• En moi l'amour pourri

        Le fil des jours, ces derniers temps, me portait à une évidence : j’étais sauvée. L’amour des autres, et plus encore, celui que je me sens capable de leur porter, m’ont sauvée de la maladie.
          Les autres, c’était mes proches, mais aussi beaucoup de nouvelles rencontres. De nombreux inconnus se sont avancés vers moi, m’ont tendu la main. Et avec des gentils mots, petit à petit, ils m’ont soignée, moi qui me présentais comme malade. Ces mots-là c’était trois fois rien et tellement à la fois, des mots anodins que l’on peut adresser un peu à n’importe qui, lesquels, pourtant, ont lavé mon cerveau de la crasse qui s’était incrustée dans ses ridules à cause d’autres mots, ceux-là beaucoup moins gentils. Être sauvée par mes proches, cela faisait sens, puisqu’il s’agit de relations qui confèrent une sécurité inédite, dans lesquelles j’ai moins le besoin de me prouver ; mais vis-à-vis de ceux que je ne connaissais pas, c’était un formidable saut dans l’inconnu.  Un saut qui porte à croire : l’amour existe encore. Il y en a tant à vivre. Il irrigue chaque rue, chaque appartement, chaque soirée, il est dans les montagnes, les champs, les vallées. Il est dans les rires, dans les danses, dans les regards, dans les pleurs et dans les cris. Dans l’écriture, le dessin et la musique. L’amour est là. Il est en toi, il est chez les autres, il est partout. Et il ne demande pas des efforts surhumains, ou de souffrir le martyr des mois plus tard, pour s’offrir.           
        Tout ne tenait pas aux autres. Je crois que ce qui me sauve, plus encore que d’être aimée et de recevoir l’attention des autres, c’est de sentir que je peux le leur rendre. Que je peux le leur rendre même en mille fois plus fort. Il déborde de moi, hors de contrôle, et j’aimerais hurler ma reconnaissance au monde entier, à Lyon et ses surprises, à mon chat, à mon père, à mon colocataire, à tous ceux qui m’ont vue me traîner, me plaindre, perdre mon éclat, et qui ont continué de croire en moi, et de voir par-delà ma ruine la personne que j’étais et que je pouvais être – qui ont fait ce que je n’étais plus capable de faire pour moi-même - ; qui m’ont laissée pleurer dans leurs bras, qui m’ont pris par la main avec cette légèreté, moi qui ne me sentais plus de donner aux autres, l’air de dire : « Viens, viens par ici, il y a quelque chose à voir et à vivre, et j’aimerais que ce soit avec toi. ».    
        Forte de cet amour je me sens désormais d’en donner des montagnes.     

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        Il y a quelque chose d’irrésistible et de terriblement commun dans l’acte d’aimer ce qui n’est pas fait pour l’être. J’espère en perdre le goût avant d’en perdre la tête. 

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        L'absence de mon amour pour toi ne changerait rien à la face du monde. Elle ne produirait d'effets que dans ma tête.
        Solitude. Epaisse, la solitude.

