• L'aliéné

          Je le vois, je le vois bien, le matin, quand je me lève ; que je suis encore tout à fait fou.
    ----

          Ce matin je me lève et je sens que je suis moins fou que la veille. Je suis moins fou que la veille parce que le monde que mon angoisse m’a fait craindre est bel et bien celui dans lequel je vis. Plus rien à appréhender, alors ; juste à composer avec le réel.

    ----

          Aliénation.
        Sur sa peau son symbole maintenant gravé à tout jamais - enfin, jusqu’à ce que des vers ne le prennent pour repas, dans un petit moment il l’espère.       
        Pourtant, depuis sa chaise de bureau l’Albatros a la nonchalance du fumeur qui regarde par la fenêtre distraitement au soleil couchant. Or, il ne fume pas. Mais il lit un roman comme on fumerait un joint. Avec son bouquin, il a l’air de planer au-dessus des préoccupations du commun des mortels. Sur l’enceinte une voix langoureuse retentit, trip-hop japonais plein de chaleur et d’optimisme. L’Albatros se conçoit en courant d’air frais et salvateur dans un vieil appartement, par temps de canicule. Il entre par la fenêtre de la chambre, ressort par celle du salon, de maison en maison il les fait tous soupirer de bien-être. Très protagoniste principal, très tranquille, très snob. Il agit comme s’il s’était toujours senti ainsi ; comme s’il ne chouinait pas tous les jours depuis six mois - il essaye d’être rigoureux avec cette discipline ; il se limite à une fois par jour, à l’exclusion des moments où les larmes lui viennent d’être trop touché par une musique. Il se devait bien quelques moments de cette nature, des moments où il croit pouvoir choisir de ne pas être fou, où il reste à dessiner et écrire dans son antre comme s’il n’avait besoin de rien ni personne.   
         Petit à petit il est porté à s’en croire capable. L’autre soir, il a visionné un film avec la Corneille. Il aime beaucoup la Corneille. Au départ, avec son bec allongé, noir et sévère, elle l’effrayait un petit peu, mais tout compte fait il se sentait bien avec elle. Sorte de connivence de piafs : c’est toujours plus naturel, entre eux. L’objet de ce texte n’est pas cette entente, pas plus que ne l’était ce paragraphe, enfin… Il faut aussi écrire sur les bêtes avec lesquelles on se sent bien, je crois ; et correctement, pas par le truchement d’une simple mention qui se perdrait dans un flot de mal-être. On oublie comment écrire des choses aussi simples, parfois. On oublie toute la poésie dont elles peuvent être chargées. On la diminue. Alors les voici, la Corneille et l’Albatros, gais comme des pinsons. Ils se tiennent la main sur le chemin du retour. Enfin, c’est comme pour cette histoire de lire un roman comme on fume un joint. Ce n’est pas exactement ce qu’il se produit, mais une sorte d’action équivalente… On peut se faire des confidences qui sonnent comme des caresses, se secouer la tête dans un tourniquet comme on se tiendrait la main. Il est tard et le parc est fermé, mais les deux intrépides oiseaux se faufilent vers l’aire de jeu en sautillant. C’est assez comique à regarder, un oiseau qui sautille, leurs pattes filiformes se plient et se déplient en montées de genoux enfantines. Faute d’éclairage, on devine simplement les silhouettes des sapins et des chênes. Et puis, les balançoires, les toboggans, l’araignée leur apparaissent, et l’Albatros en fait fièrement la présentation à sa comparse. Bientôt, La Corneille fait le tour de l’Albatros, et L’Albatros fait le tour de la Corneille (c’est le principe du tourniquet). Ils fument. Pour de vrai, cette fois-ci. Le joint dans le tourniquet, il n’y a rien de plus efficace pour se donner la gerbe. Il le savait, il l’avait déjà fait par le passé, pourtant il a ce mysticisme étrange qui le pousse contre-intuitivement à certaines activités. Il ne s’épargne rien. Il fait, compulsivement, il s’imagine que ce qui lui fait du mal peut aussi lui servir d’électrochoc, lui remettre les idées en place.
