorde qu’au masculin. Je ne me reconnaissais pas dans les activités douces et calmes de mes homologues. Je reniflais les feuilles Diddl une fois de temps à autres, mais je ne voyais pas comment cette activité pouvait me tenir occupé toutes les récréations. Je jouais au football, au loup touche-touche et j’allais observer les insectes dans la boue. Tous les midis, il y avait un carré d’herbe, à la cantine, où on allait tous les garçons et moi pour se battre ; je leur faisais goûter aux taloches fulgurantes que j’avais vu Sangoku exécuter à la télé. Une fois dispersés par les surveillants, j’allais faire la Naruto run sur le circuit. C’est probablement une des raisons pour lesquelles aujourd'hui j’aime tant les manifestations : au milieu des lacrymogènes, poursuivi par des hordes de flics, je rejoue mon enfance avortée. En leur échappant tandis que les autres manifestants toussent et pleurent, je retrouve la fierté d’être parmi les derniers survivants à l’Epervier. Muni de mon masque de piscine je me sens invincible. 
        Je ne me reconnaissais aucune grâce en tant que femelle : sur les photographies où ma mère me grime et me fait porter une robe de princesse, je ne souris pas. Moue triste. Je leur servais souvent, depuis bébé, la moue triste. Traduction d’un sentiment d’inadéquation : cet épisode de ma vie encensé par mes parents m’indiffère profondément ; je n’ai pas demandé à être mis en scène de la sorte, je ne jouerai pas le jeu. Mais ma plus grande brutalité, je crois, c’était de leur préférer les jeux-vidéos. Ça me faisait très honte ; j’avais laissé la question en suspens, un soir où je me l’étais posée. Au fond, j’en connaissais la réponse.
       Adolescent, il me semblait avoir perdu une bonne partie de cette volonté de faire le bien. Une fois que nous avions fait un cours d’introduction au droit pénal, j’écoutais attentivement. J’apprenais que, du haut de mes douze ans, je jouissais encore d’un régime très avantageux. A cet âge-là, l’adolescent est présumé manquer de discernement, tant et si bien qu’il ne peut pas se voir prescrire une peine d’enfermement. Si je devais tuer quelqu’un, il fallait donc que je le fasse avant mes treize ans. L’idée me plaisait beaucoup, mais en même temps, il n’y avait personne qui incarnât réellement tout ce que je détestais. Ce que je détestais, c’était l’humanité en tant que concept. Il me faisait souffrir. Je l’aurais volontiers tué ce concept. J’avais peu d’amis. Lorsque quelqu’un me prenait sous son aile, je tâchais de garder ses faveurs par l’humour. J’étais une piètre parodie de moi-même. Le seul intérêt que je pouvais voir à ma compagnie, c’était le divertissement. Je n’intéressais aucun garçon sincèrement : c’était juste le temps d’une main sur la poitrine ou sur le cul, au passage.
       Je voyais combien les collégiens étaient cruels. Il y avait cet Orang-Outan d’une laideur exceptionnelle : l'être non-esthétique par excellence, un des plus beaux échecs que la féminité ait connu ; sur sa gueule un air calme et paisible comme Bouddha, et quelque ressemblance, aussi, avec son nez empâté, sa mâchoire carrée et son double-menton… Quelques boutons, et trapu... A trois exceptions près - dont je faisais partie, d’ailleurs -, personne ne l’aimait. Je suis persuadé qu’il en avait conscience, pourtant il continuait tous les matins à apporter des bonbons pour les donner à des bêtes qui les lui réclamaient avec méchanceté. Moi j’avais pitié. Je me voyais en lui, à l’école primaire. Une cible facile. Et en même temps, c’était rassurant qu’il soit là et qu’il fasse ça, cet Orang-Outan. Je me disais : il y a pire que moi. Plus laid, plus susceptible d’abus, plus inapte socialement.      
       A quatorze ans, j’ai mis le plus formidable râteau de ma vie. Un évènement qui me définit bien en tant que personne. On me disait que j’avais été vache et ça m’était égal, parce que pour moi, il n’y avait rien de plus juste. Deux jours que le Marabout - que je croyais mon ami, pas davantage - ne me quittait pas d’une semelle, m’empêchant de profiter de la compagnie des autres rares personnes qui se trouvaient me supporter. Au moindre prétexte il me touchait le plumage. Ça devenait pressant. Au comble du désespoir, il avait fini par m’attirer dans une cour intérieure. En son centre un grand chêne légèrement penché déployait ses branches. C’est à ses pieds, au milieu d’une dizaine d’autres bêtes, qu’il me dit « Je t’aime », et que je lui répondis « Et alors ? », et puis, voyant qu’il restait coi, « Qu’est-ce que tu veux que ça me fasse ? ». Je pris quelques instants pour lui expliquer que l’existence de ses sentiments n’emportait pour moi aucune obligation de les réciproquer. J’avais une idée assez claire et élevée de ce qu’était l’amour, et je trouvais qu’il y avait quelque chose de fort et de beau à accepter qu’il ne soit pas partagé. Aimer au-delà des attentes, avec altruisme ; aimer une personne, pas ce qu’on pourrait faire à son corps, ni la sécurité qu’elle peut nous procurer par le couple. Son amour à lui, je le trouvais vulgaire, parce qu’il n’admettait pas mon refus. Le Marabout pleurait devant tout le monde. Peut-être qu’il avait compris la leçon.           
        Il m’a fallu dix ans pour me retrouver dans la posture du Marabout ; dans la posture de celui qui aime mal et qui doit repenser son rapport à l’amour et à autrui. Avant ça j’en étais préservé ; c’était les autres qui faisaient ça mal. Pendant deux ans, tous les jours au bout de mes doigts la vie d’une Belette ne tenait qu’à un fil. Elle m’avait annoncé une date d’exécution et les semaines passaient dans la peur. Je n’ai pas quinze ans. Hébété sur ma chaise, j’explique la situation au gendarme. A seize ans, je découvre le sexe en même temps que le viol. De ses griffes la Hyène me broie l’intérieur. Elle ne s’arrête jamais quand je tremble. Quelques années plus tard, un Sanglier me saisit par le cou et me plaque contre le plexiglas de l’abribus. Il me traite de petite salope, de sale pute, de pétasse. Il veut que je lui obéisse au doigt et à l’œil. Au moindre prétexte, il broie mes pattes entre ses sabots. Autour de nous les bêtes doivent regarder. J’ai honte pour lui. J’imagine ce dont il doit avoir l’air, de l’extérieur, et je lui souris. Je lui souris car je sais qu’il a l’air d’une pauvre merde.                   
