•     [Non, ce n’était pas encore fini, loin s’en faut : châtiment sisyphéen, chaque jour il devait effectuer le même cheminement dans sa tête pour accepter la situation. Mais, à la différence de Sisyphe, chaque jour, il avançait un peu plus sur la montagne, et retombait un peu moins.         
        Les jours passent, chacun différemment du précédent. Ses amis l’Eléphant et le Lapin lui répètent que le temps fera son travail et ils ne mentent pas. Le temps fait son travail. Il y a quelque chose de triste à cette idée ; celle que l’on peut se passer de n’importe qui, même les personnes qui nous étaient les plus chères, seulement à mesure des jours. Comme une petite mort. On se fait inévitablement à l’absence de ce qui n’est plus ; le refuser, c’est se condamner à périr avec ses souvenirs. Or, il convient de vivre.]

       Contre toute attente, il ne quitta pas l’abîme indéfiniment ; il allait et venait, faisait sien ce royaume obscur. Dans les arabesques bientôt il devina surtout de l’amour.  Il ne trouvait pas sa pénitence dans la haine de la Mangouste, ou dans sa transformation en Harpie ; il la trouvait au contraire dans le fait d’accepter qu’il l’avait aimée, et qu’il continuait, pour l’heure, de l’aimer inconditionnellement. Il avait percé à jour la haine qui avait été la sienne : tant qu’on hait beaucoup, on aime encore un peu. L’ennui et le mépris de la Mangouste n’avaient pas non plus altéré son amour. Il l’aimait, quoi qu’elle fasse, il l’aimait. Ça lui coûtait bien davantage de se mettre à la mépriser.

    Jour 705 (14 mai 2024) :

    Isn’t it the very core of love ?...
    I was bored with you
    I felt so belittled by you
    This emptiness was slowly swallowing me…

    And yet, and yet
    I just miss being around you
    Feeling your gaze filled with love for me…

    This very gaze
    That will soon love
    Everyone but me.

          Il l’envisageait dans sa vulnérabilité plutôt que dans son vice. Fragile, surtout - terriblement fragile. Il songeait à la branche qui avait craqué ce jour qu’elle s’était passée la corde au cou. Aujourd’hui, la croyance qu’elle agissait pour le bien la maintenait. Inadaptée à la société, mais pas inutile. Surtout pas inutile - l’inertie l’aspire de nouveau vers la mort. Pour la combattre elle aide les autres à s’amuser, à ne pas sombrer. Elle œuvre à la création d’un environnement harmonieux, où la faune peut évoluer sans craintes des prédateurs. Ça lui venait naturellement, par gentillesse, et en même temps, ça lui permettait de rester sur terre plutôt qu’en-dessous.  
          Ce paradigme devait impérativement être maintenu : être illustrée par sa gentillesse, non par sa cruauté. Aussi elle préférait le langage de la contention et du silence à la violence des mots de désamour. Tous les mots de désamour que la Mangouste s’était refusée à lui confier, l’Albatros avait donc dû les imaginer. Reconstituer sa psyché entière pour tenter de deviner fidèlement les non-dits. Sans caricature, sans diabolisation, la comprendre pour l’aimer plutôt que de la haïr, et bientôt, pour faire son deuil.         
          Tourner dans l’abîme, tous les jours. Revoir les visions, se revoir aimé, puis désaimé, accueilli, puis trahi - et brûler de l’intérieur devant ce spectacle.

    Jour 712 (26 mai 2024) : Je vis dans l’ombre de moi-même – et des moments que nous aurions pu passer.

          Espérer encore qu’elle revienne... Au moins qu’elle pense à lui. Qu’elle se dise : tiens, il n’était pas si terrible, ce piaf, il sait vivre et s’amuse avec d’autres que moi, peut-être ai-je pris la mauvaise décision. Stupidement. Il se convainquait de l’inverse l’instant d’après, qu’elle en baisait déjà d’autres, et bien, sans retenue, et qu’il ferait mieux de l’imiter - « passer à autre chose ». Mais lorsque d’autres le touchaient, il ne ressentait rien sinon une pointe d’inconfort, les éconduisait poliment. Il se rassurait seulement, constatant qu’il plaisait encore beaucoup.

