•        II. Les sujets et leur articulation à la question

          Je ne suis pas une grande analyste : j’ai toujours admis une certaine contingence aux réactions de mes interlocuteurs. Toutefois, depuis que je réfléchis sur le langage, je me suis rétrospectivement interrogée sur quelques comportements de mon entourage. Qu’est-ce qui fait que telle personne, à tel instant, entourée de tels individus, prononce tels mots de telle façon ? Et ce que j’étais frustrée de ne trouver à répondre à toutes ces questions, à toutes ces circonstances, qu’un maigre : « la contingence » ! Ma réponse ne visait, en réalité, qu’à contourner le bienfondé de la question.
          La fuite était normale : on ne prend pas impunément des individus pour sujet d’étude. Après m’y être résolue, j’ai pu remarquer que les réactions des individus étaient loin d’être contingentes, qu’elles se prêtaient même à des schémas, ce qui n’a strictement rien d’étonnant, puisqu’une cohérence anime le langage. Je nommerai les individus observés sujets, en prenant le soin, éventuellement, de spécifier leur nature. J’ai pu noter quelques observations.

                     A. La question

         Dernièrement, je m’intéresse beaucoup aux questions. C’est même devenu une pratique sociale dans certains de mes milieux. Les questions sont un bon moyen de créer des conversations et de les prolonger. Avec mon imagination, je pense être capable de faire durer longtemps des échanges, et d’apprendre de nombreuses choses sur mon interlocuteur grâce aux questions. Leur potentiel est considérable !
         Cependant, les questions peuvent avoir un effet regrettable sur certains sujets : inspirer l’intimidation ou la crainte, par exemple. Paraître indiscrète pourrait donner lieu à des réponses concises dont la traduction est aisée : le sujet ne souhaite plus discuter et ne répond que par respect. C’est exactement ce qu’il s’est produit avec l’un de mes sujets, mais je ne m’en plains pas, compte tenu du lourd passif avec ce dernier et de la nature de mes questions : interroger un ancien amour sur ses amours actuels, voilà qui est sensible. Il a perçu dans ces questions un caractère vindicatif. Je reste délicate avec mes sujets, alors je ne m’acharne sur aucun d’entre eux. On n’est mon sujet qu’à condition d’y consentir d’une certaine façon.
          La multiplicité des questions apparaît comme une méthode artificielle de création et de prolongation de conversation. Cette méthode est surtout utilisée avec les sujets qui manifestent peu d’intérêt à la discussion ; elle est donc destinée à échouer, ce qui n’est pas sans provoquer ma frustration. La question est utile et efficace, mais elle n’est pas sans faille ; quelqu’un qui, quoi qu’il en soit, est fermé à la discussion, ne s’y ouvrira sûrement pas après quelques questions, même s’il peut être assez sympathique pour y répondre. Il serait intéressant de pouvoir sonder les sujets sur l’effet que provoquent les questions chez eux.