      Je pourrais partager de nombreux autres récits de cette nature, mais je pense avoir déjà apporté suffisamment de preuves de ma patience. Les failles béantes des énergumènes dont je me suis entiché ne m’ont jamais permis de me confronter aux miennes. Toutes ces années-là j’apprenais moins à aimer qu’à me protéger des autres. Le seul regret qui m’habitait alors, c’était de les avoir choisies ; du reste je les quittais l’âme légère, allègre et insouciant, je me portais vers de nouvelles aventures.          
       Cette nouvelle aventure, ce fut la Mangouste. Encore, toujours elle - j'avais dit que j'arrêterais, pourtant... Elle me tue et elle me structure. Pour la première fois de ma vie je me trouvais hanté par le regret. 
        Dans ses petites oreilles les mots qui sortaient de mon bec sonnaient comme des couperets. J’ai la sensation que je ne pouvais rien y changer. Une fatalité du même ordre que celle qui me frappait adolescent : je me voyais comme un être de vulgarité, brouillon, sans cesse rattrapé par son manque de délicatesse. Oiseau venu de pays chauds. Pour ne plus la blesser, le plus efficace aurait été que je cesse de parler. De son côté, elle s’y attelait déjà ; progressivement elle se murait dans un silence dont je n’eus jamais l’opportunité de la sortir.        
        Si la brutalité m’est substantielle, que jusqu’alors j’avais choisi d’en faire ma force – cette brutalité-là c’est aussi mon sourire narquois à la gueule du Sanglier ; c’est le commentaire caustique que je fais au Lycaon qui tente de me violer ; c’est enfin celle qui fait de moi un fier Albatros -, dans ses yeux elle faisait ma laideur. Je n’ai plus rien de l’oisillon duveteux qui aimait voir le visage des autres s’éclairer de joie et de reconnaissance. Dans ses yeux je suis une bête déboussolée qui frappe arbitrairement, une bête viciée qui n’aime qu’avec toxines. Je suis la Chimère au dos sporagineux. Cette image-là je voulais la prendre dans ma gueule et l’avaler tout rond. J’étais inconsolable de me savoir perçu de la sorte par ma bien-aimée. Cependant, ma détermination était autrement plus forte que mon chagrin. Il n’y avait rien que je ne désirais plus que de lui prouver ma capacité à l’écouter, à l’aimer correctement. Je pouvais différer encore un peu la perspective d’un apaisement. Fort de mon amour pour elle, non seulement je m’en sentais capable, mais encore l’ouvrage me paraissait simple.           
        Elle a brutalement cessé de croire en moi et je suis resté inconsolable.  
        J’ai le besoin impérieux de me voir comme une créature qui fait le bien, ou a minima qui tente de le faire. Depuis l’adolescence je réfléchis à toutes mes actions et paroles afin de poursuivre ce dessein. Chaque fois que j’avais puni une bête pour avoir abusé d’une autre, la satisfaction côtoyait le tourment. Ma Mangouste je ne voulais pas la punir, au contraire. Je suis pour elle une véritable caricature de moi-même, un personnage sorti d’un cartoon, des cœurs en lieu et place des iris, le palpitant qui déraille, l’air béat, les épaules crispées.       
       Pourquoi, alors ? Pourquoi ne pouvais-je que faire la ruine de celle dont je désirais plus que tout le bonheur ? Pourquoi, malgré tous les efforts que je me sentais de faire, ma bien-aimée ne voyait-elle en mon amour que sa désolation ? Mon joli sentiment pour elle, semblable à un fruit pourri ; ma plus belle œuvre d’art, un vulgaire chiffon. Par mon amour elle se sentait punie pour le compte de tous les animaux qui m'avaient abîmé avant elle.          
      Etrange expérience que de continuer à aimer quelqu’un qui ne parvient plus à voir le bon en nous, même temporairement. Dissonante comme un instrument désaccordé. Sentiment de trahison, par ma petite Mangouste, évidemment, mais surtout par moi-même, de m’obstiner à l’aimer jusqu’à l’aliénation. Seul j’ai badiné avec l’autodestruction et l’angoisse. Soutenu, mais seul. Basculement radical : l’Albatros s’était scindé en deux, l’un se réclamait de raison, l’autre n’en répondait plus. Fou d’elle. Littéralement.
       Sur la côte normande j’ai faussé compagnie à bien des bêtes. J’ai marché un bon moment, d’un bout à l’autre de la plage. Le soleil commençait à piquer une tête, mouchetant le ciel de traînées roses. Les vagues glissaient sur mes pattes, la houle crépitait doucement sur le large. Je scrutais le sable à la recherche des plus beaux coquillages. Je les disposais dans ma besace avec grand soin, pour ne pas les abîmer.   Je souriais tendrement : « Puisque la Mangouste n’est pas là, j’emporte avec moi un petit bout de Normandie pour lui offrir à mon retour. ». Je ne suis revenu aux autres qu’à regret. Quelques heures plus tard, je suis revenu à moi-même et j’ai pris conscience du pathétique de mon activité postméridienne. Les coquillages reposent sagement sur ma bibliothèque. Mon amour repose sagement dans ma tête. 
        Peut-être que tout continuera d’être aussi violent et instable autour de moi. Que dorénavant, je traînerai la conscience de ma fragilité et le souvenir lugubre de mon alinéation. Tout ce bagage pèse sur mes épaules un poids conséquent. Pour alléger mon joug je pense à la poésie que j’ai créée depuis, aux bêtes dont je me suis senti proche et à mes voyages frénétiques. Le bruit de la houle. Les poubelles qui fument, les hurlements de la foule. Le Bison, paisible, qui fait retentir le handpan sur la colline et dans mon cœur. L’épaule du Guépard, humide de sa transpiration et de mes larmes, la douceur de ses coussinets lorsqu’il m’emmène. Les champs de tournesols entièrement dévoués au soleil. Les plumes du Héron qui glissent dans mon dos jusqu’au sommeil. La forêt mystique, le croassement des grenouilles, les étangs noirs dans lesquels j’aspire à me jeter. Les petits pas de danse enjoués du Raton-Laveur en sueur. Les animaux dans les champs, riant jusqu’à pas d’heure. Leur silhouette découpée dans la plaine au coucher de soleil. Les yeux bleus du Chat noir qui s’embuent en même temps que les miens. La vue de Grenoble depuis un bâtiment abandonné. Et moi, le dénominateur commun, spectateur et acteur de cette beauté. Le temps de ces réminiscences le poids sur mes épaules s’est envolé, et je me sens pousser des ailes : j’aime encore comme un Moineau - ou comme un oisillon duveteux.   

