• Le journal

            Cette rubrique regroupe des textes en prose et des poèmes extraits de mon journal. La plupart d'entre eux ont un caractère personnel.

            Si tu viens consulter fiévreusement ce lieu, c'est probablement que tu as eu le droit à ton petit hommage.
            Si tu n'y es pas, j'en suis navrée : c'est soit que tu es trop bon pour y figurer, soit trop insignifiant, soit trop peu clairvoyant.
             En dernier recours - car je ne veux pas que tu sois triste -, tu peux toujours me demander d'écrire des bêtises sur toi, je ne manque pas d'inspiration.

  • Mon Cubi

    J'aimais appeler ton nom
    Sous toutes ses déclinaisons
    Cucu, Cucux, Cubz
    Maintenant que tu es mort, mon Cubi,
    J'ai la glotte triste, et je ne te nomme plus qu'avec regret

    Je suis triste, vaguement,
    En filigrane, un peu tout le temps
    D'être privée de ta présence discrète
    Boule blanche et touffue
    Qui n'orne plus
    Le canapé, la machine à laver, le bord du lavabo et de mon lit
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          Je me disais... Écrire sur un chat, même le mien, manque de légitimité... Malgré le cynisme ambiant, j'en avais envie ; je me disais, pleurer mon chat et écrire cette tristesse, comme un enfant... Me sentir capable d'éprouver un chagrin plein, rond et innocent... Oui, vraiment, j'y trouvais quelque chose de profondément beau. On a peu souvent, même l'espace d'un instant, l'occasion de redevenir un enfant, et de ressentir comme tel.
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     Je n'ai plus de désirs
    rien ne me fait vibrer que
    la perte de mon chat

    j'aime mieux le pleurer lui
    qu'un homme qui ne m'a jamais aimée

    maintenant je n'ai plus de désirs
    mais je sais qu'un jour de nouveau
    je désirerai, et bien ; car je n'ai jamais eus
    que de beaux désirs
    ----

          En moi-même je transporte mon âme comme une froide urne ; immiscé viscéralement en son sein ce sentiment de gentiment mourir.

    ----

          Depuis que tu es mort ma demeure comme mon cœur se retrouvent esseulés ; y règne un vide omniprésent que je ne peux pas combler.

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         Est-ce que si Maman mourait, je serais touchée ?
         Tous ces sentiments d'enfant enfouis me reviendraient-ils ? Ces sentiments que j'avais pour Maman, quand j'étais petite ? Et que pour elle je n'ai plus, depuis longtemps, si longtemps...

    Mon Cubi

     Tu me manques, tu me manques tellement... mais tu as dit au revoir.

     

    Je t'ai aimé à ronronner ; je t'ai aimé inanimé ; je t'ai aimé lorsque je t'ai recouvert de terre ; je t'ai aimé rongé par les vers ; je t'aimerai poussière.   


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  • Dysharmonie 2 

     

                J’étais prêt à bien des incongruités pour cet animal dont je ne connaissais que l’étonnante plastique. Tout nous opposait lorsque nous nous sommes rencontrés. Lui, grand, beau et leste, s’accouda sur le comptoir en toute aise, son imposante gueule saillant de la verrière ; moi, engoncé dans un costume qui ne me seyait pas, le front mouillé de sueur d’avoir couru pour être à l’heure. Quoique je le visse arriver de loin dans ce long manteau, suffisamment fin pour accompagner sa démarche, je ne pus me résoudre qu’à lui balbutier de sommaires salutations qui n’engageaient pas à la discussion. Pour toute réponse il me gratifia d’un sourire, me dévoilant de parfaites rangées de crocs acérés. C’était une belle grimace, qui déformait tout son visage de stries. Il ne m’était rien donné de dire devant ce spectacle impressionnant. J’avais simplement à me murer dans une silencieuse contemplation.
                Je le savais, qu’à ses côtés, je ne payais pas de mine, j’étais un petit, un ridicule Albatros rabougri, et je l’acceptais volontiers : je me contentais de savourer cette fugace admiration et je l’oubliais aussitôt. Hélas, le Crocodile a refusé de me laisser tranquille. Il ne pouvait pas savoir, pour la mollesse de mon cerveau d’Albatros ; pour ma capacité à m’émouvoir si rapidement, et de si peu. Sûrement qu’il se disait qu’il y avait un bout à croquer de temps en temps, puisque rien n’est plus naturel pour un crocodile que de croquer.
                Comment lui en vouloir ? J’ai le cerveau d’un poète, lui la mâchoire d’un carnassier. Oiseau et reptile. Nous nous lancions dans des récits distincts et illisibles l’un pour l’autre, celui d’une névrose amoureuse et de caresses aléatoires.
                Dès lors qu’il montrât quelques signes d’intérêt pour ma personne, j’ordonnais tout mon être pour lui plaire. Ces soirs-ci je ne vivais que dans le but de remplir cette mission. Contre toute attente, puisqu’on ne s’attend pas à une telle habileté de la part d’un oiseau névrotique, je me débrouillais admirablement en la matière. Mes précaires histoires m’avaient appris la réserve, et une certaine forme d’élégance, peut-être…
                Sa ferveur politique m’avait poussé à retourner auprès d’une meute d’agitateurs à laquelle je ne me mêlais plus depuis un certain temps déjà. J’avais la certitude de pouvoir le croiser par hasard dans les lieux qu’ils fréquentaient. Au départ, ma démarche n’avait rien de sincère. Je le désirais, et son engagement réveillait le mien. Avec suffisamment d’intelligence, je pouvais provoquer la rencontre fortuite. Bars de gauchistes et cortèges de manifestants.
                Ce jour d’avril je l’avais invoqué. A la meute, j’avais dit :
                « Le Crocodile viendra ce soir. »
                Alors il était venu.
                Il ne s’était pas paré avec autant de majesté que lors de notre première rencontre, mais je ne me montrais pas plus loquace qu’à l’époque. Son charisme supplantait l’habit.
                Metteur en scène et acteur, nous avions des arts différents. Il avait la responsabilité de me précipiter dans l’eau stagnante de son antre. Je réunissais les conditions nécessaires à la rencontre amoureuse, et il disposait. Il savait s’y prendre, en la matière, mais moi aussi, j’y avais mis du mien. Dans la ruelle, une bière à la main, il se tenait adossé à un mur beige et décrépi. Entre sa silhouette et celle de son amie figurait un collage signé de la Panthère, un papillon bleu à moitié arraché (ce qui n’était pas plus mal). Dès le surlendemain, de grâce je me débarrassais de la Panthère - que dorénavant, j’appellerais plus volontiers « sucky panther ».

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    Errance

     

                Par où commencer… Errance… Ne jamais commencer, puisqu’on n’en a pas le temps – ou qu’on en a décidé ainsi -, serait tentant… Et puis, aujourd'hui, il n’y a rien de réjouissant à raconter. L’Albatros a passé sa soirée le bec fourré dans le brouillard. C’est toujours comme ça qu’il en vient à écrire de nouveau ; rapport utilitaire, thérapeutique. Ecrire pour dissiper le brouillard à coup de bec… Oui, c’est ce qui fonctionne le mieux.

                Albatros mouillé ; dépouillé de la féminité même qui lui a concédé sa valeur dans un monde qui la lui refusait. Admiré et charismatique, mais seul… Si seul, comme une peinture aveuglée par les flashs, suffoquant derrière la vitrine. 
                Ce n’est pas tant qu’il ne voyait rien, sous les flashs, c’est qu’il voyait quelque chose d’autre, d’abstrait, qui n’existait pas : une créature d’une divine beauté, la plus gracieuse qu’il lui ait été donné d’imaginer. Il l’appela sa Lumière, avec la majuscule pour l’emphase ; il en parla des années durant comme d’une religion, noircit des pages et des pages à son sujet, tandis qu’il aimait à se surnommer, en fidèle pécheur, l’« Ogre poilu ». A côté de sa Lumière, il ne se voyait qu’ainsi : en ogre poilu. A force d'évocations, quelques de ses interlocuteurs en étaient venus à vénérer la Lumière ; cependant,  la plupart, désabusés, conseillaient à l’Albatros de se trouver un autre sujet de conversation. Et puis, un jour, l’obscurité est venue apaiser les yeux de l’Albatros, et alors il le vit pour la première fois ; mignon, certes, mais vulnérable et dégarni : un Lévrier,  animal ordinaire, objet de pensées éparses, non d'extase. Evidemment, après six ans de ferveur, il lui trouvait tout de même un petit quelque chose, assez pour s’en brûler les ailes.             
                Depuis bientôt trois mois que le Lévrier les avait oubliées dans son antre, l’Albatros se couchait vêtu de ses nippes, et un matin, voilà peu, disons avant-hier, il avait fini par prendre conscience de l’absurdité de sa démarche. Ce n’étaient que des nippes, mais tout de même ! Chaque soir, il se couchait, chaque matin, il se levait dans les habits d’un animal qui l’avait condamné à se sentir misérable pendant six ans, et à l’issue desquels, s’il s’était trouvé l’aimer, n’y était pas parvenu pas sans en avoir terriblement honte. Il correspondait raisonnablement avec le Lévrier, peut-être une fois par mois, si bien qu’il n’avait qu’une place restreinte dans le paysage de sa vie, mais ce matin-là il trouva dans son rituel du soir quelque explication mystique à sa malchance amoureuse.           
                Cette malchance amoureuse, il l’avait affectueusement nommée dysharmonie. Il navigue dans le dictionnaire mental de sa poétique ; avant « Marasmes » et « Merde », après « Amour » et « Désamour », une nouvelle entrée dans le dictionnaire, « Dysharmonie ». Sens premier : « Croyance qu’en dépit d’épars et éphémères moments d’osmose, la désynchronisation finit par avoir raison des corps qui aspirent à s’aimer », sens deuxième, pl., Dysharmonies : « Par métonymie, récits mettant en scène, par souci d’anonymat, des animaux anthropomorphiques dans leur relation déceptive avec un narrateur homodiégétique à plumes qui fait état de son dégoût, de sa surprise, de sa rage, de son mépris envers ces derniers ».
                Il aimait mieux se dire que les nippes du Lévrier lui portaient le mauvais œil, amplifiaient la dysharmonie ; il songe qu’il devrait les déchirer ou les brûler, peut-être… Sinon, il aurait la sensation de se conforter dans sa malédiction…
                Mais le soir, lorsqu’il rentre somnolant, il enfile le premier vêtement que sa main rencontre, et le matin, encore, il se réveille vêtu de sa dysharmonie.


