• L'Albatros devient le Moineau. Il dit je t'aime comme il dit adieu.

         Ton sourire m'émeut dans la conscience qu'un jour, tu me souriras d'une autre manière, et bientôt plus.

      Comme un malaise, ce matin, qui l’éprend. Il s’est installé la veille : des pensées sournoises se nichent dans un esprit calme comme l’eau d’une rivière un soir d’hiver. Il les remarque aussitôt, les interroge, sincèrement surpris de leur existence.  
      Parce qu’elles sont rares, il se sent incapable de les ignorer. Peut-être qu’il ne veut pas ; qu’il veut s’agiter comme le torrent. Pour le temps qu’elles durent, elles deviennent des réalités qui l’habitent aussi bien que l’air ses poumons.        
      Dès lors, rien ne lui est plus important. Tout au plus, quelques autres soucis liminaires lui parviennent, profitant de son affaiblissement. Bientôt il n’est plus qu’un doute, un doute minuscule niché dans une créature énorme, d’abord, qui se meut en angoisse, minuscule, encore, car dérisoire. En même temps, il refuse de croire à l’intensité des émotions qui l’agitent. Ridicules, trop, même pour lui.

      L’une de ces angoisses minuscules lui est venue la semaine dernière, au beau milieu de la brume de la campagne. L’Albatros se retrouve là, étranger à l’univers. Les lasers projettent leurs rayons rouges et verts. Dans le noir et l’humidité, des silhouettes se cambrent, dégainent leurs cartes et penchent leur nez sur des assiettes avec pour longues-vues de petits morceaux de papiers enroulés. Leurs yeux sont fardés d’eye-liners à demi-effacé. Ils sont hébétés par la drogue comme l’endeuillé par l'absurdité de la mort. La procession s’établit par rangées. La rivière vibre au rythme des caissons.  
      Malgré son inconfort, l’Albatros ne regrette pas d’assister à cette cérémonie incongrue. Il ne sait pas à qui parler, comment danser et auprès de qui ; il ne veut pas solliciter la Mangouste, de peur qu’elle ne voie sa confusion et ne soit prise de pitié. Bien au contraire, il se cache d’elle, et il songe…  
      A quoi songe-t-il, au juste ? Il est frigorifié : ses pensées vont lentement… Il lutte contre leur vacuité. Malgré leur arrivée au compte-goutte, il ne réalise qu’une fois le dernier convoi arrivé que s’est amassée une cinquantaine de bestioles sur la pelouse. (La Mangouste dit soixante-dix, ce qui lui semble un peu exubérant… Enfin, il n’est pas bon avec les comptes.)  
      Dans ces cinquante-là il ne se sent plus d’être qui que ce soit.      
      Il devient dispensable, se relie soudainement au sentiment de la Mangouste vis-à-vis de son ami l’Eléphant, ce soir où, sur le canapé, alors qu’il lui gratouillait le haut du crâne devant elle, une tension l’avait parcourue. L’espace d’un instant, le tendre élan d’affection auquel l’Albatros était sujet l’avait anéanti.  
      Ce n’est pas d’être invisible aux yeux d’animaux qui eux-mêmes, le sont à ses yeux, qui atteint l’Albatros ; c’est l’idée de le devenir aux yeux de la Mangouste, effacé dans la multitude, dans les cris, les rires, les oscillations, ce mouvement frénétique qui la ravit, et en vertu duquel lui, se voit disparaître. Le seul endroit où l’Albatros se sente vraiment bien, c’est auprès de l’énorme tas de fumier derrière lequel il va régulièrement évacuer la bière : harmonie dans la matière… Difficile d’être menacé par l’existence d’un tas de merde de vache, fut-il énorme. A mesure des heures, l’Albatros s’y fond de plus en plus. Par endroits, le sol est boueux. Il remarque de petites traces marrons et noires sur ses habits et ses pattes. Ses doigts n’ont jamais dégagé une odeur aussi particulière ; pas une odeur foncièrement mauvaise, de nature à arracher des grimaces, mais une odeur fuligineuse, sèche, conséquence olfactive d’une accumulation de terre dans les sillons de la peau.           
      Ce petit chemin jusqu’au monticule fait sens, lui donne la sensation d’être sérieusement investi d’une tâche : c’est la seule chose qu’il se voit faire sans douter. Pourtant, il le sait parce qu’elle le lui a dit à plusieurs reprises, la Mangouste le cherche, au moins du regard lorsque, à cause de sa responsabilité dans le divertissement des cinquante bestioles, elle ne peut pas venir à lui. Plutôt que de se flatter de l’attention de ses nombreux convives, elle prend le temps de l’arracher à la vacuité auquel il s’abandonne si volontiers.
      Face à cette dévotion, l’Albatros se montre ingrat, lâche, mauvais perdant. Pourquoi ne trouve-t-il à aimer que chez la Mangouste ? Pourquoi, en dépit des qualités qu’il leur reconnaît sans hésitation, tous les autres animaux autour de lui ne font que l’effleurer, peinent à lui arracher une traître émotion ? Il veut les aimer - il s’imagine que ce serait suffisant pour qu’ils l’aiment en retour, en vertu d’une vision karmatique, simpliste à souhait, où l’on ne reçoit qu’à condition de donner -, mais il n’y arrive pas. Il refuse de n’être quelqu’un qu’en sa présence, exècre cette dépendance.       
      Il monte dans le camion, s’allonge dans son déni, s’annihile gentiment sous les duvets ; il se découvre un nouveau for intérieur, plus confortable, dans lequel il n’est personne pour personne. L’humidité s’accroche aux feuilles des arbres, s’y accumule, les font plier sous son poids et déverser à l’unisson leur contenu sur le toit du camion. Et puis, encore… Assez régulièrement pour en devenir agaçant.
      Dans sa projection, l’Albatros se voit par contraste : lorsque la Mangouste est avec ces gens, il comprend surtout qu’elle est sans lui. Elle glousse, à l’aise, enivrée par sa réussite – avoir attiré au milieu de nulle part toutes ces bêtes ! - ; lui s’abîme dans une diminution de son être – échoue. Quand il l’avait rencontrée, c’était pourtant d’égal à égal… Non ; en fait, elle était en-dessous de lui, par terre, criblée de coups de pieds, puis rampante, à chercher ses lunettes sur le bitume, et plus tard, penaude, allongée dans son lit, des éraflures dans le cou, sur le nez et sur la tempe. La voix tremblante, elle ose tout juste demander sa compagnie à l’orée de son agression.       
      Il se souvient de ses drôles de cris multifonctions, expression de la douleur et appel à l’aide, de grandes envolées de « Aïe ! » que le sifflement de son instinct de survie recouvre. 