       Et si je devais avoir quelques ennuis, si même Dean devait ne plus vouloir de moi pour copain, et me laisser tomber, comme il le ferait plus tard, crevant de faim sur un trottoir ou sur un lit d'hôpital, qu'est-ce que cela pouvait me foutre ? J'étais un jeune écrivain et je me sentais des ailes.
      Quelque part sur le chemin je savais qu'il y aurait des filles, des visions, tout, quoi ; quelque part sur le chemin on me tendrait la perle rare. (Jack Kerouac, Sur la route)     

     


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  •     Le fil des jours, ces derniers temps, me portait à une évidence : j’étais sauvée. L’amour des autres, et plus encore, celui que je me sens capable de leur porter, m’ont sauvée de la maladie.
          Les autres, c’était mes proches, mais aussi beaucoup de nouvelles rencontres. De nombreux inconnus se sont avancés vers moi, m’ont tendu la main. Et avec des gentils mots, petit à petit, ils m’ont soignée, moi qui me présentais comme malade. Ces mots-là c’était trois fois rien et tellement à la fois, des mots anodins que l’on peut adresser un peu à n’importe qui, lesquels, pourtant, ont lavé mon cerveau de la crasse qui s’était incrustée dans ses ridules à cause d’autres mots, ceux-là beaucoup moins gentils. Être sauvée par mes proches, cela faisait sens, puisqu’il s’agit de relations qui confèrent une sécurité inédite, dans lesquelles j’ai moins le besoin de me prouver ; mais vis-à-vis de ceux que je ne connaissais pas, c’était un formidable saut dans l’inconnu.  Un saut qui porte à croire : l’amour existe encore. Il y en a tant à vivre. Il irrigue chaque rue, chaque appartement, chaque soirée, il est dans les montagnes, les champs, les vallées. Il est dans les rires, dans les danses, dans les regards, dans les pleurs et dans les cris. Dans l’écriture, le dessin et la musique. L’amour est là. Il est en toi, il est chez les autres, il est partout. Et il ne demande pas des efforts surhumains, ou de souffrir le martyr des mois plus tard, pour s’offrir.           
        Tout ne tenait pas aux autres. Je crois que ce qui me sauve, plus encore que d’être aimée et de recevoir l’attention des autres, c’est de sentir que je peux le leur rendre. Que je peux le leur rendre même en mille fois plus fort. Il déborde de moi, hors de contrôle, et j’aimerais hurler ma reconnaissance au monde entier, à Lyon et ses surprises, à mon chat, à mon père, à mon colocataire, à tous ceux qui m’ont vue me traîner, me plaindre, perdre mon éclat, et qui ont continué de croire en moi, et de voir par-delà ma ruine la personne que j’étais et que je pouvais être – qui ont fait ce que je n’étais plus capable de faire pour moi-même - ; qui m’ont laissée pleurer dans leurs bras, qui m’ont pris par la main avec cette légèreté, moi qui ne me sentais plus de donner aux autres, l’air de dire : « Viens, viens par ici, il y a quelque chose à voir et à vivre, et j’aimerais que ce soit avec toi. ».    
        Forte de cet amour je me sens désormais d’en donner des montagnes.     

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        Il y a quelque chose d’irrésistible et de terriblement commun dans l’acte d’aimer ce qui n’est pas fait pour l’être. J’espère en perdre le goût avant d’en perdre la tête. 

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        L'absence de mon amour pour toi ne changerait rien à la face du monde. Elle ne produirait d'effets que dans ma tête.
        Solitude. Epaisse, la solitude.

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        Junsee voulait plus que tout trouver de la poésie ailleurs, mais elle n’y parvenait pas. La non-nécessité de ce qui lui était arrivé la frappait, l’anesthésiait à toute nouvelle émotion. Ce qui marchait sur elle, c’était la drogue, la musique et les jolis paysages. Les autres, pas tellement. Elle s’y intéressait peu. Lorsqu’elle ne pouvait pas se distraire avec la drogue, la musique ou les jolis paysages, elle allait quérir la compagnie des autres, car c’était toujours mieux que d’être seule face à elle-même.      
        Quand elle était seule, c’était toujours la même rengaine :   
        Pourquoi ? elle se demandait. Ce qu’il lui avait fait, ce n’était pas le pire que l’on puisse infliger à un être humain. Pourtant, il lui semblait que c’était le pire que l’on puisse lui infliger, à elle. Il ne lui avait pas porté le coup le plus vilain qui soit, enfin il l’avait porté sur une plaie béante. Et ça faisait mal, démentiellement. Elle ne s’était jamais reliée, auparavant, à cette souffrance-là ; celle qui est déclenchée par un évènement unique, et qui refuse de disparaître, qui tourne et retourne dans la tête jusqu’à moisir, et ultimement, menace l’intégrité psychique. C’était toujours une situation globale qui avait eu raison d’elle, jusque-là, ce moment où l’on fait le tour des grands thèmes de la vie et qu’on se dit : eh bien, je n’ai pas d’avenir professionnel, je m’ennuie avec mes amis et je ne fais pas de rencontres, je crois bien que personne ne m’aime, je n’ai plus d’argent, je ne m’intéresse plus à mes passions et je ne me sens capable de rien ; oui, j’ai bel et bien une vie de merde ! Elle savait, pourtant, que ce n’était pas le pire qu’il puisse lui être infligé ; il lui venait des millions et des millions d’afflictions plus terribles que la sienne. Elle n’y voyait pas la perspective d’un soulagement prochain, mais celles de nouvelles souffrances, plus grandes encore, des qu’elles ne pourrait supporter sans songer en permanence à se donner la mort. Ça n’avait strictement rien de réjouissant.         
        En réfléchissant assez longuement, elle trouvait des éléments de réponse à ce « pourquoi ? ». Pourtant, elle y revenait toujours : pourquoi ? A chaque fois insatisfaite par les multiples réponses qu’elle fournissait. Il y avait des schémas de pensée qu’elle identifiait, mais quel cheminement de vie pouvait conduire un être humain à se comporter de la sorte ? A ce pourquoi-là, elle ne pouvait répondre que de manière lacunaire. Elle connaissait peu son passé. Tout au plus avait-elle observé quelques comportements qui l’avaient alertée sur son rapport aux autres.           
        La question perdait son sens en permanence, jouait pleinement son rôle de déictique. Pourquoi quoi, d’abord ? Parfois, elle se rendait compte que la question lui était dirigée. Pourquoi est-ce qu’elle continuait de se sentir aussi mal ? Pourquoi, malgré tous les soins qu’elle accordait à son cerveau, celui-ci refusait d’être réparé ?        
        Comme il était question d’elle-même, elle avait pléthore d’éléments de réponses à sortir de sa mémoire. Mais la réponse ne brassait pas des sujets qui la réjouissaient. Elle y avait déjà pensé, ce n’était pas qu’une question de fainéantise ; ça l’ennuyait, surtout. Après ce pourquoi, c’en serait un autre, et ça n’en finirait jamais. Il lui vint l’idée que ces « pourquoi » ne se multipliaient pas faute d’éléments de réponse, mais plutôt parce que la douleur, décidément, ne cessait pas ; un esprit cartésien comme le sien, machinalement, cherchait davantage d’explications à ce phénomène. Mais tout ne répond pas à un principe de cause à effet, dans un cerveau. Parfois, il s’agit simplement de savoir accuser le coup.         
        Elle jeta un œil par la fenêtre du train. Des paysages monotones défilaient. Parce qu’elle en voyait beaucoup, même les champs de tournesols avaient cessé de l’émerveiller. Il lui fallait autre chose à penser. Quelque chose de concret, quelque chose qui avance.         
        Elle pensa à la drogue. Il y avait quelque chose d’un peu humiliant à ces pensées-là. C’était comme de penser au sexe. Primaire. Facile. Elle préférait les sujets que les autres évitent d’ordinaire, comme le suicide ou la merde. Mais elle devait bien admettre qu’elle avait rarement honoré ce sujet-là. Quand elle y pensait c’était surtout en rapport avec les autres, pour constater à quel point ils aimaient ça, la drogue, et combien ça les aliénait. Parfois, ces gens-là entretenaient une relation beaucoup plus intense et régulière avec ces substances qu’avec quoi ou qui que ce soit d’autre. L’histoire de l’humanité, en somme. Elle trouvait l’idée étrange.              
        Pour l’heure, à Junsee, ça lui faisait du bien, la drogue. Justement, il y avait quelque chose avec la drogue et les « pourquoi ? » : c’était qu’ils disparaissaient comme si jamais ils n’avaient hanté son esprit. Une petite trace, un carton ou un champignon, et ils partaient. Sans prévenir, elle n’en prenait conscience qu’en riant aux éclats, ou en s’émerveillant de la beauté de ce qu’elle voyait – de jolis paysages - et écoutait – de la jolie musique. Là, sur terre, dans le moment ; pas dans des projections spirituelles qui n’en finissent pas, des « pourquoi ? », des « qu’est-ce que je vais faire la semaine prochaine ? », « comment être heureuse ? » ou que sais-je. De ça elle n’en pouvait plus. Et la drogue éteignait cette partie là d’elle, qui, d’ordinaire, la poussait vers l’avant, mais qui depuis quelques mois, la poussait dans les bras de la maladie.
        Ce soir-là, dans la montagne, à près de deux mille mètres d’altitude, elle regardait les étoiles bouger avec amour. Elles frétillaient pour la saluer gentiment. A ses côtés deux ou trois personnes à qui elle aime adresser la parole, et dont la discussion la porte parfois à rire aux larmes. Pour autant, elle n’était pas exempte de pensées vis-à-vis de ce qui la préoccupait… Simplement, ces soucis devenaient factuels ; elle les acceptait, arrêtait de les questionner, alors au comble du bonheur, sous les étoiles, elle avait pleuré, et en même temps elle souriait, aux étoiles et à ces personnes qui se trouvaient à ses côtés et dont elle aimait la compagnie. C’était d’une simplicité…
        Et puis, le lendemain, elle rentrait chez elle épuisée et la simplicité disparaissait. Chaque jour elle devait travailler à la récréer pour ne pas plier sous les « pourquoi ? ».