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  • Dysharmonie

     

                La Panthère venait de partir en me donnant du regard furieux, et vraiment, j’avais trouvé qu’elle était très forte là-dedans. Elle avait beau s’être excusée de l’appartement, du reste, avec calme, ce regard-là m’avait fait l’effet d’une porte claquée au bec. J’ai paniqué, mais succinctement, disons l’espace d’un quart d’heure, tandis que la sensation de ce mot poignait, laissant ses empreintes fuligineuses sur mes plumes blanches. Il m’était venu très distinctement au lit, dans lequel je venais de me coucher défoncé comme pas permis – eh quoi, qui donc avait décidé que ce n’était pas permis, de se coucher dans ces conditions ? -. Bientôt il m’avait obsédé jusqu’à l’aliénation, si bien que le lendemain je m’étais levé baigné de ce mot. J’avais mariné dedans toute la nuit.
                En un mot comme en cent textes : dysharmonie. La plupart de mes récits animaliers se résumaient à ce mot, mais la concision me déplaisait, puisqu’elle m’aurait empêché de m’épancher sur mes malheurs ; enfin, je veux dire, de chouiner… Alors je racontais plutôt : untel m’a attouché, untel est d’une vulgarité, untel ne voit en moi que chair, et je suis au comble du désespoir, personne ne sait m’aimer comme je sais le faire, bouhouhou… Et puis parfois, souvent, c’était de ma faute. Mettons que je portais en général le tiers de la responsabilité de mes échecs. Je n’osais pas l’avouer, même pour un tiers, parce que ça me donnait à voir combien j’étais faillible et surtout, combien j’avais besoin d’attention. Personne ne s’acharne tant à séduire sans avoir besoin d’attention.
                Lorsque, de temps à autres au gré d’une conversation sur les grandes choses de la vie, on me demandait de citer les caractéristiques que je trouvais inélégantes chez un animal, celle qui m’était toujours venue le plus rapidement, c’était la misère, la misère affective… Aujourd'hui je le pense encore. Qu’y a-t-il de plus repoussant qu’un animal dont la misère affective transpire de tous les gestes, dans les moindres de ses paroles et regards ? On se retrouve englouti sous son mal-être, et rapidement on suffoque, incapable de lui donner ce qu’il désire - qu’on l’aime un petit peu. Rien que l’idée nous arrache une grimace. Mon ami le Guépard paraissait ainsi, disgracieux, il suffisait de réfléchir un instant au personnage pour comprendre sa misère ; en dix minutes à peine à converser avec lui mes convives comprenaient, et ils venaient m’en faire part un jour plus tard – par décence -, simplement parce qu’il était « l’ami de l’Albatros », qu’il se rapportait à moi, donc que je devais en rendre compte. Moi ça me faisait ni chaud ni froid, j’étais habitué à ce triste luron, je leur répondais : « Oui », et puis… Et puis pas grand-chose d’autre, en fait. Etonnamment je l’avais pris comme mon enfant et ça ne m’indisposait pas particulièrement à l’aimer qu’il fût ainsi, ça m’y prêtait même puisque j’étais le seul à y consentir ; enfin c’était l’exception, et là où je voulais en venir, c’est que les animaux comme le Guépard, on ne les apprécie pas : on les trouve grossiers, à demander d’être reconnus en permanence, tout au plus on les tolère. Et évidemment que je ne voulais pas transparaître sous un jour similaire, même en de moindres proportions, alors je prétendais que c’était rien que de la faute des autres. A choisir, je préférerais encore dire que j’avais envie de baiser, besoin auquel la plupart des animaux se relient.
                Enfin, voilà... Au lieu de me plaindre d’autrui, je me plaignais de moi-même : le ton changeait à peine, il était toujours question de dysharmonie, elle se trouvait simplement déclinée sous différentes formes.

                L’harmonie comporte en elle une coïncidence folle : plusieurs choses distinctes à l’origine, soit de natures différentes, sont associées avec succès ; les différences de ces choses s’épousent plutôt que d’entrer en confrontation. Le préfixe « dys » est le coup de pied dans la fourmilière, l’anomalie dans l’harmonisation – un retour à l’ordre naturel des choses, en somme… Dans la dysharmonie, il y a deux étapes : une aspiration à l’harmonie, et la mise en échec de cette aspiration. Les différences respectives ont raison de la beauté. Tu m’as donné ta boue et je n’en ai rien fait du tout. Je ne suis pas alchimiste, et d’ailleurs, je n’y crois pas. Maintenant, je suis couvert de boue, et je me sens sali, habité par des souvenirs qui me mettent profondément mal à l’aise : les souvenirs d’une tentative échouée, ridicule ; ce qu’il fallait être naïf, pour croire que parmi tous les scénarios possibles, il adviendrait un miracle !
                Je me rappelle avec douleur des corps qui ont défilé sous mes yeux en un an. Je pourrais les compter, le Lévrier, la Louve, le Renard, le Lycaon, le Buffle et la Taupe, pour ceux qui ont eu le double honneur d’être mentionnés dans mes récits et de me passer sous les ailes, mais je tiens à écrire plutôt qu’à hurler de frustration et de honte. A l’époque – c'est-à-dire il n’y a même pas un mois -, il m’était impossible de me résoudre à la solitude. Impossible, oui, car si j’avais eu le choix, j’aurais mille fois préféré me préserver de toute cette saleté. Je saurais expliquer l’écrasante majorité de mes actions, mais les rares que j’accomplis de manière irrationnelle, parmi lesquelles celle-ci, sont hors de ma portée. Evidemment, j’y ai déjà réfléchi, et peu de choses sont plus pathétiques. En fait, si je dois faire preuve d’honnêteté intellectuelle, je n’en ai surtout aucune envie.
                Restez assurés que je n’ai tiré aucune fierté de la multiplication de ces relations, pourtant je crois avoir écopé au passage d’une réputation de courtisan. Pour les appeler conquêtes, il eût fallu les conquérir ; or, il s’agissait de terres libres. Nul besoin d’être irrésistible pour séduire ces bêtes-là. Peut-être y aurait-il eu un peu de mise à l’épreuve si j’avais été laid. Le peu que j’aie fait avec autre chose que ma plastique, je l’ai très mal fait, alors…

                Je crois que ce serait spolier mes progrès que d’attribuer à la Panthère et son regard furieux cette prise de conscience, justement parce que ce serait très romantique et qu’il faut que j’arrête d’employer ce registre-là à outrance. Je suis navré, ma Panthère, mais je n’écris pas sur ce que je trouve beau. Non : ce qui m’a sauvé, c’est de baiser ; c’est laid et je m’en excuse, mais je ne le dois pas du tout à un animal que j’estime, et il en est ainsi de la plupart des prises de conscience d’ailleurs, car on comprend mieux en se roulant dans la boue que dans les feuilles d'or.
                Je n’ai pas ramené que des animaux panachés chez moi : je concède au Lévrier, à la Louve et au Renard une certaine élégance, mais le Buffle fier de ses excréments, le Lycaon violeur et la Taupe affamée donnent à hurler de rire, ou à de rage, selon... Cette fois-ci, l’animal est un Paresseux. (Peut-être mériterait-il mieux que de se voir attribuer cet animal… Il était loin d’être le pire… La faute à ses yeux… Ses yeux qui tombent tellement qu’ils lui donnent un air benêt… Et de son sourire, aussi, très niais, et figé… Exactement comme un Paresseux.) Fait rarissime, il ne débarque pas dans mon antre en pensant à tort me baiser, puisque c’est réellement ce qu’il s’apprête à faire.
                Ce jour-là, c’était l’anomie. Toutes mes précautions et mes principes s’étaient volatilisés, on eût dit que je n’en avais jamais établis. J’avais mis une petite jupe pour lui donner envie de glisser ses pattes sur mes fesses. Evidemment, l’initiative n’était pas la mienne : je m’étais laissé porter par la proposition du Paresseux, j’étais curieux. Quand je pensais que j’allais baiser quelqu’un que je venais de rencontrer, ça me faisait de l’effet... Paradigme de la salope qui ne se l’avoue pas, qui s'efforce de cultiver une pudeur qui ne lui vient pas naturellement, mais qui, un jour, n'importe lequel et avec brutalité, cède à ses pulsions. Je ne m’étais jamais permis de me figurer de la sorte en dehors de certains fantasmes, que je ne tiens d’ailleurs pas à réaliser. En boucle dans mes pensées revenait une phrase de l’incipit de Baise-moi, lorsque Nadine songe à sa colocataire : « A croire qu’elle a le con trop raffiné pour qu’on lui fasse du bien avec une queue ».  
                Eh ben, il fallait croire que c’était mon cas, et celui du Paresseux également, seulement il n’y avait pas encore réfléchi. Quand j’ouvrais les yeux il m’apparaissait très perplexe d’être ici en train de faire ça, et c’était si gênant que je les refermais aussitôt. Le voir faire cette tête, fixer le plafond, c’était trop... Je sentais qu’on essayait, en vain, de s’apporter satisfaction, que tout ce que l’on se faisait poursuivait cette fin et, en conséquence, perdait cruellement en naturel. Corps désynchronisés... Ou synchronisés dans leur détresse, selon le point de vue… Tous les deux on n’était pas mauvais au sexe pourtant, mais il vaut mieux s’arrêter avant d’en avoir l’impression.
                Le lendemain, et pendant plusieurs jours, j’avais des images de la soirée qui me remontaient, on eût dit un traumatisme. Je le revoyais penché sur moi à onduler, et je vrillais. Je me traînais une amertume comme un chat dans la gorge… Ce que j’étais morne ! J’étais plus capable que de marmonner des maussaderies. Je me serais pas supporté. Là m’était revenu ce que ma mère m’avait dit une fois que j’avais treize ou quatorze ans : que le sexe, ça n’a rien de spécial. Moi, évidemment, à cet âge-là, je pensais au sexe les trois quarts du temps, alors j’étais convaincu de l’inverse, que c’était incroyable, la chose la plus incroyable du monde, même ! Et puis Maman était juste aigrie et mal baisée, voilà. Infliger ses propres désillusions à un môme de la sorte, c’est ignoble, surtout quand c’est moi le môme, elle avait pris plus de pincettes pour la petite souris et le père Noël. Alors quand je me suis surpris à penser qu’elle n’avait pas tort, ça m’a mis une claque tellement grosse… Ça m’a dévissé la tête… En fait, ça m’a remis les idées en place, d’un coup je trouvais beaucoup moins gênant de m’abstenir, bien moins gênant que la soirée que j’avais passé avec le Paresseux en tout cas. D’ailleurs, il devait avoir quelques penchants masochistes, puisqu’il était prêt à remettre le couvert. Il se rendait pas compte qu’il m’avait vacciné. Bon, je ne lui en laisse pas tout le mérite, mettons qu’il s’agissait de ma troisième dose. Il devenait impératif que je ne baise plus. Je vous le dis, il faut s’arrêter avant de devenir mal baisé comme Maman. C’est pas ceux qui baisent pas, qui aiment le moins le sexe, c’est ceux qui continuent alors qu’ils en tirent aucun plaisir.

                J’ai pris conscience que j’étais en partie soigné à ce moment-là, tout défoncé dans mon lit. Après la panique m’était venue une résolution toute neuve et libératrice, résumable en deux mots : « Tant pis », ou moins concis : « Bah au pire, hein, tant pis ». Bien sûr, j’étais un peu triste à l’idée que la Panthère ne m’abandonne, mais je me sentais prêt à l’accepter, et je ne m’étais pas senti aussi digne depuis longtemps. A côté de moi reposait la Girafe, tellement gazée qu’elle devait faire de jolis rêves, ce qui la poussait à me caresser le flanc. La Panthère était furieuse que je me sois mis dans cet état-là avec les copains. Elle me préfère sans doute tout dévoué à lui faire des yeux de biche : dans ce cas, je comprends, ça changeait légèrement du programme initial. Elle nous trouvait impertinents, mais moi, je suis pas d’accord du tout, et j’espère que vous non plus, après m’avoir lu.

     


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  •        J'ai rêvé de toi ma Louve tu étais douce comme tu ne l'es jamais.

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          Il était loin cet Albatros princier qui dédaignait les animaux et les traces de merde dans leur cuvette.
          Il avait changé, beaucoup. Il en avait pris conscience ce jour-là qu'il s'était retrouvé dans les appartements d'un Hamster, et que, nez à nez avec ses traces de merde, en lieu et place de son rictus désabusé, il avait saisi la brosse de toilettes pour les nettoyer avec empressement et hargne, frénétiquement, pour oublier qu'elles aient jamais existé. Quand il s'en était retourné auprès du Hamster, ce dernier dormait paisiblement, disparu, absorbé par sa couverture. L'Albatros s'était allongé à côté, tout à fait découvert, droit, les bras le long du corps, passa le temps à cligner des yeux et fixer le plafond. Par politesse, parce que le Hamster avait entendu le ramener dans ses filets, mais que, tout compte fait, il était tombé comme une masse. Ça l'arrangeait. Il s'était dit : « Bien, très bien » tout du long, sans jamais daigner se faire acteur de son sort. Il savait qu'il aurait osé dire non s'il l'avait sollicité et c'était là toute l'estime qu'il se portait. L'alcool ingéré par le Hamster lui avait épargné ce moment.
          Il fréquentait des gens qui ne le dégoûtaient pas, qui lui faisaient beaucoup de compliments sur sa plastique, faute de lui trouver autre chose. Il ne s'attendait pas à les aimer. Il s'en foutait. Il était là parce qu'on l'avait conjuré, ce qui tenait à bien peu de choses : il disparaîtrait, impitoyable, quand ces animaux commenceraient à lui déplaire plus qu'à le laisser indifférent. En attendant il les autorisait à disposer de lui, leur conférait quelques caresses quand ils lui semblaient manquer d'affection.
          C'était une activité charitable somme toute.
          L'Albatros était parti silencieusement dans la nuit, une nuit qui était devenue le matin, puisqu'il était six heures passées. De la buée s'échappait de son bec quand il soufflait.

