• Petit bout de nous

         Adéquation de moi-même dans les récits d’une autre, bien plus sordide que les miens. Qu’est-ce qu’il m’est arrivé de si terrible ? J’ai été agressée, j’ai été violée, et puis, j’ai été trahie quand je croyais enfin pouvoir goûter à l’insouciance – être aimée, respectée. Mais enfin je n’ai pas été victime d’inceste, je n’ai jamais rien vécu d’une telle intensité, du moins je l’ai vécu à la 3ème personne, ce n’est pas moi qui suis morte, mais deux personnes que j’aimais.

    [...] Je m’expose, avec ce livre qui ne peut pas aller bien au-delà de mon questionnement personnel, de ma biographie, à ce que ceux et celles qui le liront y puisent des particules qu’ils utiliseront hors du contexte de départ. Mes propos seront interprétés, déformés, délirés. Ils se combineront avec d’autres idées. C’est la seule façon qu’a la pensée de se reproduire vraiment, pas par rhizome ni racine mais par une pollinisation aléatoire. (Triste Tigre, Neige Sinno)

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          Emma, est-ce que c’est ce qu’il se passe dans ma tête en ce moment, qui se passait dans la tienne depuis ta naissance ?
         Est-ce que tu avais la sensation que rien n’avait de sens ou d’importance ? Tu grapillais ton bonheur de ci de là, il se faisait ingrat, et très rapidement, ça n’a plus suffi, et tout ce temps que tu avais devant toi est simplement devenu la perspective d’une torture interminable. Seize ans. Tu étais jeune, trop jeune à ton goût. Il aurait fallu meubler tout ce temps, tout ce temps qui n’était que souffrance. Comment ? Tu t’essayais à de nouvelles activités, tu parlais à de nouvelles personnes, mais ça ne prenait jamais longtemps. Moi, tu m’aimais, moi, tu m’admirais, j’étais un de ces moments de répit - je t’aimais aussi, mais comme une adulte, c'est-à-dire que je ne m’employais pas activement à te sauver - ; et puis, très vite, je suis partie, et tu t’es retrouvée toute seule.
          Il te restait tant à vivre, et c’était bien le problème – tu n’en avais pas envie, pas plus que tu n’avais la foi d’attendre. Après, après, il fallait toujours penser à l’après, « ça ira mieux un jour », plus tard ; toi, c’est maintenant, que tu voulais vivre, et si ce n’était pas maintenant, eh bien, tu l’as décidé, ça ne sera plus jamais, jamais !
          Oh, Emma, que tu es radicale ! Avec une radicalité pareille, et comme une résilience – peut-on décemment parler de patience quand il s'agit d'avoir celle de souffrir tous les jours… -, tu aurais vécu de grandes et belles choses, si tu t’étais permis d’être ici, j’aime à penser que tu aurais cassé plus d’une vitre ; quel gâchis, toute cette radicalité tu l’as placée dans un nœud ; mais puis-je t’en vouloir ? Longtemps je l'ai fait, mais par moments je te comprends, par moments, à moi aussi, le nœud me semble avoir plus de sens que la vitre cassée.
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          Et je crains de t'avoir cristallisé ; je ne peux que constater l'attrait des autres à mon égard - il est de gens qui me veulent dans leur vie.            
          J'aimerais qu'ils comblent le vide que tu as laissé :  
          Pourtant jamais ils ne prendront ta place. Je te la garde vacante           
          Encore un peu, le temps d'oublier mon amour pour toi - fort, si fort, mais vain :          
          Tu restes et resteras cruellement absent.       

      Dans les textes de littérature médiévale souvent l'objet de l'amour s'efface ; c'est davantage des sentiments de son auteur dont il s'agit. Le corps de l’être aimé se noie parmi une masse de corps identiques, beaux, roses, doux, fins, autant de mots qui ne ramènent à aucune singularité. Son corps, a priori le seul à exciter les passions de l’auteur qui le désire, se fait analogue, devient celui de tous. L’auteur procède par séduction également, puisqu’il prend en compte l’intérêt du lecteur, qui s'identifie aux sentiments, pas aux individualités qui les ressentent.      