      La Mangouste qui vient se blottir contre lui sur le matelas trempé est une inconnue qu’il réapprend aussitôt à aimer par sa chaleur providentielle.

    [Bond dans le temps, un mois et quelques plus tard, sur un bateau rouillé, les animaux et la musique sont les mêmes et il se passe exactement, exactement les mêmes choses… Non : pire. Pour rappel, l’Albatros est seul. Il est happé par le vide, observe la flotte tout autour de lui : gerbes noires aux reflets dorés.     
      Un gentil Perroquet le tire de sa torpeur : « Comment tu t’appelles ? », il s’enquiert, timide comme un enfant.  
      Mais il est déjà trop tard, puisqu’il rétorque : « Je suis le Moineau. », ce à quoi l’on ne peut répondre quoi que ce soit.]

      Temps présent. L’Albatros cultive très bien ses angoisses minuscules sans l’aide de personne. Sur sa chaise il bouillonne. Par moments, ses pensées occultent tout à fait la voix du professeur. C’est un Ours Polaire ventripotent, d’une bonhomie qui n’est qu’apparente – ses yeux d’un bleu altier ne trompent pas : il ne faut pas baisser sa garde avec cette bête-là - ; il parle d’abstractions, faute de s’être trouvé une cause plus engageante. Pendant deux heures l’Albatros navigue entre son propre récit et le sien.         
       Par un saut de l’esprit, il atterrit sur le ponton d’une nouvelle angoisse.      
         