          Quelques jours plus tard il s'était retrouvé dans une situation similaire, avec un animal qui, lui, n'était pas décidé à dormir. La Taupe lui caressait le torse lascivement, insistant sur son volume comme s'il n'en avait jamais vu d'aussi bombé.
          Elle lui demanda à ôter son débardeur, émerveillée. Il n'y avait rien qui émerveillât particulièrement l'Albatros dans sa plastique, quant à elle. Il la préférait même habillée, à parler plutôt qu'à le tripoter, mais puisque ça semblait lui faire plaisir, il l'avait laissée un peu faire.
          Cependant, fidèle à ses principes, l'Albatros finit par lui dire non, gardant pour lui-même ce torse si fantasmé. Il voulait se l'arracher parfois. Il avait pas demandé à avoir un torse pareil. Il avait pas demandé à être désiré sexuellement, il préférait qu'on l'écoute. C'était son corps. Il était né comme ça. Il y pouvait rien. Il voulait qu'on le laisse tranquille avec son torse. On le laissait jamais tranquille !
          La Taupe était déçue, boudeuse comme un enfant à qui on refuse une sucrerie. Elle était partie peu après, en déposant en guise d'au revoir un baiser sur son bec, si ses souvenirs étaient bons. Il ne savait plus. Il s'en foutait chaque fois un peu plus. Toutes ces batteries de gestes n'avaient absolument aucun sens, pas plus la caresse tendre que le baiser d'au revoir. Il en avait déjà discuté avec d'autres animaux, qui leur donnaient à son goût bien trop de crédit. Ils les voyaient comme le sceau d'une relation : en la laissant là, ils pouvaient la reprendre au même point la prochaine fois. Ça ne s'était jamais montré très pertinent. L'Albatros savait reconnaître le mensonge dans ces gestes, et il exécrait cette hypocrisie. Il n'aimait pas quand les animaux évitaient de se dire les choses par confort. Ou peut-être qu'ils étaient trop insouciants pour le comprendre... Peut-être que l'Albatros perçait à jour ces sentiments avant les principaux concernés eux-mêmes... Il valait mieux, plutôt qu'ils soient bêtes ou mauvais...
          Il n'arrivait pas à faire preuve d'un tel optimisme.
          Il avait connu l'amour et savait le reconnaître quand il le vivait, même à ses prémisses. Ces animaux-là ne savaient pas aimer, bien moins encore que tous les autres qu'il avait côtoyés. Il comprenait quand il n'y aurait pas de prochaine fois. Il se fantasmait osant le dire.

          Le plus cynique était encore sa rencontre avec le Lycaon. L'Albatros ne savait pas ce qu'il lui avait pris de l'estimer plus que nécessaire. C'était pourtant un charognard qui s'en cachait fort mal. Un terrible coup de poignard avait été porté au sens : il en avait trouvé là où il n'y avait pas lieu d'en avoir. Il comprit qu'il l'avait inventé de toutes pièces.
          Le premier soir qu'il l'avait vu, il ne lui était pas apparu particulièrement beau. Peut-être même légèrement disgracieux, avec ses yeux noirs renfoncés qui ne trahissaient aucune émotion. C'était souvent le cas : les animaux qu'il voyait s'embellissaient avec le temps, quand il décidait de s'enticher d'eux et qu'il se mettait à leur trouver bien plus que ce qu'ils avaient. Ça tenait à peu, particulièrement cette fois-ci : il l'amusait beaucoup et ils avaient en commun quelques références musicales.
          Très vite le Lycaon s'était mis à le toucher sans son accord. D'abord ce fut un baiser d'au revoir volé - un de plus. Ça le décevait ces petits gestes sans sens, mais passait encore, il était curieux, ça lui suffisait, alors il n'avait pas fait de vagues. C'était la faute à la merde dans la cuvette, celle qu'il avait nettoyée. Il avait changé, oui. Maintenant, comme d'habitude, il s'en foutait, même quand on ne respectait pas son consentement.
          La deuxième fois, le Lycaon s'était montré plus correct. Certes, il lui avait très vite mis la patte entres les cuisses, mais l'Albatros avait accusé le coup sur le temps dont ils avaient manqué. Dans la rue il lui tendait la patte pour lui intimer de la lui tenir. Ça lui rappelait son père : il faisait exactement la même chose quand il était petit. Lui c'était avec amour, tendresse, douceur. En ce qui est du Lycaon, « c'était » : il ne savait s'expliquer de quelle manière. Pas comme son père, en tout cas. Mais l'Albatros était très satisfait que le Lycaon fut correct, espérait qu'il le soit encore à l'avenir. Correct, ah... Comme ça le grisait ! Un animal correct ! C'était fou, inespéré !
          Bah ! Le Lycaon ne le fut plus. Pas qu'il y eût tant d'autres fois, mais qu'après certains actes, on ne peut plus l'être jamais.
          Le bonheur de le retrouver fut de courte durée. L'Albatros avait aimé la chaleur de ses pattes dans les siennes, mais il avait tout gâché en se mettant à le baratiner. Et vas-y que je te trouve beau, intelligent, intéressant, que j'avais très hâte de te revoir... Ce petit numéro l'agaçait de la même manière que les baisers qui s'ignorent adieux. Menteur ! D'ici une heure et demi, le Lycaon voulait se trouver à le prendre très fort et lui fourrer la tête dans un coussin pour se vider en lui. Il n'avait pas à prétendre l'aimer pour y parvenir. Du moins, il avait encore moins de chances d'y parvenir en mentant aussi grossièrement.
          Ah, de quelle patience l'Albatros faisait preuve ! Il était en rut, véritablement, ce charognard, de lui avoir touché un peu le cou et les hanches, il lui répétait : « Tu peux faire ce que tu veux de moi ! », et l'Albatros n'avait pas osé lui dire : « Eh bien, que dirais-tu que je te fasse boire ce thé que tu as tant apprécié la dernière fois ? Que dirais-tu que je te fasse rire, et que je te parle des moments que j'aime dans la vie ? Et puis, je pourrais même te passer mes plumes sur le pelage ! ». À chaque fois qu'il tentait de le calmer, il renchérissait : « Tu peux faire ce que tu veux de mon corps ! ». Ultimement, il lui dit qu'il voulait qu'il aille se masturber dans les toilettes et qu'il lui foute la paix, qu'il ne pouvait rien faire pour sa langue et les filets de bave qui en coulaient. Chien de la casse.
          Non, évidemment, non, qu'il ne tint pas de tels propos. C'eût été bien trop satisfaisant et juste pour être réel.
          Donc, l'Albatros s'en foutait. Ils rentrèrent chez lui et le Lycaon répétait le même genre de conneries, « Je suis là pour ton plaisir » ou « Utilise-moi », en lui touchant les parties génitales. Le temps était long. Parfois, le Lycaon le touchait ailleurs, mais l'excitation retombait rapidement, quand il se remettait à lui fourrer compulsivement les orifices. L'Albatros grimaçait. Il le prit au cou, entre ses pattes griffées, serra fort, dans l'espoir qu'il arrête enfin avec ses phalanges en saisissant la réalité de son geste. À quoi s'attendait-il, de la part d'un animal en rut ? Au contraire, le Lycaon accéléra. L'Albatros grimaça de plus belle. Ce n'est que lorsqu'il sortit sa langue pour la mettre dans un endroit litigieux que son corps se mit à protester de lui-même, en le dégageant d'un coup de fesse.
          Ah, ce que le temps était long... Il voulait qu'il le baise de la manière la plus procédurale possible, pourvu qu'ils en finissent ! Mais même ça, il le faisait fort mal. Il tenta de le prendre sans protection. C'est ce que font les animaux en rut. Ils prennent, ils doivent prendre, peu importe comment. De ça l'Albatros ne se foutait pas, il ne le pouvait pas : se foutre de l'intégrité de son corps revenait à se foutre de tout, c'était la léthargie qui se trouvait au bout de son sexe, dur ou mou - il ne savait pas, est-ce mou ou dur, la léthargie ?
          Il le rappela à l'ordre, il se calma un instant, se reposa à ses côtés, dans ses ailes. Son regard parut reprendre en intelligence, mais dans le noir, il n'en était pas certain.
    Un quart d'heure plus tard, il lui écarta de nouveau les cuisses. L'Albatros se laissa faire. Il voulait voir s'il allait oser.
          Et il vit.
          Pauvre Albatros, il le sentit en lui.
          Il se redressa si subitement que son sexe se retira du sien, et alors il lui en colla une, puis d'autres, il l'asséna de coups, hurla à la mort, prit sa lampe de chevet pour lui exploser le nez et les yeux. Là le sang jaillit dans sa sclérotique.
          Non. Bien sûr que non. Seuls les protagonistes d'une histoire agissent aussi radicalement. Dans la réalité, ils protestent vaguement puis s'endorment aux côtés de ceux qui viennent de les menacer. Il était tard, il ne voulait pas déranger ses voisins et il n'avait pas la foi de demander au Lycaon d'aller dormir ailleurs.
          Même celui qui avait commencé à le violer il ne voulait pas le déranger. Quelle faible estime il avait de lui... Il se dit qu'il devenait comme la Louve, dont on pouvait violer les orifices, puisqu'elle n'y avait rien mis. Voilà ce à quoi il s'en tenait après dix ans de mésaventures.
          Il s'endormit. Le lendemain, il dit gentiment au revoir au Lycaon. Quelques instants plus tard, il rêvait de lui exploser la gueule avec sa lampe de chevet.
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          Entre ces pages l'Albatros est un animal unique. Il n'est pas le seul à être majestueux, ni même digne. Certains d'entre eux ont été épargnés par son courroux. Mais enfin il est le seul à se montrer absolument légitime à penser, à sentir, à ressentir, aussi. Il est le seul dont on peut à la fois saluer le piquant et la douceur, puisqu'il les dose avec finesse. Lorsqu'il pique, c'est toujours à raison. Lorsqu'il souffre également.
          L'Albatros est un être intégralement légitime, un démiurge.
          Entre ces pages. Jamais ailleurs.
          Lorsqu'il se comporte au-dehors comme dans ces pages, on le trouve surprenant, d'abord, insupportable après. Très vite. Souvent en quelques semaines, sinon tout de suite.
          Il ne se prend pas assez pour de la merde au goût des charognards. Il y a quelque chose, avec les oiseaux... Ce côté féminin, qui fait qu'on attend d'eux qu'ils soient modestes et doux comme leur plumage. Vulnérables et fragiles. Violables, ultimement. Ce sont de chouettes qualités aux yeux des prédateurs.
          Or, depuis que lui sont poussés des crocs, l'Albatros détonne franchement. Il n'a plus rien à voir avec ses homologues. Et ça les ennuie, les charognards de ne plus pouvoir abuser d'une belle créature. Comment instaurer des rapports de prédation avec un animal d'une telle envergure ? Souvent il était bien plus grand que ceux qui le convoitaient. S'ils connaissaient la réponse à la question, nul doute qu'ils s'en seraient donné à cœur joie.
          Il est toujours plus beau. Cela ne change pas. Plus beau que jamais, même. Mais dès qu'il ouvre la bouche on lui voit les crocs et c'est le début de la fin. Il piaille, sans s'arrêter, trop soucieux de divertir ses interlocuteurs. Les plus durs d'entre eux refusent de l'entendre. Il dit plutôt qu'ils sont bêtes. Qu'ont-ils de plus intéressant à dire ? Bonjour ? Oh, diable, qu'ils sont bêtes. Ce sont des animaux qui se disent bonjour et ça va et tu fais quoi dans la vie et il fait bon aujourd'hui. Il ne peut pas croire une seule seconde qu'il s'amuserait avec eux, alors il les remercie d'être aussi chiants, de la sorte il ne perd pas son temps avec eux.
          Ceux qui se laissent séduire par son exotisme tombent en pâmoison. L'Albatros a de quoi plaire ! Il est beau. Oui, je l'ai déjà dit. Mais il s'agit de la qualité principale recherchée par un animal lors de la saison des amours. Soit toute l'année. Il a tout. Une gueule fine, qu'on peut remarquer avec plaisir lors des ébats. Mais le pire, c'est son corps. Ils lui disent tous « J'adore ton corps » quand ils l'ont entre les pattes. Surtout quand il enfile un petit pyjama. Encore plus quand ils le lui enlèvent et qu'ils prennent du recul pour le contempler. Hochement de tête, satisfaction, langue qui passe discrètement sur les lèvres. Le charognard va manger de la chair fraîche.
          Ils se gardent bien de vanter sa pertinence alors qu'ils en profitent largement. Ils sont installés confortablement et un bel oiseau leur fait la discussion. Que demander de plus ? Une pipe probablement. Une pipe ça leur irait vraiment bien. Mais ils évitent de demander ça trop tôt. Ceux-là sont un peu plus intelligents.
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          J'arrive à un point où le sentiment d'injustice pèse plus lourd que le sentiment de légitimité.