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        L’Albatros est triste lorsqu’il ne peut pas aimer, et gai lorsqu’il peut aimer.     
        Lorsqu’il se sent aimer, par son regard, ses mots ou son rire, il se sent croître… Il a l’espace de déployer ses ailes sans déranger personne. Et il est si heureux, si terriblement heureux qu’il se sentirait de mourir ici et maintenant ; il songe que cette épiphanie donnerait une belle conclusion à sa vie.  Attendre la prochaine, c’est prendre le risque qu’elle ne vienne jamais, alors… Il regarde le précipice avec amour, tout en bas les arbres lui tendent les bras. Et puis d’autres jours viennent avec d’autres épiphanies, des aussi belles et même des meilleures, et il se réjouit d’être encore là pour les vivre.           
        Lorsqu’il se sent incapable d’aimer, il s’en veut terriblement, se sent décroître. Du mieux qu’il le peut il replie ses grandes ailes sur lui-même, et la compression lui donne une drôle de démarche, un peu idiote, et boiteuse. Cette condition n’améliore guère sa proprioception et souvent, lorsqu’il marche, il voit ses pattes aller un peu plus à droite ou à gauche que ce qu’il visait, percuter des objets, comme des poteaux ou des barrières, ou bien d’autres bêtes, lesquelles, par chance, acceptent ses plates excuses. Il se met automatiquement dans cet état lorsque quelque chose cloche chez une bête. Plus fort que lui. D’abord, c’est une émanation étrange, discordante, qui le met mal à l’aise, et bientôt, il voit nettement : le malheur circule dans leurs veines comme le sang - pauvres bêtes ! Elles n’ont rien à lui apporter, et lui non plus, et cette situation-là le déchire. Il sent l’amour en lui pourrir. Son amour n’a plus de sens dans ces circonstances. Il lui faudrait s’en vider pour se remplir d’un sentiment de circonstance… Dégoût, mépris, indifférence… Il n’y parvient jamais. Il résulte du mélange de ces substances une mixture fiévreuse… Il se l’imagine rouge pâle, sous la forme d’un steak ; un steak oublié sur le plan de la cuisine, qui commence à être rongé de petites nuées de champignons verts et blancs. Forcément, qu’il le supporte mal, son steak moisi. Il pleure, mais ce n’est pas pareil que d’ordinaire, parce qu’il pleure surtout de rire et de joie ces derniers temps. Cette fois-ci il pleure comme s’il pouvait y passer des heures, comme s’il fallait à tout prix que ça sorte : des larmes de steak moisi.      
        Les jours d’après il se traîne, attend son sort : aimer ou ne pas aimer ? Bonheur ou malheur ? Les deux lui reviennent.       


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  •      Adéquation de moi-même dans les récits d’une autre, bien plus sordide que les miens. Qu’est-ce qu’il m’est arrivé de si terrible ? J’ai été agressée, j’ai été violée, et puis, j’ai été trahie quand je croyais enfin pouvoir goûter à l’insouciance – être aimée, respectée. Mais enfin je n’ai pas été victime d’inceste, je n’ai jamais rien vécu d’une telle intensité, du moins je l’ai vécu à la 3ème personne, ce n’est pas moi qui suis morte, mais deux personnes que j’aimais.