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        Junsee voulait plus que tout trouver de la poésie ailleurs, mais elle n’y parvenait pas. La non-nécessité de ce qui lui était arrivé la frappait, l’anesthésiait à toute nouvelle émotion. Ce qui marchait sur elle, c’était la drogue, la musique et les jolis paysages. Les autres, pas tellement. Elle s’y intéressait peu. Lorsqu’elle ne pouvait pas se distraire avec la drogue, la musique ou les jolis paysages, elle allait quérir la compagnie des autres, car c’était toujours mieux que d’être seule face à elle-même.      
        Quand elle était seule, c’était toujours la même rengaine :   
        Pourquoi ? elle se demandait. Ce qu’il lui avait fait, ce n’était pas le pire que l’on puisse infliger à un être humain. Pourtant, il lui semblait que c’était le pire que l’on puisse lui infliger, à elle. Il ne lui avait pas porté le coup le plus vilain qui soit, enfin il l’avait porté sur une plaie béante. Et ça faisait mal, démentiellement. Elle ne s’était jamais reliée, auparavant, à cette souffrance-là ; celle qui est déclenchée par un évènement unique, et qui refuse de disparaître, qui tourne et retourne dans la tête jusqu’à moisir, et ultimement, menace l’intégrité psychique. C’était toujours une situation globale qui avait eu raison d’elle, jusque-là, ce moment où l’on fait le tour des grands thèmes de la vie et qu’on se dit : eh bien, je n’ai pas d’avenir professionnel, je m’ennuie avec mes amis et je ne fais pas de rencontres, je crois bien que personne ne m’aime, je n’ai plus d’argent, je ne m’intéresse plus à mes passions et je ne me sens capable de rien ; oui, j’ai bel et bien une vie de merde ! Elle savait, pourtant, que ce n’était pas le pire qu’il puisse lui être infligé ; il lui venait des millions et des millions d’afflictions plus terribles que la sienne. Elle n’y voyait pas la perspective d’un soulagement prochain, mais celles de nouvelles souffrances, plus grandes encore, des qu’elles ne pourrait supporter sans songer en permanence à se donner la mort. Ça n’avait strictement rien de réjouissant.         
        En réfléchissant assez longuement, elle trouvait des éléments de réponse à ce « pourquoi ? ». Pourtant, elle y revenait toujours : pourquoi ? A chaque fois insatisfaite par les multiples réponses qu’elle fournissait. Il y avait des schémas de pensée qu’elle identifiait, mais quel cheminement de vie pouvait conduire un être humain à se comporter de la sorte ? A ce pourquoi-là, elle ne pouvait répondre que de manière lacunaire. Elle connaissait peu son passé. Tout au plus avait-elle observé quelques comportements qui l’avaient alertée sur son rapport aux autres.           
        La question perdait son sens en permanence, jouait pleinement son rôle de déictique. Pourquoi quoi, d’abord ? Parfois, elle se rendait compte que la question lui était dirigée. Pourquoi est-ce qu’elle continuait de se sentir aussi mal ? Pourquoi, malgré tous les soins qu’elle accordait à son cerveau, celui-ci refusait d’être réparé ?        
        Comme il était question d’elle-même, elle avait pléthore d’éléments de réponses à sortir de sa mémoire. Mais la réponse ne brassait pas des sujets qui la réjouissaient. Elle y avait déjà pensé, ce n’était pas qu’une question de fainéantise ; ça l’ennuyait, surtout. Après ce pourquoi, c’en serait un autre, et ça n’en finirait jamais. Il lui vint l’idée que ces « pourquoi » ne se multipliaient pas faute d’éléments de réponse, mais plutôt parce que la douleur, décidément, ne cessait pas ; un esprit cartésien comme le sien, machinalement, cherchait davantage d’explications à ce phénomène. Mais tout ne répond pas à un principe de cause à effet, dans un cerveau. Parfois, il s’agit simplement de savoir accuser le coup.         
        Elle jeta un œil par la fenêtre du train. Des paysages monotones défilaient. Parce qu’elle en voyait beaucoup, même les champs de tournesols avaient cessé de l’émerveiller. Il lui fallait autre chose à penser. Quelque chose de concret, quelque chose qui avance.         
        Elle pensa à la drogue. Il y avait quelque chose d’un peu humiliant à ces pensées-là. C’était comme de penser au sexe. Primaire. Facile. Elle préférait les sujets que les autres évitent d’ordinaire, comme le suicide ou la merde. Mais elle devait bien admettre qu’elle avait rarement honoré ce sujet-là. Quand elle y pensait c’était surtout en rapport avec les autres, pour constater à quel point ils aimaient ça, la drogue, et combien ça les aliénait. Parfois, ces gens-là entretenaient une relation beaucoup plus intense et régulière avec ces substances qu’avec quoi ou qui que ce soit d’autre. L’histoire de l’humanité, en somme. Elle trouvait l’idée étrange.              
        Pour l’heure, à Junsee, ça lui faisait du bien, la drogue. Justement, il y avait quelque chose avec la drogue et les « pourquoi ? » : c’était qu’ils disparaissaient comme si jamais ils n’avaient hanté son esprit. Une petite trace, un carton ou un champignon, et ils partaient. Sans prévenir, elle n’en prenait conscience qu’en riant aux éclats, ou en s’émerveillant de la beauté de ce qu’elle voyait – de jolis paysages - et écoutait – de la jolie musique. Là, sur terre, dans le moment ; pas dans des projections spirituelles qui n’en finissent pas, des « pourquoi ? », des « qu’est-ce que je vais faire la semaine prochaine ? », « comment être heureuse ? » ou que sais-je. De ça elle n’en pouvait plus. Et la drogue éteignait cette partie là d’elle, qui, d’ordinaire, la poussait vers l’avant, mais qui depuis quelques mois, la poussait dans les bras de la maladie.
        Ce soir-là, dans la montagne, à près de deux mille mètres d’altitude, elle regardait les étoiles bouger avec amour. Elles frétillaient pour la saluer gentiment. A ses côtés deux ou trois personnes à qui elle aime adresser la parole, et dont la discussion la porte parfois à rire aux larmes. Pour autant, elle n’était pas exempte de pensées vis-à-vis de ce qui la préoccupait… Simplement, ces soucis devenaient factuels ; elle les acceptait, arrêtait de les questionner, alors au comble du bonheur, sous les étoiles, elle avait pleuré, et en même temps elle souriait, aux étoiles et à ces personnes qui se trouvaient à ses côtés et dont elle aimait la compagnie. C’était d’une simplicité…
        Et puis, le lendemain, elle rentrait chez elle épuisée et la simplicité disparaissait. Chaque jour elle devait travailler à la récréer pour ne pas plier sous les « pourquoi ? ».

