• J'ignorais les maux du monde

    Texte datant d'août 2015.
    Je l'ai accueilli avec beaucoup de joie puisqu'il est né d'un regain d'inspiration. Je n'ai pas eu la foi de le peaufiner jusqu'au bout et il tient plus de réflexions que de récit tant la présence de description est clairsemée ! 

    Au passage, j'espère de tout cœur que 2016 sera pour vous une année d'opportunités.

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    J'ignorais les maux du monde

     (Artiste : Stephen Criscolo)

    J'ignorais les maux du monde. 
    J'avais grandi dans une micro-société immaculée, sans fioritures. Et je m'y immiscais conformément, finiolant habilement cette utopie. 
    Agile, Civil, Intelligent. 
    Confiant, Charmant, Polyvalent.
    En somme, exemplaire aux yeux de mon cercle, et ce dès lors que je fus en mesure d'ânonner les livres de sciences de mon aîné (à quatre ans). Je suivais avec d'autant plus d'aptitude le layon qu'avait tracé notre puissante famille, à mesure des générations, au travers des forêts vierges, « surpassant peut-être même le génie du plus grand ». Pour une riche lignée de commerçants, que les chocs géographiques jamais ne découragèrent à l'amassement de pouvoirs et de biens, ces atouts étaient non négligeables.
    Or, il s'avéra que, cette fois-ci, ce n'était ni plus ni moins un mouvement de l'orgueil, qui s'enclencha non sans l'aide de l'idolâtrie que je provoquais.
    « Un modèle et pour les intellectuels, et pour les simples d'esprit ! » avait-on vu en un bambin à la face de chérubin, qui lut acide désoxyribonucléique en un mois de travail acharné sur ce seul mot, et qui arborait des sourires ravageurs à la pelle - auxquels personne ne résistait pour cause du jugement inique porté sur les Sylviors, acquis par le statut des ancêtres... Mais que voulez-vous que devienne un gamin sans jugeote, baignant dans l'opulance et les louanges, qu'un jeune homme prépubaire imbu de lui-même ? Et lorsque la fierté se substituera à la désillusion, que restera-t-il à ce même jeune homme à l'avenir avorté que la sensation d'avoir été niais et dupé ?
    Il fallut bien remettre les pieds sur Terre, un jour - quoique cette dernière demeure le seul lieu de désillusion connu à ce jour. La Terre, en l'occurrence, s'éloignait, davantage à mesure du temps, de l'endroit où on pourrait concevoir concrètement des phalanstères. Tout ce que j'eus accompli durant ces années-là fut de nier à merveille la partie immergée de l'ice-berg, qui surpassait par quatre fois la taille de la partie émergée ; et si j'emploie le terme "accompli", c'est parce que contester ce qui s'exaltait perpétuellement sous mes yeux demeurait, en effet, du génie.
    Il me fut hardi de reconnaître l'enfer des déséquilibres sociétaux, de clairvoir la situation géographique et politique du monde, ou simplement la perte de véritables valeurs morales...