    [...] Je m’expose, avec ce livre qui ne peut pas aller bien au-delà de mon questionnement personnel, de ma biographie, à ce que ceux et celles qui le liront y puisent des particules qu’ils utiliseront hors du contexte de départ. Mes propos seront interprétés, déformés, délirés. Ils se combineront avec d’autres idées. C’est la seule façon qu’a la pensée de se reproduire vraiment, pas par rhizome ni racine mais par une pollinisation aléatoire. (Triste Tigre, Neige Sinno)

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          Emma, est-ce que c’est ce qu’il se passe dans ma tête en ce moment, qui se passait dans la tienne depuis ta naissance ?
         Est-ce que tu avais la sensation que rien n’avait de sens ou d’importance ? Tu grapillais ton bonheur de ci de là, il se faisait ingrat, et très rapidement, ça n’a plus suffi, et tout ce temps que tu avais devant toi est simplement devenu la perspective d’une torture interminable. Seize ans. Tu étais jeune, trop jeune à ton goût. Il aurait fallu meubler tout ce temps, tout ce temps qui n’était que souffrance. Comment ? Tu t’essayais à de nouvelles activités, tu parlais à de nouvelles personnes, mais ça ne prenait jamais longtemps. Moi, tu m’aimais, moi, tu m’admirais, j’étais un de ces moments de répit - je t’aimais aussi, mais comme une adulte, c'est-à-dire que je ne m’employais pas activement à te sauver - ; et puis, très vite, je suis partie, et tu t’es retrouvée toute seule.
          Il te restait tant à vivre, et c’était bien le problème – tu n’en avais pas envie, pas plus que tu n’avais la foi d’attendre. Après, après, il fallait toujours penser à l’après, « ça ira mieux un jour », plus tard ; toi, c’est maintenant, que tu voulais vivre, et si ce n’était pas maintenant, eh bien, tu l’as décidé, ça ne sera plus jamais, jamais !
          Oh, Emma, que tu es radicale ! Avec une radicalité pareille, et comme une résilience – peut-on décemment parler de patience quand il s'agit d'avoir celle de souffrir tous les jours… -, tu aurais vécu de grandes et belles choses, si tu t’étais permis d’être ici, j’aime à penser que tu aurais cassé plus d’une vitre ; quel gâchis, toute cette radicalité tu l’as placée dans un nœud ; mais puis-je t’en vouloir ? Longtemps je l'ai fait, mais par moments je te comprends, par moments, à moi aussi, le nœud me semble avoir plus de sens que la vitre cassée.
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          Et je crains de t'avoir cristallisé ; je ne peux que constater l'attrait des autres à mon égard - il est de gens qui me veulent dans leur vie.            
          J'aimerais qu'ils comblent le vide que tu as laissé :  
          Pourtant jamais ils ne prendront ta place. Je te la garde vacante           
          Encore un peu, le temps d'oublier mon amour pour toi - fort, si fort, mais vain :          
          Tu restes et resteras cruellement absent.       