    En même temps il ne voulait plus tuer le Moineau, c'est-à-dire se tuer partiellement. Il le gardait auprès de lui, jalousement dans le creux de ses ailes. Moineau plein d’un amour inutile, dirigé envers une bête qui n’en veut plus ; enfin c’était le sien. Il l’acceptait, le réchauffait quand il se mettait à frissonner. Il se martelait : les amours ne peuvent pas toujours être partagées. Et il se réjouissait, puisque chaque jour depuis que la Mangouste avait décidé de ne plus être dans sa vie, il trouvait d’autres bêtes pour l’aimer, et il les aimait en retour comme autant de providences. Tous les éléments de son environnement paraissaient s’organiser en permanence pour l’encourager à préserver son existence.            
                Le Moineau reprenait des couleurs.  
             Il continuait sans elle, et elle sans lui, plus ou moins habités par leurs souvenirs respectifs.

            Bientôt il ne se rendra plus auprès de l’arbre mort.


    votre commentaire
  • Penser, c’est réapprendre à voir, diriger sa conscience, faire de chaque image un lieu privilégié
    (Le Mythe de Sisyphe, Albert Camus). 

          L’Albatros s’était trouvé une nouvelle passion et il la pratiquait avec acharnement : il pleurait comme un Moineau, être de faible densité, mono-émotion. Tous les jours, dès qu’il avait un peu de temps libre, un peu de temps à penser, il pleurait, sous n’importe quel prétexte. Il pleut ; il s’ennuie ; il est ému par une série ; il angoisse sur son avenir ; il est tout seul au nid ; il reçoit un message adorable ; les chats lui font un câlin ; un beau discours : il pleure. Ça lui venait aussi naturellement que de rire ou d’éternuer. À peine avait-il le temps de sentir poindre une émotion que les larmes lui dévalaient déjà le visage. Il ne serait pas cavalier de préétablir que la plupart des actions et pensées mentionnées dans ce texte le furent dans les larmes et la mélancolie. Cette habitude, il l’avait prise il y a peut-être un mois et demi, et l’époque où il ne pleurait que lorsqu’il songeait à son défunt chat lui paraissait invraisemblable. Il avait aimé cela, pleurer son chat, il lui semblait que c’était un chagrin qui en valait la peine. 

    Jour 697 (30 avril 2024): Cette relation me donne envie de me passer la corde au cou de sentir mes cervicales ROMPRE pour que jamais plus je n'aie à pleurer.

          Le plus souvent, il pleurait sa petite Mangouste. Les autres fois il tentait simplement de faire diversion, faisait mine d'être occupé à d'autres malheurs, par honneur - cette valeur qui lui paraissait hautement conceptuelle tant il n'en avait plus.   
          La Mangouste n’était plus là pour le réveiller quand il s’endormait apaisé sur le canapé après quelques caresses, mais sa tristesse lui faisait reprendre ses esprits bien plus efficacement.

    Jour 691 (20 avril 2024) : Tu m'aimes paresseusement 
    Sur tes genoux, comme ton chat

          Une fois qu’il avait été invité chez des amis et fouillait ses placards à la recherche d’une denrée à rapporter, il n’avait pas pu se résoudre à prendre le paquet d’apéritifs marque Carrefour - Crispy Party, goût tomate, oignon, cacahuète - que la Mangouste lui avait emmené voilà dix-huit jours.  Maladresse adorable : la Mangouste voulait faire bonne figure en ne venant pas les mains vides, ignorant que le rendez-vous était donné dans un bar. Oui... Adorable. Pour un peu il aurait pris le paquet dans ses bras en pleurant, comme s’il s’agissait d’une éminente et rare relique de la Mangouste. Dans son frigidaire il observait les aliments achetés par la Mangouste avec mélancolie, comme les dernières traces effectives de sa présence chez lui : mayonnaise, fromage de chèvre, gruyère, lait… Il n’y touchait plus, ça l’écœurait. Sûrement qu’il devrait. Ça allait pourrir, comme beaucoup d'autres aliments du nid et son cerveau saturé par l’abandon ; le plafond de la salle de bain, également.           