                             a. Les sujets distants et la relation au privé

         J’ai remarqué un comportement similaire à celui du sujet susmentionné chez d’autres sujets – ils sont au nombre de trois -, notamment lorsqu’il s’agit de questions sensibles. Tous ces sujets présentent des points communs ostensibles : ils sont de nature introvertie et ont également tendance à être fiers, et de ce fait rejettent les tentatives d’intrusion manifestes dans leur intimité. Deux critères, donc, à cette catégorie d’individus, l’introversion et l’expression de la fierté, que j’appellerai « sujets distants ».
           Il y a cette question que j’ai posée à de nombreuses personnes, qui est : « Quelle est la chose la plus vicieuse que vous ayez faite ? », et qui provoque quasi-systématiquement l’indignation chez le sujet distant. Posée à une assemblée plutôt qu’individuellement ou en petit comité, il est presque certain qu’une question de cette nature provoquera une fermeture voire une hostilité du sujet distant. En effet, cette question est doublement sensible : d’une part, elle questionne une partie de l’expérience parfois refoulée par les individus, le mal qu’ils ont fait (ce qu’ils cherchent a priori à dépasser) ; en conséquence, elle peut amener le jugement d’autrui et donner une posture déplaisante à la personne qui y répond (réveiller la culpabilité, provoquer une peur du jugement…) ; d’autre part, le vécu qu’elle appelle est passionné, et même les plus belles passions, qui révèlent le meilleur d’un sujet, ne sont pas aisément révélées par le sujet distant, notamment en vertu d’une certaine vision de l’intimité.
         Ainsi, une question qui révèle une faiblesse, du moins une erreur, expose au jugement des autres et, par conséquent, est susceptible de déplaire au sujet distant. Si, de plus, elle concerne de très près des passions, qu’importe leur nature, le sujet distant s’y fermera d’autant plus. Dans ces situations, ces derniers ont tendance à se mettre à distance : ils commentent les récits de ceux qui choisissent de répondre, explicitent leur fermeture à la question ou ne relèvent pas. Ils peuvent même mettre en appétit l’auditoire sur un contenu auquel il n’aura pas le droit.
         Les questions ne sont pas entièrement à bannir avec ces sujets, mais à employer avec modération, éventuellement à la lumière des deux facteurs que j’ai relevés. J’ai pu notamment constater l’enthousiasme d’un des sujets distants lorsque la nature des questions a changé, qu’elles s’intéressaient plutôt aux impressions qu’aux faits, et que le nombre d’interlocuteurs a été diminué, ce alors qu’il manifestait une hostilité à la question susmentionnée. Ce sont donc d’autant de circonstances à prendre en compte lorsque je pose une question à un sujet distant : comme il cultive le mystère et le secret, il sera toujours plus enclin à s’ouvrir dans la sphère privée, et toujours moins dans ce qu’il considérera comme une « sphère publique ».
         Le caractère ouvert d’une réunion, par opposition à son intimité, varie d’un individu à un autre. Chez les sujets distants, les exigences sont élevées : ils accordent une valeur particulière aux informations qu’ils livrent aux autres à leur propos et au sujet de leurs relations, ce pourquoi elles ne peuvent pas atterrir, y compris pour les plus triviales, dans les oreilles de n’importe qui. Il y aurait une certaine vulgarité à s’ouvrir au sein d’une réunion ouverte.
         Une réunion est ouverte dès lors que quelques individus, y compris au sein d’un groupe plus large dont certaines relations sont intimes, ne partagent pas de proximité réelle. En effet, quoique j’entretienne des relations intimes avec plusieurs des personnes qui m’entourent lors d’une réunion, je ne m’ouvrirai pas de la même façon s’il se trouve également autour de moi des personnes avec lesquelles je ne partage pas d’intimité, voire envers lesquelles je manifeste une certaine animosité ou qui me manifestent de l’animosité.
         La plupart des relations que nous entretenons ne sont pas intimes, ce qui comprend les inconnus, les connaissances, les camarades ainsi que les « relations obsolètes » - anciennes relations amicales ou amoureuses dont la proximité ne s’est plus manifestée depuis longtemps et dont les rapports vont des plus cordiaux aux plus hostiles. Une seule relation de cette espèce au sein d’une réunion peut suffire à faire basculer son statut d’intime à ouverte. Le caractère d’une réunion est toujours à apprécier relativement à un individu unique et vis-à-vis d’une réunion P, bien qu’il se trouve des similitudes dans les opinions entretenues par les membres d’une même réunion, surtout entre relations intimes. Chez le sujet distant - lequel, par nature, valorise le privé en vertu de son introversion -, l’approche est presque manichéenne.
         Recourir à l’abstraction peut être un bon moyen d’éviter l’écueil de la question et son facteur aggravant, la réunion ouverte. Le sujet distant apprécie avoir une marge de manœuvre dans ses réponses : il peut en avoir la sensation lorsque c’est l’abstraction qui amène la factualité. Si j’aborde le sujet de l’introversion, un concept abstrait, le sujet distant a tout le loisir d’amener la factualité auquel il le lie, par exemple, les pratiques d’introverti (le refus de participer à une soirée, l’amour de son chez-soi, l’éloge de telle ou telle passion…). Le sujet du vice reste toujours sensible, même abordé de la sorte, mais il se trouve déjà beaucoup plus accessible pour le sujet distant. De la sorte, ce dernier choisit de lui-même de s’ouvrir à ses interlocuteurs, et il s’y prêtera sans doute bien mieux que s’il lui avait été directement demandé de le faire.
         Si une telle entreprise peut sembler inutilement sinueuse, la conséquence des attitudes des sujets distants est, somme toute, sensée. En rejetant les demandes qui leur sont faites dans les questions sensibles, ils prêtent attention à leurs limites. De plus, ils font preuve d’honnêteté intellectuelle par leur refus catégorique, là où d’autres sujets se prêteront - en apparence - au jeu qu’on leur propose, en omettant la réponse la plus pertinente à la question. Pour la question « Quelle est la chose la plus vicieuse que vous ayez faite ? », il pourrait s’agir de mentionner une attitude non conforme à la morale chrétienne plutôt qu’un méfait de nature à jeter l’opprobre sur celui qui l’admet.