      Dans les textes de littérature médiévale souvent l'objet de l'amour s'efface ; c'est davantage des sentiments de son auteur dont il s'agit. Le corps de l’être aimé se noie parmi une masse de corps identiques, beaux, roses, doux, fins, autant de mots qui ne ramènent à aucune singularité. Son corps, a priori le seul à exciter les passions de l’auteur qui le désire, se fait analogue, devient celui de tous. L’auteur procède par séduction également, puisqu’il prend en compte l’intérêt du lecteur, qui s'identifie aux sentiments, pas aux individualités qui les ressentent.      
      Ce n’est pas de l’être aimé dont il s’agit, mais plutôt de l’écrivain, ou « être aimant ». 
     Vois-tu, aujourd'hui, je me sens d’humeur généreuse. J’ai envie de parler de toi davantage que de moi. Et je ne veux pas le faire comme une personne aveuglée par sa rancœur et sa déception, ou meurtrie par l’absence – j’ai déjà donné là-dedans. Deux mois après notre rupture, je voudrais être capable de te restituer plus fidèlement, sans m’embarrasser de ces sentiments-là. Peut-être que je voudrais simplement parler de toi avec amour. Comme j’avais déjà commencé à le faire, mais sans appréhensions, cette fois-ci : mes craintes se sont confirmées – ce qui veut dire, rien à craindre de supplémentaire. Je me dis que tu me liras sûrement, que tu seras flatté de m'intéresser encore, et un peu effrayé, ce qui me déplaît ; enfin tant pis. Lorsqu'on écrit, on choisit toujours de construire ce que d'autres conservent à l'état latent. L'écrivain s'illustre par un dialogue sourd et asymétrique : il est éminent car lu, et vulnérable pour les mêmes raisons, toujours dans une mise en scène ambivalente.     
      Tout tient au regard du lecteur. C'est lui qui décide si l'écrivain le fascine ou lui inspire de la pitié. En somme l'écrivain se trouve à sa merci. 
      Chaque fois que j'ai écrit sur toi - et c'est arrivé très tôt -, je me suis donc mise dans une position de subordination. Double, puisque je donne à voir mon intériorité à un lecteur qui est également mon sujet, sinon mon destinataire. C'est ingrat, d'écrire, on voudrait simplement cracher ses tripes, et on se retrouve aux prises avec des rapports de force que l'on voudrait ne rien avoir à faire avec l'amour. Tu avais choisi d’en faire une qualité, toutefois : tu m'avais confié que l'écriture faisait partie des choses que tu préférais chez moi. Je doute que ce soit toujours le cas ; maintenant, tu me préférerais absente et silencieuse, mais je ne peux décidément pas m’empêcher de l’ouvrir.     
      Je crois n'avoir encore jamais écrit sur toi comme j'ai écrit sur Emma - jamais comme d'un mort, en somme. Ces êtres qui nous quittent prématurément sont inévitablement mythifiés, leur caractère éphémère nous marque, et tous les moments, surtout les plus anodins, jadis impropres à procurer de la joie, deviennent des paraboles d'une valeur inestimable. L'absence crée la rareté, hypertrophie l’émotion.            
      Le parallèle entre Emma et toi s’est naturellement imposé à moi, mais il me dégoûte prodigieusement. Trop facile, et impertinent. Emma s’est donné la mort ; toi, tu t’es retiré de ma vie de ton propre chef, et maintenant, tu vis la tienne. Ces deux situations n'ont rien en commun.
      Et pourtant…
      Emma et son bâton de majorette, dans le jardin, sous un soleil de printemps - elle a très précisément quatre mois de plus que toi : coïncidence, vous êtes tous les deux du premier - et à ce moment, elle n'en a plus que six à vivre avant de se donner la mort. Le bâton tournoie dans les airs, elle pivote, agile, réceptionne le bâton - l'instant d'après, elle relance le bâton. Il tombe par terre. Emma est partie.   
      Qui l'eût cru ? Sous le soleil, pleine de vie, maintenant grande poussière dans une urne... Toi, pendant longtemps tu as voulu suivre le même chemin, et puis, tu as choisi de rester... Après un travail de longue haleine, tu t'es surpris à croire que la vie pouvait être douce, qu'il y avait un peu de plaisir à prendre... Juste un peu… Et que tu pouvais, je ne sais pas, espérer une sorte de rémission vis-à-vis de ta condition ; après avoir tant cherché à mourir, tu commençais à trouver comment vivre.          
      Je ne te connais pas, finalement. La marge d’erreur est grande. En comparaison, parler d’Emma est d’une simplicité confondante. Elle ne reviendra pas d’entre les morts pour me reprocher d’écrire des conneries sur elle. Toi, tu es vivant, mais ce bonheur m’oblige à faire plus attention.
      Est-ce que tu as pris beaucoup de plaisir dans la vie ? C’est compliqué de le savoir. Sur toutes les photographies que tu m’as montrées de toi, tu arborais très souvent un gigantesque sourire, niais, presque idiot, mais touchant (je ne m’étais pas fait la réflexion auparavant, est-ce que tu as une grande bouche, pour faire d’aussi grands sourires ? Je ne parviens pas à en être certaine). Tu m’as montré assez fièrement des centaines de photographies de la vie que tu menais. Tu fumais des joints, tu gobais un carton de LSD ou un taz, avec, en fond sonore, un petit peu de musique sur une enceinte, et tu t’installais sur une chaise de camping, guinguette sous le soleil, avec des montagnes pour compagnie. Avec quelques amis, parfois, mais en trame de fond, une solitude épaisse te colle à la peau. Tu tentes de te tuer, de nombreuses fois. Alors pourquoi est-ce que sur ces photos, tu souriais tout le temps ? Moi, lorsque j’ai envie de mourir, je souris peu, soit parce que je pleure beaucoup, soit parce que je ne ressens rien qui me porte à croire que la vie en valle la peine. Mon corps entier se trouve investi par ce sentiment et je ne prétends pas le contraire. Je ne le peux pas. J’ai essayé une fois, au collège, d’être quelqu’un que je n’étais pas, et tout le monde m’a haïe encore plus, donc je n’ai pas réessayé depuis : c’était vraiment ingrat de m’attirer davantage de foudres alors que je fournissais des efforts pour être quelqu’un d’autre, quelqu'un de moins détestable, de plus socialement alerte. J’ai toujours admiré ceux qui avaient ce contrôle là sur eux-mêmes et sur autrui, car ils peuvent conserver un lien social relativement neutre, sortir de leur assaisonnement dépressif par les autres.        
      Le corolaire de cette attitude, c’est que tu faisais. Beaucoup. Vingt ans, et tu me semblais avoir vécu bien plus d’expériences que moi. Je ne me suis découvert une ardente envie de voyager que récemment. Lorsque je raconte que j’ai fait ma première free party cet hiver, on me demande, interloqué, quel âge j’ai : vingt-quatre ans, ils s’interloquent, vingt-quatre ans ! qu’est-ce que tu faisais avant ? tu étais dans le coma ? Toi, tu baignais là-dedans depuis tes quatorze ou tes quinze ans – bien trop tôt, évidemment. Enfin, au moins, toi, même si c’était souvent des choses peu recommandables, tu faisais.  
      Je me souviens très bien de mon enfance et de mon adolescence, car je l’ai écrite. Elle est presque intégralement consignée dans mes journaux. Voilà une chose que je faisais, et que je fais toujours : écrire. En fait, c’est une activité qui appartient davantage à celle que j’étais avant. Je vivais peu dans le réel. Je préférais les gens derrière leur ordinateur. Le reste me faisait peur, je m’en dissociais ; lorsque je rencontrais quelqu’un, mon premier réflexe était d’éviter la confrontation, pas de créer du lien. Ce qui me rassure, c’est que celle que j’étais alors m’a prédisposée à devenir celle que je suis maintenant, celle qui ose et fait, autant que toi tu faisais pendant ton adolescence, quoique plus raisonnablement, parce qu’avant tout, je veux prendre soin de moi-même.    
      J’ai cru comprendre que toi aussi, tu avais eu ton lot en matière de persécution, mais étrangement, comme j’ai pu le connaître à Montluçon, avec mes camarades de classe qui me harcelaient et ceux de la classe en-dessous qui m’admiraient. Ça te prend, par moments, d’être comme je l’étais par le passé, de ne pas te synchroniser aux autres, de rester seul à ne rien faire, mais je crois que tu parviens toujours à redevenir celui dont je suis tombée amoureuse, qui est avenant et au service des autres. Du moins, c’est ce que j’aime à penser, et ce que je te souhaite. Cette personne-là, je ne l’ai connue que pendant trois semaines, puis par intermittences, puis plus du tout. Tu n'es pas quelqu'un de facile à connaître. Je me demande si tes amis te connaissent ; s’ils ont essayé d’estimer quand est-ce que je dégagerais, la première fois qu’ils m’ont vue.          
      Je t’ai fait confiance très vite. Ta gentillesse m’y portait. J'aimais terriblement quand tu riais - c'est lointain, maintenant... qu'est-ce que tu racontais ? Peu importe. On était dans ta chambre, tu riais, presque à chaque fin de phrase, ta voix s’envolait. Je me disais : quelle vivacité ! Je restais suspendue. Tu avais cette manière de prendre l'espace : tu étais là, ici et maintenant, ta seule présence emplissait pour moi la pièce de mille distractions ; il n'y avait que toi et pourtant tellement à voir et à entendre, il n'y avait que toi et pourtant c'était jour de fête ! Je pouvais rester là à t'écouter parler pendant des heures de qui tu étais par le passé et de ce que tu étais devenu. Tu étais fier du chemin que tu avais parcouru. A ce moment-là je me sentais exactement à ma place. Il n'y avait nulle part où j'aurais préféré être, et, en rétrospective, c'était un sentiment d'une plénitude telle que je ne pouvais espérer qu'il soit partagé. Je n’en ai pas besoin. Tel que tu es, tu es capable de procurer de la joie à ceux qui t’entourent. Je voudrais qu’il n’y ait rien d’autre à retenir, que cet instant soit pris pour lui-même, sans corruption. Suspendu. De la beauté pure, engendrée par nos corps ; de l’amour.            
      J’ai cette obsession pour le beau qui me fait refuser le prosaïque, la lucidité terre-à-terre et sans poésie de mes amis et de mon père, celle qui résumerait ce texte à une ou deux phrases, type : nous étions deux gamins incapables de s’aimer sans se déchirer, cette histoire n’a rien de remarquable, traite d’un amour qui n’est pas véritable. Effectivement, ce huis-clos a rapidement perdu en couleurs, et il est d’usage de considérer que ce qui n’a eu de valeur que sur un court laps de temps n’en a en réalité jamais eu. Mais je n’ai plus besoin du réconfort factice de ta dégradation pour supporter ta perte et la considérer comme un bienfait.          
      Sur le canapé je m'enroulais autour de toi pendant que tu jouais aux jeux-vidéos. Hier, dans le bus, j’ai remarqué un gamin qui ne devait pas avoir deux ans assis de la même manière sur sa mère, la tête sur la poitrine, une peluche à la main, endormi, insouciant, exactement comme moi à ce moment-là. Un jour, tu m'as sortie de ce sommeil pour m’écarter de toi comme un cancer, excroissance bénigne devenue létale. Peu importe l'amour. Il n'est pas question d'amour. C'est ce que tu sembles croire.       
      La mère caresse le crâne de son môme endormi, Tristan la mienne. Il y a peu de place sur le lit dépliable, nos jambes sont entremêlées. Ses mains sur ma peau sont d’une douceur inouïe ; ce sont véritablement les mains les plus douces du monde, et j’ai le bonheur d’en connaître le toucher. Rien de sexuel là-dedans, une simple envie de faire le bien et de le voir apparaître sur mon visage, précisément. Je somnole et je ne suis pas loin de lui répondre n’importe quoi. Il continue de me parler, pourtant. La vision que je me fais de l’amour, c’est plutôt celle-là.   
      Y a-t-il quelque chose d’autre à raconter ? Y a-t-il déjà eu quelque chose à raconter ? C’est un petit bout des autres, un petit bout de toi et un petit bout de moi ; un petit bout de pas grand-chose, en somme, dysharmonie parmi les dysharmonies. Je peux le dire : c’était au moins une dysharmonie plus jolie que les autres.
      Il faut aborder un autre sujet, maintenant. Ecrire d’autres aventures, un mémoire, un roman, ou bien faire quelque chose d’une nature différente, peindre, ou apprendre à coudre.  