          Je ne suis pas si belle.
          J'ai envie d'être quelqu'un de mauvais.
          J'ai envie que tous ces échecs prennent sens dans le mal que je représente.

          Car l'injustice de ma situation est insoutenable. Elle m'élève, mais me donne à être martyr davantage chaque jour.

          L'injustice me donne à voir un monde obscur qui ne me laisse comme place que celle d'une personne esseulée et mal-aimée.
          C'est pour l'amour de moi-même que je dois trouver en moi ce qui déplaît tant aux autres. C'est pour l'amour de moi-même que je dois trouver en moi des motifs qui répugnent à l'amour.


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  •      Je suis de retour. Voilà sept mois que je n'avais pas trouvé mon journal. J'avais besoin d'autre chose. D'avancer dans mes projets. C'était positif, de ne plus avoir ce besoin de pleurnicher dans ses pages. J'avais toujours regretté cela auparavant, car c'était indicateur de mon oisiveté. Désormais, j'interprète ce désintérêt comme un signe de maturité.
         Aujourd'hui je retourne dans les jupons de mon journal. On en a le droit, parfois, non ? De pleurnicher un coup, comme au bon vieux temps ? Se rappeler avec nostalgie, le temps d'une après-midi, l'enfant qu'on était, celui qui ne sera plus jamais, jamais...
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         Elle disait baiser quand elle pensait l'amour, il disait faire l'amour quand il pensait baiser.
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         L'Albatros était parti en voyage. Un voyage social. Il explorait des contrées dont il n'aurait jamais soupçonné l'existence auparavant.

          Il s'en était méfié, au début, y voyant plus d'écueils que de joies potentielles. En conséquence, il était méchant comme tout. Il montrait ses dents aiguisées à longueur de journée, elles lui faisaient une drôle de tête. Puis, à mesure des jours, il s'était fait à la faune et à la flore. Il avait apprivoisé ce nouvel environnement. Il commençait à savoir comment s'y prendre pour se faire non seulement respecter, mais choyer par les animaux en ces lieux. Le plus souvent, il suffisait simplement de feindre qu'il était un animal social prestigieux pour réellement le devenir. Et il avait fini par y croire. Être admiré une première fois, par l'Ours, puis une deuxième fois, par le Guépard, puis une troisième, depuis presque toujours, par le Zébu, et c'était compter sans la Girafe, avec sa fausse froideur qui ne le trompait pas, car il surprenait ses regards d'agneau ; enorgueilli par cette attention, il se comportait comme si la plupart des animaux qui le croisaient dans la rue étaient ébahis par sa présence. Ce n'était pas tout à fait faux. Il voyait bien les regards qui convergeaient vers lui. Restait à savoir s'il s'agissait de regards d'admiration. L'Albatros prenait un raccourci intellectuel : c'en était, cette conviction lui convenait. Il composait avec.
          Là-dedans il lui semblait parfois qu'il perdait l'essentiel. Il le voyait bien lorsqu'il était question du Guépard et de l'Ours polaire, dont il venait de faire la rencontre.
          Il avait cette connexion étrange avec le Guépard, qui faisait qu'en même temps qu'il le méprisait un peu, qu'il le laissait à se languir de lui - il faisait cela très bien -, il ne pouvait pas s'empêcher de vouloir son poil à proximité de son plumage. C'était effrayant de magnétisme, à la limite de l'absurde. L'Albatros en oubliait la plupart de ses appréhensions sur la séduction (le moins que l'on puisse dire, c'est qu'il était mauvais en la matière).
          Le soir qu'il avait prévu d'en finir de cette comédie qui se jouait entre eux, le Guépard avait baissé les yeux. L'Albatros en avait assez de ses états d'âme constants et absurdes. Ses caprices de Guépard à la masculinité blessée, il n'y comprenait rien. Contre toute attente, le Guépard s'était senti ridicule. Ah, ça ne lui avait pas facilité la tâche, qu'il se soit senti ridicule au bon moment ! Car, à partir de ce moment-là, tous les mots qu'il avait préparés pour l'éconduire, il les avait ravalés. Clémence spontanée. Il n'avait pas pu. À mesure de la soirée, ils ne faisaient plus sens. Il le regrettait, malheureusement, car ça n'avait rien de raisonnable que d'être aimé par un animal à la masculinité blessée.
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         J’ai longtemps été incapable de comprendre ce qui pouvait diminuer un cerveau, le mien produisant en abondance sens et intérêt pour ce qui m’entoure. J’allais extrêmement bien, et je ressens une immense gratitude envers mon corps pour m’avoir permis d’accéder à un tel bonheur plusieurs années durant. J’ai conscience que cette joie de vivre n’est pas donnée à énormément de monde.
         Même lorsque certains évènements me faisaient passer un mauvais moment, mon corps fonctionnait si bien qu’il manifestait cela par un coup de stress ou de colère dont je venais à bout avec une simplicité confondante. J’avais contre ces désagréments une recette très efficace : il me suffisait de faire du sport, de chanter, d’écrire ou de fumer un joint pour que de nouveau, tout aille pour le mieux. Toutes ces activités parvenaient à me distraire, à me procurer un sentiment bien plus puissant que ceux que j’aspirais à vaincre. J’en ressortais fièrement, ravie d’avoir été dotée d’un corps câblé à l’excellence, promesse d’un bonheur à vie. Dans ces moments, je me sentais invincible : je ne voyais pas pourquoi ce corps qui fonctionnait si bien se mettrait à défaillir un jour ; je ne parvenais pas à me voir développant une quelconque tare mentale, même si j’avais assez d’imagination pour concevoir que la force puisse me faire défaut dans un futur lointain. Pour l’heure, l’équilibre de mon esprit me paraissait imperturbable. D’ailleurs, mes mésaventures avaient intégré mon bonheur : ils ponctuaient ma joie béate, laquelle, à terme, m’aurait parue plate et ennuyeuse.
         Somme toute il se trouvait dans ma vie suffisamment de belles promesses pour que je ne sois pas sérieusement inquiétée des mauvaises. Chaque fois que me venait une triste nouvelle, de joyeuses opportunités se présentaient à moi aussitôt. Je m’investissais plus volontiers dans ma joie que dans ma mélancolie.

          Aujourd'hui, j’ignore pour quelle raison exactement j’ai perdu cette force ; je sais toutefois que je ne peux pas attribuer ce changement à un évènement en particulier.   
           
         D’abord, en début d’année, j’ai souffert la séparation du Lévrier. Je me souviens bien de ce passage à vide où je mangeais compulsivement, sans goût aux aliments, pour combler le vide que son absence avait créé ; je vivais bien, mais en savourant peu… Je ne m’en voulais pas d’être dans un tel état. Sans son amour et l’amour que je lui portais, lequel ne m’avait pas quittée depuis notre rencontre, je me sentais soudainement démunie. J’avais besoin d’accuser le coup, de réapprendre à vivre en leur absence. Je m’accrochais à des idéaux romantiques, me répétant : « deux êtres qui s’aiment se réuniront tôt ou tard pour vivre ce qu’ils se doivent de vivre ; et si, hélas, nous ne sommes jamais réunis, c’est qu’il ne m’aimait pas comme il l’a prétendu… ». De la sorte, l’issue de l’histoire n’était plus de mon ressort, mais du sien ; de son amour, pas du mien.
         Un mois plus tard environ, je me suis mise à rencontrer du monde. J’avais envie de me trouver quelque chose, n’importe quoi d’à peu près décent : la tâche s’est montrée bien plus complexe que prévu, et je suis ressortie de ces tentatives grandie, mais ébranlée. A ce moment, par un ascétisme nouveau, je me suis mise en tête de ne plus chercher quoi que ce soit, de me laisser porter simplement par ce que le hasard de la vie mènerait devant moi. Outre les moments de déréalisation et de sidération, en partie issus de ma consommation d’herbe, cette période fut probablement la plus heureuse de mon année. La vie était douce et généreuse. Elle a choisi ce moment pour mettre sur mon chemin la Louve et le Renard. Je les ai rapidement aimés, tous les deux, mais très raisonnablement.
         Je me souviens de ce moment étrange et suspendu, là-haut, et j’aimerais tant y retourner… Tout allait si bien ! Les mains de la Louve sur ma peau étaient douces, je les savourais, et son sourire, et sa fierté de me présenter à ses amis charognards ! Elle s’était ouverte à moi, elle m’aimait comme elle sait le faire, très gentiment, très lentement. Le Renard nous était passé devant et il avait ouvert si grand la gueule que sa mâchoire s’était décrochée. Un peu plus tard, je lui avais proposé de nous rejoindre. Je me souviens de l’hébétude de me retrouver face à ces deux êtres, frappée par mon désir pour eux. Je ne parlais pas, ou très peu, pleinement investie par cette prise de conscience cocasse. Cocasse ! Oui, les choses étaient cocasses, à ce moment-là !
         Aujourd'hui ces mêmes choses n’ont plus aucune magie. Elles portent le morne lest de la déception. J'essaye de m'y soustraire avec acharnement.

         Je peux fermer les yeux et m’imaginer encore là-bas.
         Dans ma vision périphérique, des groupes d'animaux conversent, masses noires aux messes impersonnelles. La plupart des visages sont gris, nimbés d’obscurité, seuls ceux qui se trouvent sous les lumières tamisées se dévoilent. Fumées blanches au-dessus des têtes. Il fait encore bon ; La Louve porte sa bonne humeur, sa veste de blazer beige et un short cycliste. Elle me transporte d’un endroit à l’autre en me prenant la main. A côté d’elle, si gracile, je suis une créature grossière et gigantesque – un Albatros. Le Renard est là qui sourit joliment, puisqu’il sourit toujours joliment, de tous ses crocs, notamment lorsqu’il est mal à l’aise. Il parle avec la Louve, qui lui répond avec enthousiasme, dans son ignorance, ce qui, à terme, l’apaise. Nos regards se croisent à peine.
         Je rouvre les yeux sur un monde que je peux trouver fade en toute légitimité.
         Ce n'est pas pour aujourd'hui, la légèreté. 
         Mais elle viendra bientôt, quand je ne l'attendrai plus.