    Chris Brunswick et Vianney Selecomnesia, deux jeunes adultes, l'un allemand-polonais, l'autre vietnamien, nous parvinrent de Babylone, ville estimée à la limite de la vénération par nombre de slumbers (surnom affectif donné aux habitants de Colorful Slum) - et qui illustrait à l'époque à merveille mes utopies, un paradis semé au beau milieu des squelettes des êtres et des immeubles ! 
    Aller aux universités ou aux lycées militaires de cette fameuse cité consistaient l'étendue des aspirations des graines de slumbers ; à l'époque, on aurait pu établir une comparaison avec le rêve américain. Ils représentaient tant la révolte que le futur, empli de péripéties et de possibilités... Cependant, tout n'était pas rose ici-bas, comme partout ailleurs, hors mis dans la tête des plus grands moines : mais même ses défauts la faisaient chatoyer. Ne serait-ce pas excitant d'être formé à être un pseudo-justicier dès son plus jeune âge ? De s'imprégner d'une éducation saine et vertueuse, et surtout, fructueuse, visant à annihiler en douceur toute trace d'hostilité ? On croirait là la descendance de mère Thérésa !
    A contrario, Colorful Slum était l'allégorie de la déchéance humaine. Il comprenait les écorchés séparés de leur famille, les rescapés de guerre, les clochards, les renégats de Babylone, voire les brigands qui allaient parfois la parasiter. Babylone avait été façonnée avec tant de soin que le projet de construction voisin n'eut assez d'argent que pour construire ce dense bidonville et, contre toute attente, fournir des pots de peinture de couleurs vives. De plus, si elle eut tôt fait de gagner son indépendance, la pauvreté de Colorful Slum ne lui permit jamais de se séparer de l'aide de ce gouvernement rapiat. 
    Quoi qu'il en soit, revenons à nos deux jeunes gens. Chris était albinos, d'une clarté qui contrastait merveilleusement à celle de Vianney, brun au teint basané. Il seyait à l'image que je me faisais des babyloniens, ce Chris ; Vianney, quant à lui, était originaire de Colorfull Slum, mais avait eu l'opportunité de poursuivre son rêve babylonien : s'en aller poursuivre les étoiles. 
    Chris comme moi semblions légèrement dépaysés, l'un par la vue de l'autre. Toutefois, le changement pour lui était presque comparable à celui d'un riche occidental immigrant contre son gré en Afrique noire, dans une cabane de paille sans eau ni électricité courante, avec ses cheveux opalins, sa peau diaphane (d'ors et déjà constellée de brûlures) et ses iris cristallins comme vains souvenirs de sa vie d'antan ; et sa voisine, répondant au charmant prénom de Fatou, lourd seau d'eau suspendu sur la tête, souvent poitrine et pieds nus, à qui il dut expliquer avec les gestes qu'en effet, une tribu de bonobos avait pris le contrôle de l'Europe, que c'était devenu presque impossible là-bas (et que finalement, mais il se garde de le dire, il aurait peut-être préféré se faire abuser par cette tribu de bonobos plutôt que d'être contraint à s'installer ici). J'exagère un rien ; c'est en exagérant qu'on fait passer toute l'ampleur d'une idée - et ce même si je cultive ardemment l'art du cliché. Il s'agit, dans ce cas-ci, de remplacer les bonobos par la Société Intergouvernementale d'Asie de l'Est, les sévices par des attentats, et le riche occidental par un homme ruiné tant moralement que financièrement, incapable de moufter le traitre mot et d'arborer la moindre expression faciale. 
    Une fois de plus, c'était un homme dévasté qui nous arriva. Quoique la pitié occupa une grande partie de mes ressentis à son égard, il m'évoqua également une intense méfiance. 
    Fragile. Et dangereux. Des traits angéliques déformés par une douleur lancinante et une folie naissante.
    Ces caractéristiques n'échappèrent à ma lucidité d'enfant de neuf ans.
    Je ne fus nullement surpris d'apprendre qu'il avait abattu de sang froid un tout jeune brigand lors d'une embuscade ainsi que son père et son acolyte une poignée d'heures plus tôt, durant la traversée des fameuses Terres d'Oak séparant Babylone de Colorful Slum. Telle ne fut pas la surprise du père, dissimulé une vingtaine de mètres au nord, derrière une dunne de détritus, que de voir un canon planté sur la tempe de son fils - son unique fierté, à qui il apprenait l'art de voler et de s'affirmer de la sorte - et d'en voir précéder de vifs éclats de sang - pas même un cri, rien qu'un poids sanguinolant s'écrasant lamentablement parmi les insectes désséchés par la rudesse du soleil. Plus accoutumés à voir le chemin inverse effectué, la présence d'armes à feu n'avait pas été envisagée. « La faute à pas de chance », on souffla alors dans ce repère de voleurs, cinq jours plus tard, haussant les épaules comme on hausserait les épaules en apprenant la perte de récoltes, en trouvant là, abandonnées, trois dépouilles en début de putréfaction, mangées et brûlées par l'impitoyable courroux du soleil. 