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  • I.                     Avant-propos 

          Si l’idée même d’effectuer observations et analyses d’autrui vous provoque des crises d’urticaire, je vous invite vivement à ne pas poursuivre la lecture de ce document. Mon texte n’est ni une parabole biblique, ni une parabole satanique : il s’agit d’apprentissage. Mon objectif n’est pas de heurter la sainteté de qui que ce soit.
          Sociologues, psychologues ou philosophes se montreront plus scientifiques, prêteront une attention supérieure à la mienne dans leur méthode. Voyez cela comme le journal d’exploration d’une contrée qui m’est presque tout à fait inconnue, sans prétention aucune.

    Part 1 : Les masques du langage

          Je suis passionnée par quelque chose de très simple, dernièrement. A cause de son élémentarité, j’ai même peiné à discerner ce dont il s’agissait. Je l’utilise depuis que je suis née. Même les animaux l’utilisent. Il s’agit du langage.
          Le langage est d’une puissance qui me terrifie. J’ai décidé, lorsque j’avais quatorze ans, de ne l’utiliser que de la manière la plus naturelle qui soit : sans artifices, sans contentions, car ces ajouts ne m’avaient jamais réussie. Jadis, j’imitais les attitudes que je reconnaissais chez les autres, maladroitement. L’air détaché, hautain, même, la parole maîtrisée et sporadique, pour me faire écouter, jusqu’à un ton affecté et doucereux : ces expériences n’eurent pour effet que de m’attirer davantage de foudres, ce que je souhaitais à tout prix éviter. Mon objectif était d’être appréciée, ce qui ne m’était encore jamais arrivé en société.
          La situation m’apparaît bien plus claire, désormais. C’est qu’une fois que des individus décident qu’ils vous sont supérieurs, toutes les attitudes du monde ne pourraient les faire changer d’avis, surtout si elles sont artificielles ; s’ils doivent changer d’avis, ce sera d’eux-mêmes. Et cette règle vaut même pour des collégiens, dont les apparences parfois innocentes dissimulent le caractère impitoyable. Il n’était que naturel, dès lors, que mes entreprises échouassent aussi lamentablement, et il valait mieux encore que je m’en gardasse. Or, je me suis persuadée que l’ensemble des entreprises du langage étaient vaines, quelles que soient les situations. Je ne peux que constater, pourtant, combien le langage a d’atouts, et combien je m’en prive par simple honnêteté.
          En même temps, ma volonté s’accorde aisément avec mon langage. Je prononce des mots simplement parce qu’ils me viennent, et qu’ils me semblent dicibles et intéressants pour mes interlocuteurs. Il serait intéressant de désamorcer des filtres ou d’en ajouter de nouveaux. Désactiver le caractère dicible et l’intérêt susceptible d’être porté par l’interlocuteur pourraient, par exemple, me permettre de m’orienter vers une honnêteté altruiste, tranchante et inconsidérée, comme celle que l’on retrouve souvent chez les individus appartenant au spectre autistique. Je ne peux qu’imaginer le désordre qui en découlerait – je vois bien l’impopularité des autistes en société –, ce pourquoi il faudrait substituer également à la spontanéité, la réflexion, afin de parvenir à une expérience enrichissante. Le désamour n’est jamais l’objectif d’une personne qui modifie son langage.
          Enfin, en ce qui est du langage corporel, c’est là une toute autre histoire, autrement plus complexe, car le corps parle souvent pour nous-mêmes.

