• Dysharmonie 3 - Le Moineau vivra (Part 2)

        [Non, ce n’était pas encore fini, loin s’en faut : châtiment sisyphéen, chaque jour il devait effectuer le même cheminement dans sa tête pour accepter la situation. Mais, à la différence de Sisyphe, chaque jour, il avançait un peu plus sur la montagne, et retombait un peu moins.         
        Les jours passent, chacun différemment du précédent. Ses amis l’Eléphant et le Lapin lui répètent que le temps fera son travail et ils ne mentent pas. Le temps fait son travail. Il y a quelque chose de triste à cette idée ; celle que l’on peut se passer de n’importe qui, même les personnes qui nous étaient les plus chères, seulement à mesure des jours. Comme une petite mort. On se fait inévitablement à l’absence de ce qui n’est plus ; le refuser, c’est se condamner à périr avec ses souvenirs. Or, il convient de vivre.]

       Contre toute attente, il ne quitta pas l’abîme indéfiniment ; il allait et venait, faisait sien ce royaume obscur. Dans les arabesques bientôt il devina surtout de l’amour.  Il ne trouvait pas sa pénitence dans la haine de la Mangouste, ou dans sa transformation en Harpie ; il la trouvait au contraire dans le fait d’accepter qu’il l’avait aimée, et qu’il continuait, pour l’heure, de l’aimer inconditionnellement. Il avait percé à jour la haine qui avait été la sienne : tant qu’on hait beaucoup, on aime encore un peu. L’ennui et le mépris de la Mangouste n’avaient pas non plus altéré son amour. Il l’aimait, quoi qu’elle fasse, il l’aimait. Ça lui coûtait bien davantage de se mettre à la mépriser.

    Jour 705 (14 mai 2024) :

    Isn’t it the very core of love ?...
    I was bored with you
    I felt so belittled by you
    This emptiness was slowly swallowing me…

    And yet, and yet
    I just miss being around you
    Feeling your gaze filled with love for me…

    This very gaze
    That will soon love
    Everyone but me.

          Il l’envisageait dans sa vulnérabilité plutôt que dans son vice. Fragile, surtout - terriblement fragile. Il songeait à la branche qui avait craqué ce jour qu’elle s’était passée la corde au cou. Aujourd’hui, la croyance qu’elle agissait pour le bien la maintenait. Inadaptée à la société, mais pas inutile. Surtout pas inutile - l’inertie l’aspire de nouveau vers la mort. Pour la combattre elle aide les autres à s’amuser, à ne pas sombrer. Elle œuvre à la création d’un environnement harmonieux, où la faune peut évoluer sans craintes des prédateurs. Ça lui venait naturellement, par gentillesse, et en même temps, ça lui permettait de rester sur terre plutôt qu’en-dessous.  
          Ce paradigme devait impérativement être maintenu : être illustrée par sa gentillesse, non par sa cruauté. Aussi elle préférait le langage de la contention et du silence à la violence des mots de désamour. Tous les mots de désamour que la Mangouste s’était refusée à lui confier, l’Albatros avait donc dû les imaginer. Reconstituer sa psyché entière pour tenter de deviner fidèlement les non-dits. Sans caricature, sans diabolisation, la comprendre pour l’aimer plutôt que de la haïr, et bientôt, pour faire son deuil.         
          Tourner dans l’abîme, tous les jours. Revoir les visions, se revoir aimé, puis désaimé, accueilli, puis trahi - et brûler de l’intérieur devant ce spectacle.

    Jour 712 (26 mai 2024) : Je vis dans l’ombre de moi-même – et des moments que nous aurions pu passer.

          Espérer encore qu’elle revienne... Au moins qu’elle pense à lui. Qu’elle se dise : tiens, il n’était pas si terrible, ce piaf, il sait vivre et s’amuse avec d’autres que moi, peut-être ai-je pris la mauvaise décision. Stupidement. Il se convainquait de l’inverse l’instant d’après, qu’elle en baisait déjà d’autres, et bien, sans retenue, et qu’il ferait mieux de l’imiter - « passer à autre chose ». Mais lorsque d’autres le touchaient, il ne ressentait rien sinon une pointe d’inconfort, les éconduisait poliment. Il se rassurait seulement, constatant qu’il plaisait encore beaucoup.

    En même temps il ne voulait plus tuer le Moineau, c'est-à-dire se tuer partiellement. Il le gardait auprès de lui, jalousement dans le creux de ses ailes. Moineau plein d’un amour inutile, dirigé envers une bête qui n’en veut plus ; enfin c’était le sien. Il l’acceptait, le réchauffait quand il se mettait à frissonner. Il se martelait : les amours ne peuvent pas toujours être partagées. Et il se réjouissait, puisque chaque jour depuis que la Mangouste avait décidé de ne plus être dans sa vie, il trouvait d’autres bêtes pour l’aimer, et il les aimait en retour comme autant de providences. Tous les éléments de son environnement paraissaient s’organiser en permanence pour l’encourager à préserver son existence.            
                Le Moineau reprenait des couleurs.  
             Il continuait sans elle, et elle sans lui, plus ou moins habités par leurs souvenirs respectifs.

            Bientôt il ne se rendra plus auprès de l’arbre mort.


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