     


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  •     J'aime écrire sur la merde. Je suis passée, tour à tour, par plusieurs lubies littéraires : la première d'entre elle fut la solitude, il y eut la mort, immense, l'amour, menaçant, le langage, et, maintenant, la merde.
        À ne pas s'y fourvoir, je ne pense pas pouvoir écrire autant sur la merde que je le pourrais sur un autre de ces sujets. J'ai remarqué, toutefois, à quel point ce sujet m'intéressait vivement : pour combien de temps, je l'ignore, encore qu'il est parvenu à me faire rire aux larmes de nombreuses fois. Mon histoire avec la merde n'est pas anodine, et elle mérite bien quelques écrits. C'est bien le caractère terre-à-terre du sujet qui développe un potentiel littéraire : comment faire preuve de poésie à partir de cet élément du vulgaire et du quotidien ?
        Tristement, je dois bien admettre que la merde m'a fourni plus de sens que l'amour, ne serait-ce que parce qu'elle me fait rire ! Ce que j'écrivais sur l'amour, ça n'était plus que détresse et rancoeur brutes, rien de poétique à se mettre sous la dent ! Voilà pourquoi j'écris sur la merde : car mon amour s'est montré autrement plus vulgaire que cette dernière, et qu'il s'est, par cela, ôté toute puissance poétique.
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        L'idée floue de ta relation avec moi ne me manquait plus. Je m'étais faite à l'idée. Ce qu'il me manquait, et c'était encore plus tragique, c'était toi, et comment tu t'exprimes avec ton visage, ta voix et ton corps. La manière dont la peau de l'extrémité de ta mâchoire se plisse et se courbe pour former un sourire, ta voix qui manie à merveille la monotonie enjouée, ta démarche rapide rythmée par le frottement de ton pantalon... Je me suis sentie transpercée du ventre à la gorge en me souvenant de cette réalité physique, cette représentation concrète de toi tel que tu te présentes au monde, avec cette insouciance factice qui m'a fait tomber amoureuse de toi, et non tel que tu es représenté dans mes pensées, plus ou moins terrible ; et en songeant que je ne te verrais plus arborer ce naturel serein.
        Quand je te voyais simplement être toi, et quand je te voyais heureux de m'avoir entre tes mains, je ne pouvais m'empêcher de penser que tout était encore possible, moi-même je finissais par me bercer de ta légèreté... Je sais que tu ne me verras jamais aussi belle, j'ignore comment être aussi simple et espiègle.
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        C'est mon plaisir coupable, je ne pouvais pas m'empêcher de rire de lui quand je voyais à quel point il prenait de mauvaises décisions, à quel point elles ne faisaient sens pour personne, pas même pour lui. Mais si mon rire est aussi caustique, c'est parce qu'il n'est pas indifférent, qu'au contraire, il est plein de tendresse pour lui, encore et toujours.
         Un monde juste est un monde dans lequel il surmonte sa couardise pour me dire que je lui manque. Sûrement que je ne lui manque pas. Il est tout seul parce qu'il sait s'adapter à tout, quitte à se traîner comme une loque et bannir tous les sentiments - beaux comme laids, mais en particulier les beaux - de sa poitrine.
         Je ne crois pas en lui, voilà, je le connais comme si je l'avais fait, mais je fais une bien mauvaise mère. J'ai envie de changer ce destin où l'on s'oublie mais je ne peux rien faire qui ne me déshonore. Lui a tout à faire. Il pourrait être beau. Il préfère être seul et abattu. Et je le sais très bien qu'il est ainsi : quelle peine ça me faisait de l'entendre se décrire de la sorte, j'avais envie de lui tirer les joues comme à un enfant.
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         J'ouvre la fenêtre et  mes narines s'éprennent de l'odeur du printemps. C'est l'odeur des doux moments anodins dont on se souvient des années plus tard.
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         Hier j'ai cru que ça allait vraiment mal finir pour moi. J'ai compris ce que ça voulait dire. J'ai effleuré le mal qui peut nous prendre quand on surmène son corps. J'ai pensé à ceux à qui c'était arrivé de la manière la plus funeste. Je me suis dit que je n'en étais pas loin.
         Mais je n'ai pas pensé une seconde que j'allais mourir. Certes, je me suis dit que c'était possible. Entre deux écrans noirs, je m'en suis voulue de m'être mise dans cet état. C'était une question de foi, à ce moment-là, car je me sentais partir et partir toujours plus profondément dans l'inconscient, tout en continuant à me démener pour rester éveillée. Je me suis accrochée à la vie de toutes mes forces, c'est-à-dire bien peu de forces. Et ça a payé. J'y ai cru. J'ai cru à la vie. À la mienne. Je ne voulais pas d'aide. C'était mon combat. J'étais capable, seule, de revenir. J'ai demandé à ce qu'on raccroche le téléphone, au bout duquel il y avait une standardiste débonnaire du SAMU. Raccrochez. Je suis capable. J'ai pas besoin d'eux. Je revenais peu à peu. Il fallait que tous croient en moi autant que moi, je croyais en moi. Je leur ai montré qu'ils pouvaient avoir confiance. Je suis revenue, pour de bon, j'ai lu sur leur visage du soulagement.
         J'avais honte, mais j'étais revenue, et avec toute la dignité que l'on peut avoir lorsque notre corps cesse de fonctionner subitement. Apparemment, je m'étais mise à convulser sur ma chaise, sans m'en rendre compte. J'avais tenté de les rassurer tout du long, entre deux convulsions. Quel sens peut bien avoir cette attitude ? Rassurer quelqu'un sur son propre état, alors qu'on est agité par des convulsions ? C'est le sens de l'honneur, la dignité, ça, et ça ne sert pas à grand-chose, encore moins dans une situation pareille...
         Je parlais peu, après, je ne voulais pas qu'on fasse un cas de ma personne. Et j'ai compris lorsque je suis revenue que j'avais fait vriller mon cerveau. Tout me semblait sans intérêt. Je regardais leurs visages, détournés de moi, et ponctuellement inquiets lorsqu'ils croisaient mon regard flasque, je regardais le joint qui avait manqué de m'envoyer sur un brancard, je regardais le sac de pommes de terre à côté du joint qui avait manqué de m'envoyer sur un brancard et le modem qui affichait le temps qui passe, vingt-et-une heure dix-neuf, et je luttais encore, de toutes mes forces aussi, contre un nouvel ennemi, puissant à sa manière, méchant sans être létal : l'ennui. Je peine encore à retranscrire la nature de cet ennui. Ça m'a frappée, je ne l'avais pas senti venir, quelques jours plus tôt à peine je disais à qui veut bien l'entendre : tout va bien dans le meilleur des mondes, et j'étais là engoncée dans ce fauteuil, inquiète pour mon cerveau comme pour quelqu'un d'autre, je le sentais qui m'échappait, moi qui le pensais bien rodé, il m'était extérieur, et là je ne pouvais pas penser un instant que tout allait bien, là je me disais : il faut que je foute les pieds chez un psy avant de perdre les pédales.
         Je suis une littéraire, j'ai toujours pensé que c'était une faiblesse, une facilité, de dire de quelque chose, un état, un sentiment, qu'il est indescriptible, mais pour la première fois, les mots me manquaient. Je me voyais faillir en beauté à mon travail de littéraire. J'ai essayé, j'ai mis mon doigt sur cet ennui, mais je n'arrive pas à lui donner une forme satisfaisante. À le lire il s'apparente à un délire, pourtant c'est ce qui se passe dans mon cerveau plusieurs fois par jour. J'étais forcée d'y trouver une cohérence. Sinon, oui, ce serait la folie. Ce que j'étais tombée de haut ! À clamer haut et fort à quel point mon cerveau était sain, à en être fermement convaincue, me voilà, avec pour unique secours l'écriture, forcée de retrouver ce qui fait sens dans mon esprit.

         Prosaïsme. Je cherche le sens dans les échanges que j'ai avec les autres, et lorsque je n'y arrive pas, j'ai envie de me flageller. Je me demande si toutes les discussions échappent au sens, ou si mon perfectionnisme est tel que je ne supporte pas que l'une d'elle y échappe. Je bute dans certaines conversations comme dans un flipper. La conversation n'est pas un horizon, elle est fermée, et je m'y débats comme pour tenter d'y trouver des bouffées d'oxygène. Je suis cruelle de mal vivre les conversations qui ne prennent pas le tournant que je désire. J'y trouve parfois véritablement cet étouffement de claustrophobe, comme si la discussion était un espace plus ou moins restreint ; selon, ça peut s'avérer très désagréable.

          Je ne supporte pas mon corps quand je bois et je fume. J'ai envie de me cacher. Surtout mon ventre. J'ai l'impression qu'il va exploser. Comme s'il renformait un monstre que je devais protéger du regard des autres. Mes habits me serrent, j'ai envie de les arracher, et de me cacher dans quelque chose de large et ample. Quand j'ai posé un coussin sur mon ventre hier, ça m'a soulagée. J'ai pu m'allonger. C'est mieux que d'être assise avec mon ventre plié. Mon monstre s'est caché. Je pense que je voudrais qu'il disparaisse, ce monstre immonde, je voudrais ne plus manger autant et maigrir, et pourtant... Je me demande comment font tous ces gens qui ont du ventre pour supporter leur monstre. Moi, je n'y arrive pas. Je ne me sens pas tout à fait laide, mais monstrueuse. Indésirable. Car il y a tant d'autres personnes comme moi. Plus laides encore, même. Quand je pense cela et que je me regarde à nouveau dans le miroir, je suis généralement surprise. Agréablement. Ce n'est pas si mal, ma gueule et mon corps. Non ? 
        Pour autant, je ne me sens pas parfaite, et je veux changer cela. Je veux reprendre le contrôle. Ça me rend dingue d'imaginer tout ce que les autres voient de moi, et qu'il ne m'est donné de voir que quelques fois par jour, lorsque je croise mon reflet. Quand j'y pense, j'ai envie de cacher mon visage et ces algues qui lui pendent dessus en permanence. Ils me voient faire tant de choses que je ne me vois jamais faire. Mes expressions faciales. Mes blagues. Mes mouvements. Comment je chante et comment je danse. Est-ce que j'ai l'air bête quand je fais tout ça ? Est-ce que j'ai un tant soit peu de grâce ? Je n'en ai aucune idée. Ça me fait peur d'y penser, à leurs regards rivés sur moi et à leurs cerveaux qui vont en penser des choses sans que j'aie un quelconque contrôle là-dessus.
          Moi aussi je leur inflige cela. Je vois les autres et leurs corps et leurs visages. C'est un pacte social élémentaire, voir et être vu. Peut-être qu'on s'aimerait mieux sans se voir. Je vois qu'untel a un nez de travers, une grosse tête, des dents écartées. Trapu, petit, géant, maigre. Et je me demande comment on peut s'aimer avec des corps aussi précis. Grain de peau. Particularités. Lui, avec ses petites oreilles. Sont-elles propres ? Rien n'est générique. Chacun est différent. Comment peut-on aimer des corps aussi personnalisés ? Comment l'amour et le désir peuvent-ils jaillir entre deux êtres différents en chacun de leurs aspects ? Comment peut-on être certain que notre désir restera constant, dirigé vers une personne ? Il suffirait de peu... Mucus, trace de merde, cérumen, odeur nauséabonde, haleine fétide... Nous ne sommes pas des avatars. Nous devons nous aimer avec toutes ces particularités qui nous échappent. Avec nos corps qui se salissent et qui vieillissent, et qui nous échappent dès que l'on n'y veille pas scrupuleusement.

          Je regarde les autres comme s'ils étaient des aliens. Ils font. À quoi pensent-ils ? Pourquoi font-ils ? Est-ce qu'ils pensent aux raisons qui les poussent à faire une chose plutôt qu'une autre ? Pendant ce temps, moi, je me regarde en train de me demander ce que je vais faire. Et ça, pour presque tout. En attendant, je ne fais pas grand-chose. Je n'en suis pas fière, pas du tout du tout. Dès lors, plus rien n'est simple. Que faire ? Je voudrais que mon choix s'élance vers moi, naturellement, sans que j'aie à y penser outre mesure. Comme avant. Comme avant...
          Je consomme les autres comme de la nourriture. Je veux manger les autres, à chaque heure de la journée. Souvent, ça n'est pas particulièrement bon, mais j'en reprends un morceau ou deux, par-ci par-là. Peu importe le nombre de bouchées que j'en prends, je réalise à quel point ils me sont toujours étrangers et inconnus, et combien cela m'est terrible. Puis je me demande : est-ce jamais assez ? Je sais que je m'arrêterai de consommer les autres, un de ces jours, mais pas avant d'être repue. Et mon appétit m'effraie.