      L’Albatros est aux pieds de la Mangouste qui la regarde de haut, mais uniquement en vertu d’une disposition dans l’espace, puisqu’elle est sur le canapé et lui sur le plancher : elle a ce sourire d’enfant, un peu fripon et tendre. A dire vrai, l’Albatros n’est pas à ses pieds, il ne l’a jamais été, même pour lui faire du bien [ah ! Il semblerait, que dans le temps de l’écriture, les choses se soient faites…], mais c’est ainsi qu’il les conçoit, en rétrospective.
      Il découvre le pouvoir réflexif inédit des iris de la Mangouste. Au-dedans il se voit parfaitement abruti par son amour et son admiration pour elle. Béat. Dans cette vision, le Moineau, un oiseau d’une petitesse, d’une délicatesse telle que l’on peine à lui donner en consistance et en complexité, se substitue à l’Albatros, cette créature d’envergure, mystique et formidable.     
      Le Moineau regarde la Mangouste comme s’il n’avait pour lui que son amour pour elle. Il n’arrive pas à se voir aimer autrement que dans l’aliénation. Bientôt son honneur subreptice lui ôte en insouciance, et l’amour badine avec l’inquiétude. Deux sentiments se côtoient dans ses yeux ronds de passereau : oh, il est plus dense qu’on l’aurait cru… 
      La Mangouste s’amuse de la situation ; elle dit : « Tu m’aimes ! », et le Moineau de répondre, « Oui, je t’aime », avec cette expression funeste, de sorte que, par cet aveu, il semblait lui présenter ses adieux.      
      Pendant deux ans il apprit l’extrême fragilité de l’équilibre de l’amour. Qu’importe le terme… Attirance, désir, passion, la machine à sensation les confond tous, et ils sont frappés de la même précarité. Sans relâche il s’était demandé « Comment aimer bien ? ». Ses lectures, plutôt que d’y répondre, ne faisaient que redoubler ses tourments, car il les voyait chez d’autres que lui, et mortifères. A force d’expérience – la théorie est vaine, voire même contreproductive à ce sujet -, il avait compris qu’il aimait mieux dans l’abstention, lorsqu’il se taisait et ne concédait pas sa présence facilement.
      L’amour était simple. Il lui suffisait d’avoir une longueur d’avance sur l’autre, d’agir avec un esprit de stratégie. Il ne devait jamais s’autoriser à les regarder comme un Moineau, mais toujours comme un Albatros ; ne pas sourire, mais arborer des rictus narquois, parler de manière cryptique et joueuse, de sorte à les plonger dans la confusion ; en tentant de comprendre son inconstance, ils pensaient à lui et finissaient par réclamer sa présence à quatre heures du matin ; c’est là qu’il pouvait, en la leur refusant sèchement, asseoir sa domination.  
      Ce qu’il avait compris de l’amour, en somme, c’était que pour rester digne en la matière, il fallait à tout moment être prêt à s’en passer, et de surcroît, à faire une démonstration convaincante de cette indifférence. A terme, donc, l’Albatros les aimait si bien qu’il décidait de ne plus les voir.       
      Mais il avait encore envie de la voir, sa Mangouste... Il l’aimait de manière brouillonne, sans calcul ; il n’était pas encore très adroit, mais il mettait dans son toucher une passion qu’il n’avait jamais mise auparavant. Il se donnait au mépris de toutes les prudences que ses dysharmonies lui avaient enseigné.
      Lorsqu’il se faisait rappeler à l’ordre par son expérience – assez régulièrement, presque à chaque fois qu’il la voyait -, il lui mouillait le torse, ce qu’elle ne remarquait pas plus dans sa voix que dans ses expressions faciales, mais plutôt de manière fortuite, en lui caressant la joue ses pattes lui collaient la tempe plutôt que d’y glisser ; et alors elle lui faisait cette tête un peu déconfite, un peu perplexe, la gueule entrouverte et les sourcils écartés par l’inquiétude.            
      A force d’insistance il finissait par lui avouer qu’il n’était qu’un Moineau, si bien qu’il l’autorisait à se désintéresser de lui ; peut-être était-ce déjà le cas ; chouinerie originelle, cyclique, presque impersonnelle, et enfin, superflue... Devant la sollicitude de la Mangouste lui revenait chaque fois le même songe incongru :
      Elle l’aimait bien plus qu’il ne l’aurait cru.

    [Être surpris d'être aimé signifie encore qu'on ne croit pas l'être.]

  • Commentaires

    1
    Lundi 3 Juin à 02:25

    Est-ce grave ? :°

      • Lundi 3 Juin à 15:39

        Précise ce que tu entends par "ce" car en fonction je peux te répondre tout et rien ahah

      • Lundi 3 Juin à 22:57

        Je crois que je voulais dire, est-ce grave d'aimer... Ou d'être aimé... de dire je t'aime, ou de se l'entendre dire, ou bien tout cela à la fois ?

      • Jeudi 6 Juin à 11:30

        Pour prendre le mot "grave" dans un premier sens, comme synonyme de "sérieux", je trouve que oui, ça l'est. J'ai l'impression qu'on ne s'aime que rarement avec insouciance : on se jauge, on calcule, on ne s'ouvre qu'au moment opportun pour limiter d'éventuels dégâts.

        Et à le prendre dans un second sens, celui que tu voulais exprimer je suppose, je dirais que s'aimer peut être dommageable. Notre amour sinon notre seul intérêt traduit aussi un manque d'autonomie : on espère souvent être aimé en retour, ou a minima considéré, ce qui crée des attentes qui peuvent être assez violemment déçues. Dire je t'aime c'est aussi avouer qu'on a besoin de l'amour de l'autre, au moins momentanément (j'ai du mal à concevoir un altruisme pur en la matière, j'ai l'impression qu'un amour non-réciproque vire au néant ou à l'obsession). Il faut accuser le coup si on vient à se trouver dépourvu de cet amour, mais je suppose que le risque fait aussi la beauté de la chose.

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