    Part 2 : Le langage articulé à la fiction

            Maintenant, il est le lendemain, ou plutôt, une dizaine d’heures plus tard. Depuis, j’ai un peu approfondi ma réflexion. Je pense beaucoup à la littérature que je n’écris pas, ces derniers jours, et elle a grandement à voir avec toute cette problématique du langage. Tout à l’heure, je me plaignais, aujourd'hui, je dis : tant pis pour la littérature. Si j’écris, fusse avec la sensibilité d’un psychopathe, au moins, je n’ai pas de regrets, pas de fantasmes sur ce qui aurait pu être écrit. J’écris ce qui doit nécessairement être écrit, il n’y a aucune contingence dans ce processus. En même temps, j’ai bon espoir que ces réflexions sur le langage puissent apporter un sang neuf à ma littérature.
           J’ai pu remarquer, notamment, que je me refusais à élaborer des personnages secondaires. Or, la vie réelle est principalement peuplée de personnages secondaires, gens de passage plein de mystères. Bien entendu, la littérature ne prétend pas usurper la réalité de la vie, mais elle a au moins à cœur d’être vraisemblable, auquel cas, elle n’aurait aucun intérêt.
            Pour obtenir un personnage vraisemblable, je crois qu’il ne faut pas lui assigner un rôle ou un but qui guiderait son comportement ; personne, dans la vie réelle, n’agit selon un rôle de protagoniste ou d’antagoniste ; personne ne réfléchit, avant d’ouvrir la bouche, à dire quelque chose de terrible ou de sympathique. Les individus sont investis d’eux-mêmes : ils ne sont pas manipulés par une tierce personne dans le théâtre de la vie. Parfois, pire encore, je représente les individus sous forme de vulgus, un esprit collectif qui dicterait : parlez, mais de rien, riez, toujours de rien, faites du bruit, rien d’intelligible, enfin, car vous êtes un tout, vous comblez le vide. Il vaut peut-être mieux assumer les silences que de créer des vulgus inconsistants. 
          Cependant, cette fainéantise est tout à fait justifiée. Imaginer une véritable psyché à des personnages à qui on ne donne la réplique qu’un instant me paraît une entreprise proprement fastidieuse. Il m’est difficile de mentir tout à fait. Je faillis souvent à vêtir mon visage des expressions qui siéraient à mon mensonge, par manque de bonne volonté. En revanche, j’ai pu constater que je savais merveilleusement mentir à moitié ; c'est-à-dire, mélanger des éléments, donner la réplique à un personnage plutôt qu’un autre, ajouter quelques légers artifices. Comme le mensonge est semblable à la réalité, mon visage s’habille naturellement des expressions qui conviennent et l’histoire s’articule avec cohérence. C’est ce pourquoi il me serait pratique d’utiliser pour personnages des individus que je fréquente ou fréquentais, ce qui pourrait au demeurant me procurer un certain plaisir. Perdus dans ma création, je pourrais les mettre à ma merci. Je crois qu’ils seraient bien plus vulgaires que des personnages fictionnels, à la différence que leur vulgarité serait vraisemblable.
           De plus, je me sais rebutée à l’idée de donner certains vices à mes personnages. Ce pourrait être intéressant, pourtant, mais j’écris avec trop de réel, et je craindrais de m’attacher à la pire espèce humaine. Ce serait dégoûtant, même en ayant conscience de la fiction de tels personnages.

          Voilà pour la littérature.


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