          Je me suis fait la réflexion hier que je n'arriverai jamais à profiter de la vie avec ce temps qui me fuit en permanence. Mais moi aussi je le fuis. Hier quand je regardais autour de moi, engoncée dans le fauteuil, je ne me sentais pas capable de profiter de ce moment. Rien ne m'intéressait de ce qui se présentait à moi. J'ai écouté les conversations, regardé Elise, regardé Raphaël, le sac de patates, le joint, l'heure. Je me faisais chier alors que la vie me présentait une multitude de choses à voir, sentir, penser. J'ai imaginé ce qui me plairait de vivre. J'ai réalisé que je voulais partager toutes mes pensées loufoques avec quelqu'un. Vider mon cerveau. Que tout ce que j'y pense soit exprimé oralement. Sans filtre. Morceau brut du moi. Converser comme écrire un livre. Là-dedans j'aurais voulu que cette personne comprenne directement ma démarche, sans se poser de questions, ou uniquement en posant les questions pertinentes.
           Je n'ai rien dit. J'ai continué à les observer avec mes yeux de lézard défraîchi. Personne n'aurait pu me répondre avec le ton adapté. Je ne le sentais pas, j'en attendais beaucoup trop. Ils auraient pris ce ton inquiet, comme si l'herbe m'avait grillé le cerveau. Ils n'auraient pas eu tort de le penser, mais je n'avais pas besoin qu'on me le dise. Alors plutôt que d'être déçue, je me suis tue. Déçue je l'étais déjà suffisamment. J'ai envoyé quelques messages et là encore, j'ai été déçue, mais douce, la déception, parce que j'étais trop heureuse qu'on me réponde alors que derrière mon téléphone, je ressemblais au cadavre d'un lézard grillé par le soleil.

     


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  • Je me souviens je t'appelais à l'envi mon dieu ou ma lumière
    Moi-même je m'étais mise plus bas que terre
    Pleine de mon humanité je me refusais à te prêter les mêmes traits
    Je te voyais d'une beauté insaisissable pour le vulgaire
    « Impassible comme Dieu même »
    Quelle ignorance ! Aujourd'hui Dieu est mort :
    Dieu n'était qu'un imposteur ! Plus laid encore que ses prédécesseurs !
    Il ne me survit que le vide d'un ciel païen.
    ---- 

         Malgré tout malgré tout ce que tu m'as montré de laid chez toi, il n'y a rien que je n'ai pu haïr... Et j'ai encore envie de romancer notre histoire insensée.
    ---- 

         L’Albatros en demandait plus des autres que ce qu’ils avaient à lui offrir. Ils n’étaient pas à la hauteur de tous les efforts qu’il investissait dans sa conversation et dans sa grâce.
         Non pas qu’il fût particulièrement gracieux ou habile à la conversation ; il se sentait souvent grossier, mais n'était pas le seul : nombre d’animaux sont plus grossiers encore. Parfois, il voyait dans le regard de son interlocuteur cette inquisition impudique quand il hésitait dans sa réponse. Il avait tant à cœur de divertir que plus rien ne lui venait de spontané ; il voulait faire parler, et anticipait toujours ce que les autres pouvaient trouver à dire ; ainsi, il devait réfléchir considérablement avant de s’exprimer, car il supportait mal d’être déçu par les réponses de ses interlocuteurs, et ne voulait pas non plus leur infliger un tel mal. Ça se tordait au-dedans, quand ils ne trouvaient rien d’intéressant à lui dire : il refusait d’avoir une si basse opinion des animaux qu’il fréquentait. Il voulait les chérir.

         Il y avait le Hibou, avec ses grands yeux ronds et sombres : il les plantait dans les siens avec une telle intensité qu’il ne pouvait s’empêcher de s’en détourner après plus d’une demi-seconde. A priori, il n’avait rien pour lui faire peur : c’était un hibou d’une très petite envergure. L’Albatros avait même remarqué ses mains d'enfant autour de sa chope et les lui avait prises. Il eut la confirmation de son observation en apposant sa paume contre la sienne : ses mains étaient ridiculement petites, si petites que, de ses doigts longs et fins, il pouvait totalement rabattre ses phalanges sur les siennes. L’Albatros en avait joué, de la petitesse de ses mains, mais lorsque le Hibou le scrutait avec ses grands yeux ronds et sombres, là… Là, il riait beaucoup moins !
         Et il se trouve qu’il faisait beaucoup cela, avec ses yeux, l’observer, comme lui avait observé ses petites mains autour de sa pinte. Le Hibou le lui rendait trop bien. A mesure qu’il l’observait, l’Albatros se sentait rétrécir. Bientôt, il ne se contenta plus de l’observer. Il lui disait des choses comme : « Tiens, tu réfléchis à ce que tu vas dire » ou « Il me semble que tu hésites ». Les expressions de son visage ne renfermaient aucun secret pour le Hibou.
         L’Albatros se sentait démuni : ils ne se battaient pas avec les mêmes armes ! Il n’osait pas le regarder longtemps, alors il ne tirait rien de son visage de hibou, qui, d’ailleurs, demeurait impassible quand il posait les yeux dessus ! Chaque fois, c’étaient juste ces deux billes noires qui le transperçaient et ne laissaient rien transparaître que cette fouille indiscrète, et chaque fois, l’Albatros regrettait, ou bien de le regarder, ou bien de ne pas être capable de soutenir son regard sans se décontenancer.
         L’Albatros faisait cela pour lui-même, observer sa conversation, mais être de l'autre côté, se sentir observé dans sa capacité à converser, c’était autre chose… Il était troublé, véritablement, et se surprenait à s’amuser de son propre trouble ; il s’en approchait et le mettait aux yeux de tous pour voir ce que son trouble animerait chez les autres ; il pensait qu’ainsi, il ne serait plus le seul à être troublé ; décidément, des jeux de voyeurs !

         Il y avait le Buffle, aussi, avec son air espiègle qui lui était fou. Quand il souriait, un tas de rides de bonheur se formaient de part et d’autre de son visage, sur ses joues et autour de ses yeux, comme si, subitement, un chien l’avait mordu au visage. A côté du Buffle, en considérations strictement physiques, le Hibou ne payait pas de mine, mais il avait cette prestance qui lui était Ô combien supérieure ! Machinalement, l’Albatros l’écoutait plus attentivement, et c’était ainsi de nombreux animaux. Il y a ceux qu’on écoute bien et ceux qu’on écoute à peu près.
         En allant aux toilettes dans la tanière du Buffle, l’Albatros était tombé nez à nez, dans la cuvette, avec des traces de merde. Il n’y en avait pas beaucoup, mais suffisamment pour être aperçues depuis là-haut. C’était prémonitoire, car, plus tôt, il avait demandé au Hibou quel était son rapport à la merde – oui, c’était des questions comme d’autres qui traversaient l’esprit de l’Albatros - et voilà que l’Albatros lui-même, encore, se confrontait à la merde ! Le Hibou n’avait rien répondu qui montra son intérêt pour la question, ce qui avait déçu l’Albatros, car c’était un sujet pour lequel il avait pris beaucoup d’intérêt dernièrement. Mais l’Albatros est le seul à vouloir parler de merde, tant aux animaux qu’il vient de rencontrer qu’à ceux avec qui il a l’habitude de converser. Ça ne donnait jamais grand-chose quand il parlait des déjections de son corps. Le pauvre, simplement, ne voulait pas ignorer que son corps en produisait.

         En dépit de toutes ces considérations, la merde était toujours là. Soudainement, la Merde dans la cuvette du Buffle se vit pousser des yeux, et aussitôt ils regardèrent l’Albatros comme le Hibou l’avait regardé. A nouveau, l’Albatros était troublé, et ça le tuait que ce pût être par de la merde. Il voulait être plus fort que le regard de la Merde depuis l’abysse de la cuvette, terriblement, il voulait lui rendre son regard globuleux, et avec une pointe de dédain, se dire : « Eh bien ? Il y a de la merde dans une cuvette. S’il y a quelque part où de la merde est censée être, c’est bien dans une cuvette. De la merde j’en ai vu, j’en ai produit des tonnes ! » Non, il essaye de penser cela, mais il n’y parvient pas. Il n’est pas convaincu. La Merde, c’est de trop. Même la sienne, ça lui déplaît, alors celle des autres...
         La Merde sous ses yeux était une merde quantique - ce qui n’est pas donné à toutes les merdes -, car en même temps qu’elle tapisse la cuvette, elle tapisse l’âme du Buffle. Oui, le Buffle a laissé la Merde s’installer dans sa cuvette comme dans son âme. Il n’a pas, possiblement, pu échapper à son regard, à la Merde ! Il lui a pissé dessus, même, obligatoirement en vertu de la structure de la cuvette ; il lui a donné cette considération-là !
         Quand, plus tard, l’Albatros est retourné aux toilettes, la Merde cette putain était encore là à le regarder ! Le malaise était encore plus prégnant que la dernière fois. Le Buffle a pissé sur la Merde mais il n’a pas daigné - il n’a pas eu cette politesse - l’annihiler de ce lieu de quiétude, les toilettes ! Il l'a ignorée, pour sûr, mais peut-être même lui a-t-il souri, de là-haut, satisfait de pondre des merdes qui lui sont familières, voire tendres, des merdes comme seuls en font les buffles. Il n’y avait plus rien de quiet dans ces toilettes, alors : par sa faute, c’était devenu un lieu de désolation ! L’Albatros regrettait terriblement d’avoir une vessie, il n’en pouvait plus de soutenir ce regard et de sentir cette présence. Lui infliger la vision de cette Merde quantique, c'était lui chier directement dans les yeux.
         La maladresse était permise, l’Albatros avait une grandeur d’âme : il n’avait pas relevé en entendant le Buffle péter plus tôt. Il s'était simplement jeté à plat ventre, on eût dit un personnage de tragédie, presque, les ailes flanquées sur les oreilles pour ne rien ouïr, il ne manquait que les pleurs ! C'était tant pour se préserver d'un sentiment de dégoût que pour respecter l'intimité du Buffle et son droit de péter dans sa tanière. L'Albatros sait donc se montrer chic.
         Cependant, le manque de respect et la délibération, ses principes moraux ne lui permettaient pas de les tolérer. Malheureusement, il n’en avait pas assez pour effacer de lui-même la merde. Il avait, avec un zèle formidable, ramassé la clope d’un Pigeon qui l’avait jetée négligemment à côté de la poubelle, une fois qu’il attendait le bus, mais la merde, il n’avait pas assez de bonté pour l’éliminer, pour faire du monde un monde meilleur, un monde dans lequel une cuvette de moins est tapissée de merde…
         Bon sang, il songea que tant d’animaux cherchaient la paix sociale, qu’ils se rencontraient pour parler de communisme, d’intersectionnalité, de maraude et de manifestations… Ils déploient une énergie monumentale, ils écrivent des lignes et des lignes, alors que chez eux repose un mal véritable, dans leur cuvette ! Ils sont là qui s’occupent de la veuve et de l’orphelin pendant que leur cuvette est tapissée de merde ! Ils se soucient du sort de personnes qu’ils ne connaissent pas alors qu’ils font souffrir cette vue à ceux qu’ils aiment, leurs amis, leurs amants, leurs rendez-vous galants ! Chers animaux, la lutte commence dans les toilettes.
         L’Albatros en sortit le souffle court. Sauf en ce qui concerne les cuvettes, le Buffle est attentionné, et il vit le mal auquel l’Albatros était proie. Il avait cette expression profondément meurtrie sur le visage. Quelle situation cruelle ! Le Buffle s’inquiétait, sans le savoir, de ce qu’il lui avait infligé. Mais l’Albatros peut-il décemment lui rétorquer : « Lorsque tu souris, un chien te mange le visage et je crains que tu ne mordes aussi le mien. Tu te tiens à quatre pattes et vouté et tu mendies mes caresses comme un animal domestique, alors que moi, je suis plutôt animal civilisé. Il y a de la merde dans ta cuvette, et tu l’as vue, et tu sais que moi aussi, je l’ai vue, et pourtant tu ne l’enlèves pas ; oui, véritablement, tu es un animal domestique ! Et là-dedans, qu’attends-tu de moi ? Que je te désire ? Alors que tu te comportes comme un animal domestique ? Tu te refuses à être désiré en te comportant de la sorte ! » ?
         Non, décemment, il ne peut pas s’en remettre à cette vérité, même si elle soulagerait considérablement sa lourde poitrine : l’Albatros veut chérir les animaux qu’il fréquente.
         La tâche est parfois ardue, mais il tient à ce principe et résiste stoïquement. Il ne dit rien, mais alors, plus rien du tout, ce qui est probablement inquiétant, mais ne le sera jamais autant que la violence de la vérité qu'il cache. La Merde quantique hante ses pensées. Il a envie de partir car il n’arrête pas de songer à ce qu’elle se trouve juste là, derrière la porte, et qu’elle l’épie à travers les murs. Les singeries du Buffle ne l’amusent guère, car il y reconnaît une terrible animalité, une animalité qui le conduit à laisser des traces de merde sur les cuvettes qu’il arpente et répandre le mépris dans le monde par sa désinvolture. Pourtant, il voudrait y voir plutôt une maladresse touchante, accuser une éducation plus légère... Cela lui coûte de l'admettre, mais il en veut au Buffle de se comporter comme un Buffle et d'attendre d'un animal aussi grandiose et délicat que l'Albatros qu'il le désire. Il serait dans l'ordre des choses que les buffles côtoient des animaux du même acabit, et dont les habitudes sont similaires. Ensemble et amoureux, ils pourraient contempler leur merde au fond des cuvettes. À ce culte-là, l'Albatros refusait de prendre part, mais encore, il trouvait proprement ulcérant qu'on pût ne serait-ce qu'imaginer lui proposer. Le Buffle n'était-il pas conscient de l'ampleur de leurs différences culturelles ? Pourquoi s'obstinait-il à le désirer ? Comment pouvait-il seulement se le permettre ? Pour sa propre gloire, il salirait celle des autres ! Ce qu'il se leurrait : ses espoirs lui faisaient mal ! L'Albatros ne savait pas si, pour l'amour d'autrui, il pouvait lui pardonner. Pour l'heure, l'Albatros avait pris son envol, et dans les cieux il n'est plus question de penser à la merde ; elles tombent si vite que les oiseaux se plaisent à croire qu'elles n'existent pas et qu'ils sont les plus distingués du règne animal.