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        L’Albatros est triste lorsqu’il ne peut pas aimer, et gai lorsqu’il peut aimer.     
        Lorsqu’il se sent aimer, par son regard, ses mots ou son rire, il se sent croître… Il a l’espace de déployer ses ailes sans déranger personne. Et il est si heureux, si terriblement heureux qu’il se sentirait de mourir ici et maintenant ; il songe que cette épiphanie donnerait une belle conclusion à sa vie.  Attendre la prochaine, c’est prendre le risque qu’elle ne vienne jamais, alors… Il regarde le précipice avec amour, tout en bas les arbres lui tendent les bras. Et puis d’autres jours viennent avec d’autres épiphanies, des aussi belles et même des meilleures, et il se réjouit d’être encore là pour les vivre.           
        Lorsqu’il se sent incapable d’aimer, il s’en veut terriblement, se sent décroître. Du mieux qu’il le peut il replie ses grandes ailes sur lui-même, et la compression lui donne une drôle de démarche, un peu idiote, et boiteuse. Cette condition n’améliore guère sa proprioception et souvent, lorsqu’il marche, il voit ses pattes aller un peu plus à droite ou à gauche que ce qu’il visait, percuter des objets, comme des poteaux ou des barrières, ou bien d’autres bêtes, lesquelles, par chance, acceptent ses plates excuses. Il se met automatiquement dans cet état lorsque quelque chose cloche chez une bête. Plus fort que lui. D’abord, c’est une émanation étrange, discordante, qui le met mal à l’aise, et bientôt, il voit nettement : le malheur circule dans leurs veines comme le sang - pauvres bêtes ! Elles n’ont rien à lui apporter, et lui non plus, et cette situation-là le déchire. Il sent l’amour en lui pourrir. Son amour n’a plus de sens dans ces circonstances. Il lui faudrait s’en vider pour se remplir d’un sentiment de circonstance… Dégoût, mépris, indifférence… Il n’y parvient jamais. Il résulte du mélange de ces substances une mixture fiévreuse… Il se l’imagine rouge pâle, sous la forme d’un steak ; un steak oublié sur le plan de la cuisine, qui commence à être rongé de petites nuées de champignons verts et blancs. Forcément, qu’il le supporte mal, son steak moisi. Il pleure, mais ce n’est pas pareil que d’ordinaire, parce qu’il pleure surtout de rire et de joie ces derniers temps. Cette fois-ci il pleure comme s’il pouvait y passer des heures, comme s’il fallait à tout prix que ça sorte : des larmes de steak moisi.      
        Les jours d’après il se traîne, attend son sort : aimer ou ne pas aimer ? Bonheur ou malheur ? Les deux lui reviennent.       


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