      Ce n’est pas de l’être aimé dont il s’agit, mais plutôt de l’écrivain, ou « être aimant ». 
     Vois-tu, aujourd'hui, je me sens d’humeur généreuse. J’ai envie de parler de toi davantage que de moi. Et je ne veux pas le faire comme une personne aveuglée par sa rancœur et sa déception, ou meurtrie par l’absence – j’ai déjà donné là-dedans. Deux mois après notre rupture, je voudrais être capable de te restituer plus fidèlement, sans m’embarrasser de ces sentiments-là. Peut-être que je voudrais simplement parler de toi avec amour. Comme j’avais déjà commencé à le faire, mais sans appréhensions, cette fois-ci : mes craintes se sont confirmées – ce qui veut dire, rien à craindre de supplémentaire. Je me dis que tu me liras sûrement, que tu seras flatté de m'intéresser encore, et un peu effrayé, ce qui me déplaît ; enfin tant pis. Lorsqu'on écrit, on choisit toujours de construire ce que d'autres conservent à l'état latent. L'écrivain s'illustre par un dialogue sourd et asymétrique : il est éminent car lu, et vulnérable pour les mêmes raisons, toujours dans une mise en scène ambivalente.     
      Tout tient au regard du lecteur. C'est lui qui décide si l'écrivain le fascine ou lui inspire de la pitié. En somme l'écrivain se trouve à sa merci. 
      Chaque fois que j'ai écrit sur toi - et c'est arrivé très tôt -, je me suis donc mise dans une position de subordination. Double, puisque je donne à voir mon intériorité à un lecteur qui est également mon sujet, sinon mon destinataire. C'est ingrat, d'écrire, on voudrait simplement cracher ses tripes, et on se retrouve aux prises avec des rapports de force que l'on voudrait ne rien avoir à faire avec l'amour. Tu avais choisi d’en faire une qualité, toutefois : tu m'avais confié que l'écriture faisait partie des choses que tu préférais chez moi. Je doute que ce soit toujours le cas ; maintenant, tu me préférerais absente et silencieuse, mais je ne peux décidément pas m’empêcher de l’ouvrir.     
      Je crois n'avoir encore jamais écrit sur toi comme j'ai écrit sur Emma - jamais comme d'un mort, en somme. Ces êtres qui nous quittent prématurément sont inévitablement mythifiés, leur caractère éphémère nous marque, et tous les moments, surtout les plus anodins, jadis impropres à procurer de la joie, deviennent des paraboles d'une valeur inestimable. L'absence crée la rareté, hypertrophie l’émotion.            
      Le parallèle entre Emma et toi s’est naturellement imposé à moi, mais il me dégoûte prodigieusement. Trop facile, et impertinent. Emma s’est donné la mort ; toi, tu t’es retiré de ma vie de ton propre chef, et maintenant, tu vis la tienne. Ces deux situations n'ont rien en commun.
      Et pourtant…
      Emma et son bâton de majorette, dans le jardin, sous un soleil de printemps - elle a très précisément quatre mois de plus que toi : coïncidence, vous êtes tous les deux du premier - et à ce moment, elle n'en a plus que six à vivre avant de se donner la mort. Le bâton tournoie dans les airs, elle pivote, agile, réceptionne le bâton - l'instant d'après, elle relance le bâton. Il tombe par terre. Emma est partie.   
      Qui l'eût cru ? Sous le soleil, pleine de vie, maintenant grande poussière dans une urne... Toi, pendant longtemps tu as voulu suivre le même chemin, et puis, tu as choisi de rester... Après un travail de longue haleine, tu t'es surpris à croire que la vie pouvait être douce, qu'il y avait un peu de plaisir à prendre... Juste un peu… Et que tu pouvais, je ne sais pas, espérer une sorte de rémission vis-à-vis de ta condition ; après avoir tant cherché à mourir, tu commençais à trouver comment vivre.          
