• La liberté sexuelle comme immoralité (Part 1)

             Dans les milieux féministes dont je fais partie, la liberté sexuelle est une valeur fondamentale. Il s’agit d’un terme englobant qui correspond au droit de disposer de son corps dans le cadre de relations sexuelles et amoureuses. La liberté sexuelle peut être liée à l’orientation sexuelle – ce peut être le droit d’avoir des relations homosexuelles par exemple - et aux pratiques du sexe en général – le droit d’avoir de multiples partenaires, de pratiquer le BDSM, d’être TDS, etc… La plupart de ces activités ont été les vectrices d’exclusion sociale par le passé, et le présent garde les vestiges de cet opprobre. Cette exclusion était parfois encouragée par la loi et la science, avec la pénalisation de l’adultère ou l’inscription de l’homosexualité et de la transidentité en tant que maladies dans le DSM. A ce titre, si la liberté sexuelle est encore loin d’être acquise, elle constitue une avancée indéniable en termes de droits humains.

              Pour autant, je suis critique de certaines manifestations de la liberté sexuelle en tant qu’elles peuvent aussi nuire au bien-être des individus. Je ne suis pas en faveur d’une liberté sexuelle totale et préconise plutôt une éthique du sexe – car il n’y a aucune raison que la sexualité soit la seule sphère de la vie exempte d’éthique, bien au contraire.

    1. Préférer la quantité à la qualité passe nécessairement par un mépris (quoique souvent consensuel) de ce qu’est l’autre.

           Je vise ici des relations dont l’intérêt est essentiellement sexuel, dont la durée et la fréquence sont variables, mais qui sont généralement sporadiques ou courtes. La perspective de ces relations peut être envisagée de deux manières : soit les deux partenaires, de commun accord, limitent leurs relations à des services sexuels ; soit les partenaires n’ont pas les mêmes optiques, et l’un des partenaires a un attachement émotionnel que l’autre n’a pas.

           La seule chose que l’on peut reprocher à la première posture, c’est qu’elle consiste à traiter l’autre comme un moyen. Que ce regard soit consensuel n’induit pas, selon Kant, que la relation entretenue soit, en tout et pour tout, morale ; au contraire. Une des maximes de Kant dans Les Fondements de la métaphysique des mœurs est la suivante : « Agis de telle sorte que tu traites l'humanité aussi bien dans ta personne que dans la personne de toute autre toujours en même temps comme une fin et jamais simplement comme un moyen. » La maxime ne se limite pas aux relations dont je parle : elle vise toutes les relations d’exploitation qui dénient aux individus leur statut de fins.
            Je comprends la maxime de Kant comme une métonymie. Ce ne sont pas les autres qu’il faut considérer comme des fins, c'est-à-dire prendre pour objectifs : ce serait un contresens ; il s’agit de comprendre chaque individu comme étant en poursuite de ses fins propres. Cette poursuite s’effectue avec une telle vigueur que l’individu s’apparente lui-même à une fin.  
            Les fins ne sont pas les mêmes d’un individu à l’autre, mais Kant pense que nous en partageons tous.tes une : le bonheur. Ainsi, lorsque Kant préconise de traiter les autres en tant que fins plutôt qu’en tant que moyens, il invite le lecteur à considérer tant son bonheur propre que le bonheur des autres. Or, si Kant met en opposition les termes de « fins » et de « moyens », c’est parce qu’ils s’excluent l’un l’autre ; autrement dit, il n’est pas possible de considérer les fins des autres – et leur bien-être - si on les traite comme moyens de plaisir sexuel.

            Avec cet œil kantien, la première posture de relation, dans laquelle les partenaires se voient exclusivement et mutuellement comme des moyens sexuels, n’est éthique qu’en apparence. Les deux partenaires voient en l’autre la possibilité de leur épanouissement sexuel – ils voient leur partenaire comme moyen sexuel –, mais ils méprisent en même temps l’épanouissement sexuel qui n’est pas le leur – puisqu’ils ne les prennent pas pour fins. Tout du moins, si l’épanouissement sexuel de l’autre est pris en compte, c’est parce qu’il est lui-même pris comme moyen de l’épanouissement sexuel propre. Par exemple, procurer du plaisir à mon partenaire peut m’exciter sexuellement et favoriser ainsi mon plaisir sexuel.
            Là encore, on pourrait se demander quel est le problème : tout le monde semble y trouver son compte. J’objecterai que le désintérêt des fins d’autrui peut tout à fait pousser à leur contrevenir : cette posture égocentrée ne prête pas à l’écoute des besoins respectifs. Dès lors, si aucune frustration ne ressort de ces relations, c’est par un heureux hasard ou en vertu de leur caractère éphémère, et non parce que les partenaires auront pris certaines dispositions pour avoir une relation saine.
            J’objecterai également que le désintérêt des fins d’autrui n’est jamais entièrement symétrique ; que certains préconiseront dans ce type de relation une indifférence totale, tandis que d’autres apprécieront un minimum de communication liminaire ; ce désintérêt se manifeste donc à des degrés différents et de manières différentes (chacun ayant un fonctionnement singulier), et un tel contraste peut également favoriser le mal-être des partenaires.
           
            La deuxième posture de relation, dans laquelle un partenaire développe un attachement émotionnel non réciproque, me semble, sans équivoque, garante de mal-être. L’attachement émotionnel rencontre l’indifférence son antipode : l’égo n’est pas satisfait et il en découle une douloureuse frustration.
            J’ajouterai que si le consentement sexuel est souvent perçu comme l’unique condition de possibilité de relations sexuelles, il n’est pas possible de s’y limiter : le consentement sexuel est seulement le garant d’une relation sans abus sexuels, et plus encore qu’une relation sans abus sexuels, je souhaite aux humains d’avoir des relations épanouissantes.
            Le consentement n’est pas uniquement sexuel, c'est-à-dire qu’il ne se cantonne pas à l’autorisation de performer un acte sexuel, même dans le cadre de relations humaines gravitant autour du sexe. Le CNRTL définit le consentement comme « L’acte libre de la pensée par lequel on s'engage entièrement à accepter ou à accomplir quelque chose », et ne précise à aucun moment ce à quoi le consentement se rapporte, corroborant la vision d’un consentement multifacette. Nous sommes traversés par de multiples désirs vis-à-vis des individus qui nous entourent, et leur traduction dans la sphère relationnelle prend la forme d’un consentement mutuel. Cependant, lorsqu’on cantonne le consentement au consentement sexuel, on choisit délibérément d’ignorer toutes les autres formes de consentements et de désirs qui peuvent s’inscrire dans nos relations, aussi utilitaires soient-elles. Si je m’accorde avec mon partenaire quant au consentement sexuel, mais que je désire un minimum de communication avec ce dernier et qu’iel n’y consent pas, j’expose la relation à un certain mal-être : pour mon partenaire, celui de ne pas avoir l’attachement émotionnel nécessaire pour combler mes attentes ; pour moi, celui de ne pas voir mes attentes comblées, ainsi qu’une blessure de l’égo.  


  • Commentaires

    1
    Aerdna
    Vendredi 15 Octobre 2021 à 08:25
    A quand la suite de ce développement ? :) Très intéressant en tout cas !
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