          Sur les sièges du tourniquet, ils guettent aux alentours, inquiets. Pas un chat dans ce parc. Et puis, quelques faisceaux subreptices, ils se tendent un instant, et reprennent leur discussion en les voyant disparaître. Dans l’ombre l’Albatros lui raconte tout ce qui lui passe par la tête, surtout ce qui n’y tourne pas rond, d’ailleurs. C’est plus fort que lui, dès qu’il trouve une bête à apprécier il jacte comme s’il dégueulait. La Corneille écoute à merveille, tant et si bien qu’il en vient à se prêter plus de noblesse. La recette de cette attitude lui échappe… Parfois c’est un rire caustique, d’approbation ; parfois… En fait, c’est principalement ça. Un rire un peu aigre, traduction sonore de « nous sommes tous entourés d’énormes merdeux, et on n’y échappe pas, dans nos cerveaux à nous aussi il y a un peu de caca qui s’installe ».  Et ce qu’il aime, chez la Corneille, c’est qu’elle ne prend pas sa logorrhée pour une volonté de s’écouter parler. Peut-être qu’il y avait un peu de ça, au fond, qu’il avait compulsivement besoin de sortir tous ses états d’âme de sa poitrine, mais il appréciait qu’on ne le mette pas au pied du mur, qu’on ne le contraigne pas à se voir tel quel dans le miroir, son grand bec grand ouvert, pia pia pia jusqu’à suffoquer. Même, la Corneille le flatte : elle s’étonne de cette manière de parler de soi quasi scientifique, apprécie l’auto-analyse qui déborde de chacune des phrases de l’Albatros. Puis elle lui raconte aussi ses mésaventures, son cerveau qui ne tourne pas rond, sans faire dans l’émotion, toujours avec cette distance cynique qui lui est caractéristique. Elle a aussi l’air d’être au-dessus des préoccupations des communs des mortels, mais il sait pertinemment qu’elle ne l’est pas. Elle se l’avoue timidement, sans entrer dans les détails. Sûrement qu’elle est un peu moins folle que l’Albatros n’est fou. C’est curieux, malgré sa folie, l’Albatros a depuis longtemps perdu l’habitude de se concevoir comme malheureux, l’idée lui paraît incongrue, il a le bonheur dans l’âme, un jour qu’il avait quatorze ans il s’y est accroché de toutes ses forces, et s’il s’y terre trop profondément parfois, il ne l’a jamais quitté tout à fait depuis lors.   
          Enfin, reprenons ; il s’agissait de parler du film visionné avec la Corneille. Dans ce film, le protagoniste principal est une femme qui n’hésite pas à répandre le sang. Une femme qui connaît sa valeur et la revendique malgré un passé de travailleuse du sexe   qui devrait en principe la porter à la honte. Elle n’attend pas l’approbation des autres. Elle marche en femme fatale, démarche chaloupée, dans le cul-de-sac elle écrase de ses talons aiguilles les couilles du type qui la suit pour la violer. Tout au long de la trame, ses amis tombent comme des mouches. Le deuil et la peur ne parviennent pas à avoir raison de sa détermination à devenir une actrice de renommée. En sortant de la salle de cinéma, l’Albatros se prend un petit peu pour elle.    
         Mais il s’en rend très rapidement compte : il lui manque quelque chose, ou bien, au contraire, il a quelque chose en trop, une excroissance de folie dans le cerveau qui le fait être à la fois moins et plus que les autres. Plus touchant, plus dévoué aux autres que ses congénères… Mais dénué d’ambition. Le pic de son existence restait l’apaisement. Celui même qu’il avait ressenti, allongé sur les cuisses de la Corneille devant les caissons, alors qu’elle passait doucement ses pattes dans ses plumes ; celui qu’il avait ressenti perché sur la cime de la montagne, avec pour mélodie la cloche des vaches au petit matin ; celui qu’il ressent ce matin-là, en lisant son roman comme il fume un joint.      
          Ces moments essentiels durant lesquels il ne se sent plus aliéné, et qui ne peuvent que venir à lui manquer.
    ----

          Je m’imagine passer entre les plants des champs, les grappes de blé m’irriter la peau, libérée de toute préoccupation.


  • Commentaires

    Aucun commentaire pour le moment

    Suivre le flux RSS des commentaires


    Ajouter un commentaire

    Nom / Pseudo :

    E-mail (facultatif) :

    Site Web (facultatif) :

    Commentaire :