      Je ne te connais pas, finalement. La marge d’erreur est grande. En comparaison, parler d’Emma est d’une simplicité confondante. Elle ne reviendra pas d’entre les morts pour me reprocher d’écrire des conneries sur elle. Toi, tu es vivant, mais ce bonheur m’oblige à faire plus attention.
      Est-ce que tu as pris beaucoup de plaisir dans la vie ? C’est compliqué de le savoir. Sur toutes les photographies que tu m’as montrées de toi, tu arborais très souvent un gigantesque sourire, niais, presque idiot, mais touchant (je ne m’étais pas fait la réflexion auparavant, est-ce que tu as une grande bouche, pour faire d’aussi grands sourires ? Je ne parviens pas à en être certaine). Tu m’as montré assez fièrement des centaines de photographies de la vie que tu menais. Tu fumais des joints, tu gobais un carton de LSD ou un taz, avec, en fond sonore, un petit peu de musique sur une enceinte, et tu t’installais sur une chaise de camping, guinguette sous le soleil, avec des montagnes pour compagnie. Avec quelques amis, parfois, mais en trame de fond, une solitude épaisse te colle à la peau. Tu tentes de te tuer, de nombreuses fois. Alors pourquoi est-ce que sur ces photos, tu souriais tout le temps ? Moi, lorsque j’ai envie de mourir, je souris peu, soit parce que je pleure beaucoup, soit parce que je ne ressens rien qui me porte à croire que la vie en valle la peine. Mon corps entier se trouve investi par ce sentiment et je ne prétends pas le contraire. Je ne le peux pas. J’ai essayé une fois, au collège, d’être quelqu’un que je n’étais pas, et tout le monde m’a haïe encore plus, donc je n’ai pas réessayé depuis : c’était vraiment ingrat de m’attirer davantage de foudres alors que je fournissais des efforts pour être quelqu’un d’autre, quelqu'un de moins détestable, de plus socialement alerte. J’ai toujours admiré ceux qui avaient ce contrôle là sur eux-mêmes et sur autrui, car ils peuvent conserver un lien social relativement neutre, sortir de leur assaisonnement dépressif par les autres.        
      Le corolaire de cette attitude, c’est que tu faisais. Beaucoup. Vingt ans, et tu me semblais avoir vécu bien plus d’expériences que moi. Je ne me suis découvert une ardente envie de voyager que récemment. Lorsque je raconte que j’ai fait ma première free party cet hiver, on me demande, interloqué, quel âge j’ai : vingt-quatre ans, ils s’interloquent, vingt-quatre ans ! qu’est-ce que tu faisais avant ? tu étais dans le coma ? Toi, tu baignais là-dedans depuis tes quatorze ou tes quinze ans – bien trop tôt, évidemment. Enfin, au moins, toi, même si c’était souvent des choses peu recommandables, tu faisais.  
      Je me souviens très bien de mon enfance et de mon adolescence, car je l’ai écrite. Elle est presque intégralement consignée dans mes journaux. Voilà une chose que je faisais, et que je fais toujours : écrire. En fait, c’est une activité qui appartient davantage à celle que j’étais avant. Je vivais peu dans le réel. Je préférais les gens derrière leur ordinateur. Le reste me faisait peur, je m’en dissociais ; lorsque je rencontrais quelqu’un, mon premier réflexe était d’éviter la confrontation, pas de créer du lien. Ce qui me rassure, c’est que celle que j’étais alors m’a prédisposée à devenir celle que je suis maintenant, celle qui ose et fait, autant que toi tu faisais pendant ton adolescence, quoique plus raisonnablement, parce qu’avant tout, je veux prendre soin de moi-même.    
      J’ai cru comprendre que toi aussi, tu avais eu ton lot en matière de persécution, mais étrangement, comme j’ai pu le connaître à Montluçon, avec mes camarades de classe qui me harcelaient et ceux de la classe en-dessous qui m’admiraient. Ça te prend, par moments, d’être comme je l’étais par le passé, de ne pas te synchroniser aux autres, de rester seul à ne rien faire, mais je crois que tu parviens toujours à redevenir celui dont je suis tombée amoureuse, qui est avenant et au service des autres. Du moins, c’est ce que j’aime à penser, et ce que je te souhaite. Cette personne-là, je ne l’ai connue que pendant trois semaines, puis par intermittences, puis plus du tout. Tu n'es pas quelqu'un de facile à connaître. Je me demande si tes amis te connaissent ; s’ils ont essayé d’estimer quand est-ce que je dégagerais, la première fois qu’ils m’ont vue.          