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  • J’ai voulu y croire, j’ai voulu rêver que le royaume de la littérature m’accueillerait comme n’importe lequel des orphelins qui y trouvent refuge, mais même à travers l’art, on ne peut pas sortir vainqueur de l’abjection. La littérature ne m’a pas sauvée. Je ne suis pas sauvée. (Triste tigre, Neige Sinno)

        Le chant des grillons me donne envie d'aller me balader la nuit dans la campagne. Rien, personne ; moi, des hautes herbes avec au-dedans des grillons par dizaines, sinon le silence.
        Je ne crois pas que qui que ce soit puisse m'accompagner dans cet anéantissement de moi-même. Il n'y a de place que pour un.

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        Une épaisse brume s’est installée dans mon esprit. Depuis lors j’aime terriblement la pluie et je déteste le soleil ; chaque fois mouillée me viennent des effusions de joie.

        Les grillons ne sont pas parvenus à me sauver.

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        J’aime me donner des rêves simples ; réalisables.      
        Au sommet de la petite montagne, mon père m’a demandé de faire un vœu - lui qui ne disait rien d’ordinaire se prenait d’un certain romantisme. Devant moi des vallées plus vertes les unes que les autres, des villages ronds et des vaches, promesses d’une vie légère ; pourtant, je ne suis pas allée bien loin.     
        « Je voudrais pouvoir conduire une voiture et partir cet été. »            
        Alors il tenta de jeter une pièce d’un centime dans le précipice. Elle parut plutôt échouer sur un rocher adjacent. J’ignorais l’existence d’une telle coutume. Mon père inventait ; je le portais à créer. Il était comme un ami prêt à tout pour moi… Mais cet amour, comme nombre d’autres, ne me suffisait pas.  
        Partir : c’était mon mot d’ordre. Pour la première fois de ma vie je me trouvais apprécier les balades solitaires. Dans les rues avec mes écouteurs je chantais et gesticulais sans me soucier des passants. En longeant les champs de mon enfance je m’étais imaginée retrouver la joie de vivre qui était la mienne voilà trois ans. A ce moment rien ne pouvait m’arrêter ; pourtant j’avais bien moins qu’aujourd'hui. Quoi que je fasse, aussi pleines soient mes mains, je continue de me concevoir comme ayant moins que les autres.    
        Sous une lumière pervenche retentissait le chant des grillons… Je créais un nouveau mythe personnel : oui, c’est le chant des grillons dans la campagne au couché du soleil qui soignerait mon cerveau de la névrose. Par deux fois en l’espace d’une semaine j’eus la chance de les entendre.        
        Cependant je n’étais toujours pas guérie. Chaque matin je constatais qu’il se passait dans la nuit d’étranges phénomènes dans mon cerveau. Des que je ne contrôlais d’aucune façon et qui me faisaient me sentir étrangère à moi-même.
        Folle, plus exactement. J’étais l’esclave de mes désirs, je prenais en moi-même une certaine distance, les voyais comme des caprices d’enfant auxquels j’avais, en même temps, l’injonction de céder. Ce que je me portais à vivre de grandiose ne me concédait qu’un détachement momentané : en trame de fond le parasite tapi dans mon cerveau me le rongeait toutes les nuits un peu plus. Il me fallait retourner dans les catacombes de Paris, nager parmi les ossements. Il me fallait revoir les cadavres autopsiés. Il me fallait baiser dans un cimetière, grimper à une grue. Tester de nouvelles drogues, faire toujours plus de rencontres. Prendre une tente et me perdre dans les montagnes, manquer de trébucher dans le ravin.         
        Il me fallait probablement risquer la mort pour saisir la valeur de ma vie.

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        Ici-bas on ne s’aime plus.       
        Autour de moi des bêtes qui s’enserrent, qui se convoitent momentanément ; mais aucun amour.
        Cette fois-ci, la Pie était avec un Lémurien, la Biche avec un Panda, cet imbécile de Paresseux avec une bête dont je n’ai même pas discerné l’espèce tant elle me paraissait insignifiante. La dernière fois, c’était encore différent, la prochaine fois, ce le sera encore ; ils se prennent, s’interchangent, souffrent de mal s’aimer, continuent à se duper les uns les autres.         
        Ils ont oublié qu’il était possible de voir le monde s’éclairer de la seule présence d’une créature à leurs côtés ; les multiplier, non ! : une seule, une seule peut suffire !
        Suis-je si différent ? Moi, je n’ai pas pris, je me suis contenté de me laisser prendre. J’ai apprécié, au départ. J’ai démystifié l’amour : baiser me suffisait. Il faisait ça bien. C’était agréable. Parfois c’était quelques caresses. Me connaissant comme ma poche, cette joie insouciante ne me ressemblait pas, n’était pas vouée à durer. Maintenant, je profite de la multitude. Faute de pouvoir me contenter d’une seule bête, je me baigne de la lumière de chacun. J’arrive, je dispose, je souris, on aime quand je souris, alors je souris plus fort, et je ris, et je m’allonge dans l’herbe au soleil pour discerner dans le ciel des formes toutes plus phalliques les unes que les autres. Je tire sur mon joint. L’air est pur, l’herbe est verte : voilà la vie.         
        Souvent, il y a des amis, parfois non, et je m’en réjouis, car ceux qui ne sont pas mes amis peuvent encore le devenir.  Et je sais ; je sais qu’il viendra le jour, très bientôt, où ma lumière radieuse inspirera à d’autres le goût d’un amour véritable.      