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  •      Je crois t'aimer d'un amour tout particulier.
         Je me souviens de mes discussions avec elle, et combien tu me faisais pitié, à te comporter aussi bêtement.
         Raisonnable, je m'étais résolue : « Moi, je ne mange pas de ce pain-là. »
         Et j'approuve encore cette pensée. Ce pain, il ne se mange pas, il se dévore ; on le consume goulûment, en se précipitant. C'est une question de déontologie : on ne peut pas faire autrement. En le mangeant tranquillement, on faute.
         En effet, en le mangeant de la sorte, ce pain perd son intérêt. Sa saveur ne s'apprécie que dans la hâte, car, à défaut, on se rendrait compte... Qu'il est moisi.
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          [...] Aujourd'hui, je sonne le glas de ma vie de chien, et le glas de sa vie de maître. Dans ce jeu, il n'y aura plus que des loups, et je tâcherai d'être le plus féroce des deux.
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         Cher amour,

         Je crois que je n'arrive plus à écrire sur toi depuis que je te refuse à la deuxième personne. Je m'y refusais pour toi, à cette personne, car tu l'aurais trouvée inconvenante. Or, aujourd'hui, il n'est plus question de toi ; je n'essaie plus de te plaire.
         Parfois, j'ai l'impression que tu me perçois comme un ogre poilu qui, se penchant au-dessus de toi, essaye de t'embrasser passionnément en oubliant qu'il est un ogre poilu dont l'haleine est fétide. Et forcément, que l'amour d'un ogre poilu à l'haleine fétide n'est pas désirable ; forcément, que cet amour est ridicule, indécent, qu'il ne devrait pas exister !
         Je me suis toujours férocement battue contre cette image parce que je ne voulais pas être cet ogre-là ; je savais que c'était plus ou moins ce que je représentais, à tes yeux, et j'entendais me métamorphoser avec tous les efforts du monde. Maintenant, tu me dis que tu me trouves belle. Pour autant, je suis encore ton ogre, celui dont la fidélité a le goût du foyer...

         La puissance de mon amour pour toi ne cesse de m'étonner. Je le crois aussi puissant que l'amour d'une mère en ce qui est de sa propension à la clémence. Mais je le crois aussi être une vulgaire imposture. (Eh bien, oui, si quelqu'un doit cracher sur mon amour pour toi, ce ne sera pas toi ! Je le garde pour moi depuis si longtemps, alors si tu n'en veux pas, permets-moi au moins d'avoir la dignité de m'en débarrasser moi-même !)
         L'amour d'un ogre, ça ne t'intéresse guère, je l'ai compris... Mais le tien, d'amour, il me paraîtrait étrange ! Tu n'as jamais su m'aimer, jamais et d'aucune manière, parce que tu as toujours fait en sorte que ce soit douloureux d'en avoir quelque chose à faire de toi. Je crois qu'après tout ce temps, je me suis accommodée de cette situation. Qui sait, tu perdrais de ta valeur, si tu m'aimais ! Ou peut-être m'as-tu fait attendre suffisamment longtemps pour que je le savoure, si tel était le cas ? Quoi qu'il en soit, il n'y a pas à s'en faire trop à ce sujet.
         Ce que je veux dire par-là, c'est que je t'aime si fort justement parce que toi, tu ne m'aimes pas. Tu n'es pas prêt à faire le quart de ce que je me verrais faire pour toi. Je pourrais passer mes nuits de sommeil à te réconforter si tu avais un chagrin ; je pourrais m'appliquer à te faire beaucoup de bien, à t'exciter ou à t'amuser, pour te distraire de tes maux ; pour ton sourire de fou je m'ingénierais comme une folle de quelque manière que ce soit. Pour toi, je serais même plus que moi-même : je me découvrirais des talents sexuels, thérapeutiques et ludiques inespérés !
         Mais, si tu m'avais aimée ? Si tu m'avais aimée, je ne t'aurais pas aimé aussi désespérément ! Je t'aime parce que tu me tourmentes ! Et c'est l'énergie de mes tourments qui me pousserait à me jeter à tes pieds si vigoureusement si tu en avais le besoin, pour toutes les fois où, pour ne pas t'effrayer, je ne me suis pas enquise de ton bien-être ! Et je crois, malheureusement, que c'est cette énergie même que tu as insufflée en moi qui t'effraie tant. Tu t'es fait l'artisan de ta propre peur.
         Voilà la situation qui était la nôtre jusqu'à peu : j'aimais t'aimer, et j'aimais que tu ne m'aimes pas. Que tu ne m'aimes pas, cela me faisait considérer la moindre de tes attentions comme des miracles, des situations exorbitantes de l'ordinaire, des circonstances contingentes qui me rendaient Leibnizienne : « Pourquoi y a-t-il quelque chose plutôt que rien ? ». Oui, j'en étais sidérée, réellement ! Oui, jusqu'à peu, l'amour de mon amour pour toi triomphait...

         Mais récemment, oh... Récemment, je crois que cet amour me lasse ! D'une certaine manière, lui qui se pensait si étranger à la routine de l'amour, est rentré dans une toute autre routine, la routine du non-amour ! Moins fatale, mais fatale, tout de même ! Et je crois que l'ogre doit sortir de sa grotte. L'ogre doit oser réclamer de l'amour, lui aussi. Et s'il voyait cet amour lui être refusé, comme prévu, il doit savoir, en tout bien tout honneur, rétorquer : « Eh bien ! Ce n'est pas comme ça qu'on aime, chez les ogres. Je ne mange pas de ce pain-là. Vale ! ». Je ferais alors un ogre bien chic, droit dans ses bottes et fier sans se vanter.
         Ton non-amour ne m'amuse plus, il me donne envie de t'arracher la tête. Mais plutôt que de t'arracher la tête, je préfère ne plus t'aimer. Ce serait là mon ultime preuve d'amour. Je préfère me priver de ton toucher qui m'est si bon, de ton sourire qui me réchauffe, de ton rire qui me fait rire, de tout ce qui en toi m'animes et me rends, l'espace de quelques instants, la plus vivante et la plus joyeuse du monde. Ce n'est pas rien que de se priver de ce qui donne à la vie du sens, mais j'en attends plus de la vie ! Je ne veux pas la dépourvoir de sens, et l'en pourvoir uniquement à ton bon vouloir !

         Alors voilà, cher amour, aujourd'hui je te déclare solennellement la guerre parce que j'en attends plus de la vie que ce que tu veux bien me donner. Moi, je veux tout et je peux tout.
         Je t'avoue que je me sens incapable de t'aimer gentiment, à l'anglaise, car ça n'a jamais été le cas. Quand je t'ai vu, je t'ai tout de suite aimé de toute mon âme. Et quand je t'ai haï, que je n'ai plus voulu entendre parler de toi, j'y ai trouvé un réconfort. Cette idée ne me rend pas malheureuse, étonnamment... Comme s'il s'agissait de l'ordre naturel des chose.
         Je suis prête à ne plus t'aimer, et je vais m'y ingénier comme je me serais ingéniée à te réconforter si tu en avais le besoin. Cela, plutôt que d'être malheureuse et de te détester ; cela, pour le mieux, pour nous deux.

         Vale,

         Ton ogre poilu.

    ----
         Cher amour,

         Je dois admettre que ce n'est pas facile de se forcer à ne plus aimer. Il m'est toujours possible, et aisément, de ne pas agir conformément à mes inclinations et de faire croire à l'indifférence. Spontanément, je suis quelqu'un d'honnête : c'est ce qui est le plus proche de mon naturel, et donc ce qui est le plus simple pour moi. Je n'agis pas tant avec honnêteté par vertu morale, mais par facilité. Non pas que j'en sois dénuée, de vertu morale, loin de là. C'est que j'ai un goût pour la vengeance et que je la vois comme synonyme de justice... Ce goût me fait aimer le stratagème et je ne m'en sens pas sale, aucunement ; je suis dans mon droit lorsque j'en viens à cette conclusion : je peux me montrer manipulatrice. Je me sens dans mon droit, car si j'en viens à considérer la manipulation, c'est parce que mon honnêteté n'est pas efficiente. Je n'ai rien d'une chrétienne, moi, je n'ai pas l'intelligence émotionnelle de Jésus ; je suis le dragon et le tigre, mais rien qui ne soit doux comme le regard de Jésus... Je ne tends pas la joue gauche pour une leçon de morale, je ne mets pas en péril mon intégrité pour le bien des idiots, moi...

         Ah, je ne suis pas raisonnable, je dois faire preuve de nuance ! J'en ai pris, des gifles sur la joue droite, et j'ai tendu la gauche à maintes reprises. Je voulais avoir le regard doux comme Jésus : de nature, je suis tendre comme un agneau. Mais voilà que les joues ont commencé à me démanger terriblement !
         Tant de gifles m'étaient flanquées : plusieurs jours après, je grattais et grattais. Je peux même dire que j'y passais un temps considérable. Il était devenu insupportable de me regarder dans le miroir : j'avais la gueule qui me hurlait : « Tu es née martyre et tu dois l'accepter ! »... Or, il m'est toujours difficile d'obtempérer lorsqu'on me donne un ordre de manière aussi impérieuse. Ce miroir j'avais envie de l'exploser pour le reflet pitoyable qu'il m'offrait. J'ai décidé qu'il était temps de changer et que le sourire du bourreau me siérait à merveille. Je le trouvais confortable, oh, confortable, déjà, mais légitime, surtout ! La légitimité, voilà qui est infiniment douillet...