      Je t’ai fait confiance très vite. Ta gentillesse m’y portait. J'aimais terriblement quand tu riais - c'est lointain, maintenant... qu'est-ce que tu racontais ? Peu importe. On était dans ta chambre, tu riais, presque à chaque fin de phrase, ta voix s’envolait. Je me disais : quelle vivacité ! Je restais suspendue. Tu avais cette manière de prendre l'espace : tu étais là, ici et maintenant, ta seule présence emplissait pour moi la pièce de mille distractions ; il n'y avait que toi et pourtant tellement à voir et à entendre, il n'y avait que toi et pourtant c'était jour de fête ! Je pouvais rester là à t'écouter parler pendant des heures de qui tu étais par le passé et de ce que tu étais devenu. Tu étais fier du chemin que tu avais parcouru. A ce moment-là je me sentais exactement à ma place. Il n'y avait nulle part où j'aurais préféré être, et, en rétrospective, c'était un sentiment d'une plénitude telle que je ne pouvais espérer qu'il soit partagé. Je n’en ai pas besoin. Tel que tu es, tu es capable de procurer de la joie à ceux qui t’entourent. Je voudrais qu’il n’y ait rien d’autre à retenir, que cet instant soit pris pour lui-même, sans corruption. Suspendu. De la beauté pure, engendrée par nos corps ; de l’amour.            
      J’ai cette obsession pour le beau qui me fait refuser le prosaïque, la lucidité terre-à-terre et sans poésie de mes amis et de mon père, celle qui résumerait ce texte à une ou deux phrases, type : nous étions deux gamins incapables de s’aimer sans se déchirer, cette histoire n’a rien de remarquable, traite d’un amour qui n’est pas véritable. Effectivement, ce huis-clos a rapidement perdu en couleurs, et il est d’usage de considérer que ce qui n’a eu de valeur que sur un court laps de temps n’en a en réalité jamais eu. Mais je n’ai plus besoin du réconfort factice de ta dégradation pour supporter ta perte et la considérer comme un bienfait.          
      Sur le canapé je m'enroulais autour de toi pendant que tu jouais aux jeux-vidéos. Hier, dans le bus, j’ai remarqué un gamin qui ne devait pas avoir deux ans assis de la même manière sur sa mère, la tête sur la poitrine, une peluche à la main, endormi, insouciant, exactement comme moi à ce moment-là. Un jour, tu m'as sortie de ce sommeil pour m’écarter de toi comme un cancer, excroissance bénigne devenue létale. Peu importe l'amour. Il n'est pas question d'amour. C'est ce que tu sembles croire.       
      La mère caresse le crâne de son môme endormi, Tristan la mienne. Il y a peu de place sur le lit dépliable, nos jambes sont entremêlées. Ses mains sur ma peau sont d’une douceur inouïe ; ce sont véritablement les mains les plus douces du monde, et j’ai le bonheur d’en connaître le toucher. Rien de sexuel là-dedans, une simple envie de faire le bien et de le voir apparaître sur mon visage, précisément. Je somnole et je ne suis pas loin de lui répondre n’importe quoi. Il continue de me parler, pourtant. La vision que je me fais de l’amour, c’est plutôt celle-là.   
      Y a-t-il quelque chose d’autre à raconter ? Y a-t-il déjà eu quelque chose à raconter ? C’est un petit bout des autres, un petit bout de toi et un petit bout de moi ; un petit bout de pas grand-chose, en somme, dysharmonie parmi les dysharmonies. Je peux le dire : c’était au moins une dysharmonie plus jolie que les autres.
      Il faut aborder un autre sujet, maintenant. Ecrire d’autres aventures, un mémoire, un roman, ou bien faire quelque chose d’une nature différente, peindre, ou apprendre à coudre.  


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