    ----

         « Qu’est-ce que tu deviens ? »
           Quelle question ! Bonne question. C’est assez étrange, ce que je deviens ; à la fois une meilleure version de moi-même, malgré la mélancolie, parfois, je m’en rends compte, de ce que je suis devenue et de ce que je deviens, de ce dont je suis capable : beaucoup. J’ai accompli, je n’ai fait qu’accomplir, il me suffit de volonté pour faire : de nouveaux amis : en voilà ; sortir dans la nature : voici des montagnes ; y faire la fête, ou bien dans un champ : bien, je suis dans la voiture d’individus que je ne connais pas, ou peu, je m’y rends sans plus tarder. En même temps, je ne suis pas aussi heureuse que j’ai pu l’être par le passé ; je ne profite plus aussi simplement de ce qui m’entoure - un corbeau, le sourire d’un inconnu, une courbature agréable, un bon bouquin - mais je crois que ce n’est qu’une question de temps avant que j’en sois de nouveau capable.
           J’ai de la chance, immensément. Avec une volonté comme la mienne, mes désirs sont des ordres. Alors, bientôt, c’est moi qui serai au volant, et j’irai en Bretagne comme je me l’étais promis ; je ferai en sorte que ça ne me coûte rien, ou trois fois rien, je pourrai camper dans la voiture. Privilège, probablement, souvent, la vie me sert les choses sur un plateau, déploie le tapis rouge, pour consoler mes chagrins – des fois je me dis que c’est un peu gênant, qu’elle en fait trop… Je me souviens que l’année dernière, lorsque je désespérais du danger dans lequel mon VTT me plaçait quotidiennement, j’avais trouvé, en rentrant de soirée, un vélo de route en parfait état, non attaché, lequel m’attend actuellement dans la cour. Un billet de 20 euros par terre : je le retiens avec ma chaussure. Même les racketteurs ont des remords et ne me soutirent que le billet que j’ai trouvé plus tôt, alors qu’ils dépouillent les autres, et les frappent ! Des mauvaises notes : en voici d’excellentes pour compenser. Et lorsque je vais mal, il y a toujours, absolument toujours quelqu'un pour m’écouter, et même pour se plier à mes besoins, voire mes caprices, je peux fourrer mon nez dans le creux de leur cou, pleurer sur leur t-shirt. Même l’argent me sourit, il n’est pas aliénant pour moi de m’en faire.    
           Ces derniers mois, la vie ne m'a refusé qu'une seule chose ; c’était un peu cruel de sa part, mais je crois que je peux m’y faire, et alors que j’écris ces lignes je sens ma vision reprendre en couleurs.
     


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  • Je ne sais plus si je t'aime on verra demain

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        J'ai envie de partir.
        Le plus loin possible.
        Pas de voyager - il y a une attente qualitative dans le voyage - ; de partir. Substituer un paysage à un autre, perpétuellement.
        Être toujours, toujours en mouvement : ne plus avoir le temps d'être déçue.

    ----

    Everything is so much better without you
    Yet I can help but miss you
    I'm feeling whole again.

    ----

        Everything wasn't so good right? I first thought you were ugly. Still I loved you from the very bottom of my soul. And if I have to throw it away... Then I'll do it for your sake.

    ----

    Watch me.
    As you can't watch me closely, watch me from afar.
    Watch me turn our ugly story
    Into some beautiful art.
    ----

    No matter how many people I see within a day
    I still feel alone without you by my side.
    ----

    M'incombe-t-il de ne plus t'aimer ?
    Ne puis-je pas continuer de t'aimer, sans te donner de cet amour ?
    Être en paix, tranquille avec ces sentiments, dénuée de volonté de te les exprimer
    Tuer le Moineau... Non... Le garder dans le creux de ma main.

    ----

    It is really easy for me to feel rotten...
    Lots of feelings bottled up in my chest...
    Sometimes only that of betrayal inhabits me.
    ----

         Mon deuil est comme une verrue séchée sur ma peau. J'en oublie la présence, parfois, et puis, régulièrement, je passe les doigts sur cette croûte et la douleur m'irradie de nouveau, presque comme au premier jour.

    ----

          Albatros dans sa nébuleuse. Rarement dans le temps présent ; toujours dans ses pensées.
          Pensées de regrets qui n'ont pas lieu d'être, qui ne devraient pas être les siens - ce n'est pas lui qui a pris la décision de vivre sans la Mangouste, après tout. Sa rationalité aide, mais n'interrompt pas indéfiniment sa mélancolie. Elle refait surface, régulièrement.
          Ce jour-là il déambule dans les allées du musée d'art contemporain avec une Fouine des plus adorables, et à qui il sait plaire. Perturbée par les œuvres, fruits d'imagination dérangées comme celle de l'Albatros, elle se met en retrait. Lui regarde les œuvres sans malaise. Habitué. À brûle-pourpoint, il songe :
          « J'aimerais revenir ici avec la Mangouste. Je me demande ce qu'elle penserait de l'exposition. Oui ; je voudrais partager ce moment avec elle... »
          Ce n'était pas que d'aller au musée ; c'était aussi d'aller graffer ou d'aller en urbex, chaque fois qu'il trouvait un bâtiment abandonné il était pris spontanément d'un élan vers elle. Il savait les repérer très facilement maintenant. Par bonheur, il trouvait d'autres bêtes pour l'accompagner dans ces aventures, et sûrement qu'il s'amusait davantage avec elles, mais il restait inévitablement attaché à l'idée de les faire avec elle.
          Près d'un mois après qu'elle en avait décidé autrement, il se prenait à rêver de ce que serait d'être avec elle maintenant. Ils étaient redescendus en pression, tous les deux : peut-être qu'ils pourraient s'aimer mieux, cette fois-ci ?
          Et chaque fois il se faisait revenir à la réalité : la Mangouste ne le supporte plus ; sans amour il n'y a plus rien à faire :
          Rien à faire ; plus d'amour : rien.
        Rien. Rien. Rien. L'impuissance. C'était dur à accepter. Le Moineau pleurait dans le creux de son aile. Mais il continuait de se le marteler, devait lui faire entendre raison.
          La Mangouste baisait déjà ailleurs. Bien. Lui n'en avait pas le cœur. [Timides baisers d'un Chat noir dans la pénombre d'un squat, tout au plus. Depuis les décombres on entendait s'égosiller un ou deux Rats. Ce n'était pas désagréable.]
          Il s'en voulait de n'être là qu'à moitié, en puissance avec la Mangouste, enfin il était tout de même heureux d'être avec la Fouine, heureux que d'autres le veuillent, en attendant que lui ne parvienne à vouloir qui que ce soit d'autre.

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    Sous mes yeux cet inconnu que j'aime.                               Sous mes yeux cet inconnu que j'ai aimé. 

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    Tous les jolis mots que tu m'as adressés hier aujourd'hui me font souffrir le martyr.

    ----

        Il me semble parfois, malgré toute la beauté du monde qui s'offre à moi, que celui dans lequel tu décides subitement de ne plus m'aimer n'est autre qu'un Enfer sur Terre.
        Je suis alors prise pour moi-même d'un élan de compassion : j'accuse le coup, la ligne d'univers qui est la mienne n'est pas celle que j'espérais ; mais ardemment je désire survivre à cet Enfer, et j'essaierai jusqu'à en faire mon Paradis.
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    You fucked my brains in a way even I cannot comprehend


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