         La réalité, on s'en doute, c'est qu'on ne devient pas bourreau en un claquement de doigt, par la seule force immédiate de la volonté. Il faut s'entraîner l'esprit à sortir de ses travers de martyr en quasi-permanence. Dans le miroir je pouvais encore voir les cicatrices sur mes joues, et je me demandais souvent si j'oserais aller jusqu'au bout des choses, si l'amour du didactisme, et l'amour lui-même, valaient bien le mal que je me donne... Car il me semblait être face à une réalité manichéenne, celle du bourreau et celle du martyr, alors qu'il y a autre chose, au-delà de ces rôles, quelque chose de plus sain : des gens qui, pour s'aimer, n'ont pas besoin de se faire du mal. Je n'ai pas cette dignité-là, je ne l'ai jamais eue, celle de me sortir de ce carcan misérable.

         En attendant, j'étais là, perplexe, je me sentais ridicule comme un tendre bourreau. Je pensais que mon martyr d'amour verrait bien mon petit jeu et m'en collerait une pour me rappeler ma place. Et s'il n'avait pas cette clairvoyance, je pensais à lâcher tous mes instruments pour me jeter à ses pieds et le réinvestir de son rôle de bourreau, lui dire des choses honnêtes et douces tandis qu'il me distribuerait ses claques indémodables. Je pensais aussi à l'ogre, lointain, qui lui dit : « Vale ! » la mort dans l'âme. À défaut d'être aussi digne que l'ogre, je songeais à parler sans intention particulière, de la même manière que le ferait un robot à qui on dicte un programme.
         Surtout, je comprenais que je n'avais rien compris à rien. J'étais devenue bourreau pour l'amour de mon martyr, puisque je lui connaissais ce goût-là. Or, il s'agissait de cesser de l'aimer ! Pour cela, nul besoin de stratagème, juste d'une rigueur d'esprit à la limite de l'insoutenable. Je me disais souvent : il faut que j'arrête de penser à lui. Mais me dire cela, c'est encore penser à lui !
    ----
         Quand je te parle, j'aboie, quand tu me parles, tu couines.
         Tu ne connais rien au tragique. Tu ne le doses pas lorsque tu me dis au revoir. Lorsque tu me dis au revoir, ta voix pleure de honte.
         Ce n'est pas comme ça qu'on joue le beau tragique.
         Moi, je te trouve impudique avec tes pleurs, voire même indécent, à faire montre d'émotions. Elles te traversent, ou bien, si elles me semblent indécentes, c'est peut-être simplement que tu les juges à propos et que tu les mimes.
         Mais je n'y crois pas : tu fais un bien mauvais acteur. Les émotions ne te siéent pas. Mon prénom n'a rien à faire dans ta bouche grave. Tu surjoues même le réel. Tu n'avais pas besoin d'en rajouter, pourtant, le tragique n'a pas à être lourd : il gagne à ne pas surenchérir : « Je suis tragique ! ». Or, ce que me dit ta voix, quand tu me dis au revoir, avec si peu de naturel, c'est : « Quelle tragédie ! ». Quelle faute de goût ! Et qu'est-ce que mon prénom vient ajouter à cela ? Rien, de la lourdeur vaine ! Je ne suis pas le parangon du tragique, je suis kitsch, parfois, moi aussi, mais tout de même, je n'ai jamais pensé que nous étions assez intimes pour prononcer ton prénom dans nos discussions ! Je n'ai pas besoin d'appuyer mes propos avec ces mots vides de sens. Oui, moi, j'ai cette dignité-là.
         Par ta faute notre tragique est ridicule ; par ta faute, maintenant, je n'ai plus une once d'admiration pour toi : tu m'es superflu. Si je devais te regarder, à nouveau, tu me trouverais laide, car un rictus de mépris me déformerait la mâchoire. Tu as épuisé tout ce que je pouvais trouver en toi d'un seul geste.
         Tu me déçois. Tu nous interdis la fin tragique, la vraie. Tout est burlesque entre nous. Ta voix porte au rire, empreinte d'une telle gravité. Elle comporte une inadéquation de caractère dont tu devrais avoir honte. Ta voix pleure de honte, oui, mais c'est de la honte de tes actes : et ce dont tu devrais avoir honte, surtout, c'est de ton mauvais goût, de ton ridicule et de ce que tu ne sais rien doser ; de ta vulgarité, en somme.
         Je voudrais t'écouter te justifier laborieusement pendant plusieurs minutes, la voix tremblante, pour voir passer dans ton regard, soudainement, cette prise de conscience, quant à elle, oui, tragique (enfin ! Tu n'en es donc pas dénué !), cette prise de conscience qui te fait saisir que la vulgarité, et surtout la tienne, est injustifiable ; qu'elle te frappe de plein fouet, toi qui te croyais élégant !
         À ce moment-là, tu comprendrais que ce n'est pas ton langage, qui, simplement, est vulgaire, car le langage n'est pas vulgaire par hasard : tes pensées sont elles-mêmes vulgaires ; et qu'est-ce qui pense des pensées vulgaires, si ce n'est un être dont la substance est elle-même vulgaire ?
         À ce moment-là, tu comprendrais que ta vulgarité est ontologique et qu'elle n'est donc pas le fruit d'une quelconque maladresse, et qu'à cela tu ne peux rien ! C'est cette stupeur que je veux lire sur ton visage, et j'aimerais même l'y lécher tant elle me serait délicieuse.


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  •         Faute de pouvoir soutenir sa propre bêtise, la vieille porte des bas de contentions. La peau de ses bras pend et gigote au rythme des cahots du bus. Elle a l'air tout à fait folle, à parler seule avec frénésie. Un virage l'envoie valdinguer de l'autre côté du bus, puis elle se rue sur la barrière comme un matelot s'accrocherait à la poupe après avoir manqué de passer par-dessus bord. Regarder par la fenêtre ne la divertit plus, alors elle cherche un nouveau coin pour marmonner. Une autre fenêtre, peut-être.
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          Je crois que dans la plupart des cas où nous sommes témoin d'un méfait - une atteinte à la propriété, par exemple -, ce n'est pas un sentiment de justice qui nous pousse à agir pour réprimer son auteur, mais une envie mégalomane : celui d'être la main qui punit. Est-ce que, lorsque je poursuis l'escroc ou le voleur, ce n'est pas tant parce qu'il est un escroc ou un voleur et que j'ai eu la clairvoyance de le comprendre, plutôt que parce que je veux éviter à mon prochain d'être victime de ses méfaits ? N'est-ce pas pour me prouver à moi-même que je suis assez intelligent pour m'éviter d'être déniaisé de la sorte ?
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         Je me traîne comme un fardeau. Il y a des personnes et des personnes qui se sont tuées pour moins que ça ; des personnes qui avaient du talent et de jolis petits minois mélancoliques. Ils avaient le talent et le petit minois, et pourtant, ils en ont fini. Il ne me semble même pas posséder de pareilles choses, et pourtant… J’ai été bien programmée, car je ne pense qu’à vivre.
         Quand je pense à la fin, j’ai le vertige, alors je divague… Je me dis, peut-être la réincarnation, peut-être l’enfer – car je ne crois pas au paradis, encore moins pour moi - : c’est toujours mieux que le rien. J’accepte mon ignorance avec une extrême complaisance car elle laisse libre cours à mon imagination.
         Moi qui, si fièrement, brandissait mon athéisme, il me fait trembler, maintenant, car je me sens vieillir et ne peux plus me lover dans le confort de ma jeunesse. Je songe à me persuader de quelque dogme délicat pour m’ôter à la mort insoutenable.
         En l’attendant, je me traîne comme un fardeau. Et pour cette attitude, je suis proche de m’exécrer. Ce n’est que par le même instinct de survie qui me pousse à ces fantaisies morbides que je ne m’abandonne pas à la haine de moi-même. Je me hais, mais doucement. Je ne supporte pas mon poids et le regard des autres et ce que j’en imagine d’impitoyable. Ah, dans leurs yeux… Je me vois laide, laide, laide, pire encore, insignifiante, et j’aimerais autant les leur crever ! Leurs yeux ! A qui, au juste ? Je ne sais pas !
         C’est une évidence que j’ai l’outrecuidance d’oublier, ce droit de naissance qui me rend inapte à l’amour. Je ne m’y suis toujours pas résolue ! D’où me vient-il, ce satané droit de naissance ? De mes cordes vocales, qui ne portent pas ma discussion et en désintéressent tout un chacun ? Ou alors, est-ce ma discussion elle-même qui se fait insipide ? Mon regard qui manque d’intelligence ? Mes sourires qui paraissent faux ? Qu’est-ce qui cloche chez moi ?
          J’ai cette impression d’être ailleurs, insaisissable par le commun des mortels. J’observe les autres avec cet air répugnant d’infériorité, admirant leur habilité à converser. Je les vois développer des relations et je me vois demeurer dans cette détestable constance. Je ne souffre pas de solitude. Il m’en coûte, mais c’est peut-être d’un manque de reconnaissance dont il est question. A qui apporté-je du bonheur ? Ne serait-ce qu’à moi-même, je n’y parviens pas. Pourtant, je ne peux pas me résoudre à aller mal ; aller mal, un tas de gens le font déjà. Je vais, simplement et sans but.

         Plus encore, je ne supporte pas mon manque de productivité. A mesure que je n’écris pas, que je ne dessine pas et que je ne cours pas, je dénue mon existence de saveur et la vide de son sens. Ce temps que je n’emploie pas là-dedans, je lui fais une extrême offense, je le consacre à des futilités, c’est à hurler. Le consacrer à des individus malsains lui fait encore plus offense que mon oisiveté.
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           Je n’avais pas pensé à cet aspect du phénomène, jusque-là. Si Emma a demandé à être incinérée, qu’elle n’a pas souhaité de cérémonie, c'est parce qu’elle voulait effacer son existence, tant matériellement que symboliquement. Et moi, qu’ai-je fait de sa mémoire, pendant tout ce temps ? Je l’ai ranimée, encore et encore, par écrits ou simplement en la caressant dans mes pensées.
          Je croyais lui faire honneur, mais je n’ai pas respecté ses dernières volontés.
          (C'est étrange de parler de dernières volontés quand leur attribut est une adolescente de seize ans.)

           (Maintenant que j’écris, c'est comme si je respirais à nouveau. J’ai demeuré dans une telle privation d’oxygène que chaque bouffée m’est, quoique revitalisante, douloureuse.)

            J’ignore s’il est de choses qui ne m’échappent plus, désormais – et ce désormais, c'est la personne qui est moi-même et qui est profondément changée ; qui, en conséquence, ne sait plus tellement ce que c'est que « je ». Peut-être qu’à l’époque, je remarquais d’autres choses ?
           Ces derniers temps, je ne sais même plus ce que c'est, « ces derniers temps ». Je me sens étrange. Je pourrais aussi dire que je me sens folle, dépassée par le flot de pensées qui se succède sans s’essouffler dans ma tête. J’ai l’impression de ne plus rien contrôler et de ne plus rien pouvoir affirmer de ce que j’étais avant.
           J’ai l’impression d’être née, ces derniers temps.
           Celle que j’étais m’est bien plus étrangère que ce que les autres sont. J’ai oublié le principe qui régissait mon esprit à l’époque. Il me semble que tout était bien plus calme et simple, que les pensées ne me tambourinaient pas dans les tempes. Il m’arrivait souvent de ne penser à rien, paisible - condition qui est fort éloignée de la mienne maintenant. Ma condition est à double tranchant : avec le caractère intrusif de mes pensées, de nombreuses informations sur le monde extérieur me parviennent ; cependant, l’encombrement dans ma tête désinhibe ma parole et me fatigue.


           Peut-être que je trouve simplement étrange d’être en ayant conscience de sa finitude. Je vis si intensément que j’ai l’impression de vivre mes derniers instants.


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  • Oh ! Vil albatros, effrayé du feu jadis,
    se plut à goûter de sa charmeuse morsure :
    son plumage vif, un formidable délice !

    De ses ailes obscures, ce funeste augure
    reçoit les audacieux osant l’approcher
    de grâce ; soit pour le haïr, soit pour l’aimer.

    Séduit par ce mal, il renonce à la raison :
    sa majesté mène une vie d’impulsions !
    Le prince des nuées ? Croulant sous les huées !

    Dans son crâne de moineau rien n’est plus sensé
    Que l’extase ! Pour sa gloire, l’oiseau son commis,
    Tout haut proclame le chaos et l’anomie !

     


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