    Vianney fondit d'abord en larmes à l'instar d'une fillette - à l'instar d'un rescapé de guerre (vous savez, les yeux des enfants...) -, avant de réprimander son ami avec presque autant de froideur qu'il avait tué ces trois individus.
    « Je n'aurais pas permi qu'on me prenne quelqu'un d'autre », rétorqua-t-il sans l'ombre d'un remord, presque machinalement, battant les flancs de son cheval pour lui intimer de reprendre son galop. Et ce fut silence jusqu'à l'arrivée à Colorful Slum - et dans le cas du jeune allemand, plus d'une semaine après.
    Perché sur les épaules de mon aîné, Linx, j'avais considéré Chris et Vianney, qu'un petit comité d'accueil curieux avait encerclé.
    « Je croyais qu'on nous apprenait à être forts à Babylone, chuchotai-je à l'oreille de Linx, À être des hommes,  comme mon grand frère à moi. Lui, il est bien plus fort que ça. »
    Linx avait alors esquissé un sourire authentique, de ceux qui me signifient la fierté qu'il éprouve à mon égard. Plus tard, après s'être isolés dans une habitation de fortune, il entreprit de m'éclairer de son point de vue en me faisant asseoir sur ses genoux. 
    « Le plus fort de tous n'est pas celui qui aura le regard le plus dur, le plus viril, le moins larmoyant, les muscles les plus développés, ou les plus grandes jambes... (C'était encore un de ces discours auxquels je ne trouvais rien à rétorquer, tant il annonçait de nouvelles notions pour moi. Je ne savais pas vraiment où poser mon regard, le sien étant perturbant de sérieux.) Le plus fort est celui qui se met sur le ring et mène courageusement son combat contre la Gangrène et la Mort. Peu importe le sang et les pleurs qu'il y laisse. Peu importe si il y laisse sa vie, même. Il combat jusqu'à en mourir de fatigue s'il le faut, mais jamais, Ô grand jamais, il n'abandonne. 
    L'homme fort a des convictions. L'homme fort est perspicace. (« Mais ça veut dire quoi, "perspicace", grand frère ? »)
    La Mort, comme partout ailleurs, est chose courante à Babylone. À la différence que ce sont les gens comme nous, les slumbers, qui mourions là-bas. Pas des personnes comme Chris et ses proches. On est pas habitué à voir mourir ses proches à Babylone, mais les "autres". 
    Vois comme l'éducation des slumbers et des babyloniens est différente : si les babyloniens furent préservés de ces soufffrances-là, les slumbers y furent continuellement exposées. Et c'est ça, tout juste, qui fit de toi et de moi de vrais hommes. (Jamais je ne lui fis part de ma vision erronée des choses, plus jeune, de peur de le décevoir. Je prenais, quoi qu'il en soit, conscience de la réalité, et que ce paradis social qui me cerclait ne signifiait rien de l'intégralité du monde.). Des personnes qui ne voient pas la mort comme une fin ; bien au contraire, aucune mort n'est vaine ici bas, et, contrairement aux idées reçues, elles servent à propulser les autres et à raffermir leurs ambitions, à défaut de les abattre. 
    Il n'est pas d'idylle qui réside sans les dévastatrices conséquences potentielles de son effondrement. C'est comme ceci que tu dois envisager les choses. Tu n'as plus qu'à porter dignement tes origines, T-Tmisht. »
    Il ébourrifa familièrement mes cheveux, d'ors et déjà hirsutes.
    « Alors, comme on est de vrais hommes, on va empêcher Chris de faire encore du mal ? demandai-je, laissant échapper quelques larmes d'émotion, serrant les poings, pinçant les lèvres et fronçant les sourcils (sans doute une tentative pour paraître "homme"). 
    Linx arborait la plupart du temps des mines austères et impénétrables. Or, face à la douleur d'autrui, son visage se soulageait de sa rigueur et exhalait toute l'étendue de sa bonté.
    « Comme nous avons aidé chaque âme perdue venue ici. »
    Dans ces moments, j'aimais le plus sincèrement du monde mon grand frère.


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