    Jour 694 (23 avril 2024): Est-ce qu’il m’aime ? Enfin, tout de même… il est allé chercher la mayonnaise ce dimanche. 

          Il y avait d’autres témoignages de sa présence dans le nid : le casque qu’elle portait autour du cou, le t-shirt qu’elle lui avait rendu, le porte-bougie chat, son foutre sur les draps, sa brosse à dents, la serviette qu’elle utilisait, les mots qu’ils s’étaient échangés, la lettre en origami qu’elle lui avait offerte avec ses petits coupons « invocation aventure », « invocation chauffage », « invocation binge watching », la petite figurine qu’il voulait lui donner et qu’elle a oubliée la dernière fois… Toutes ces vétilles rendaient le sentiment d’abandon encore plus poignant : une amertume salée le saisissait, lui coulait dans la gorge pour se rependre insidieusement dans sa poitrine et le lancer. Les témoignages d’amour s’étaient transformés en témoignages de trahison.

          Voilà, l’Albatros avait un gros, gros chagrin d’amour, et des plus communs. Pauvre, pauvre poulette... Il pouvait s’épancher là-dessus longtemps, ressasser les souvenirs : la Mangouste l’avait inspiré dès le départ.            
          Maintenant il lui fallait réécrire cette histoire sans la corrosion de l’obsession. La cristallisation dans laquelle l’Albatros avait figé la Mangouste devait fondre comme neige au soleil. Sans la déformation de la glace, la Mangouste devait prendre les traits de la Harpie, le Moineau ceux de l’Albatros.     
           C’était simple.            
           Il suffisait de tout réécrire. Tuer ce fichu Moineau une bonne fois pour toutes. 
          
    La cristallisation était née sous la pluie de Saint-Etienne le week-end dernier. A brûle-pourpoint l’Albatros avait senti le besoin impérieux de garder la Mangouste à ses côtés, quoi qu’il en coûte. Moment édifiant où il décida de sacrifier son honneur sur l’autel de l’obsession : 

    Jour 696 (29 avril 2024) : Je pense à toi en permanence je t'aime je t'aime je t'aime je t'aime je t'aime je pourrais te glisser des petits mots dans la boîte aux lettres camper devant ta porte te chercher dans une autre ville.

          C’eût été le sursaut nécessaire pour sauver la Mangouste de l’oubli, si seulement elle n’avait pas déjà pris la décision de s’y plonger la gueule la première. L’Albatros s’était persuadé de pouvoir l’en tirer à la force de son amour et de sa détermination. Il avait essayé de les lui prouver de maintes manières, discours, lettres, messages.     
                Rien n'avait suffi.       
                Rien n’aurait été plus suffisant pour la Mangouste.  

    La lassitude est à la fin des actes d’une vie machinale, mais elle inaugure en même temps le mouvement de la conscience. Elle l’éveille et elle provoque la suite. La suite, c’est le retour inconscient dans la chaîne, ou c’est l’éveil définitif. Au bout de l’éveil vient, avec le temps, la conséquence : suicide ou rétablissement (Le Mythe de Sisyphe, Albert Camus).

          L’Albatros avait plongé au plus profond de lui-même, tenté d’y voir quelque chose. Contre toute attente il avait trouvé un arbre, un arbre mort, gris, grêle, avec un trou en son centre. La Mangouste était là, accroupie aux pieds de l’arbre, différente… Indifférente. Dans l’obscurité il peinait à discerner les traits de son visage.   Lorsqu’elle l’aperçut, elle se redressa lentement. Il n’avait jamais été très bon avec les regards, mais enfin dans ses yeux il ne voyait rien, et dans sa voix non plus il n’y avait rien. Rien que la monotonie de la résolution. Etrange sensation que de voir l’animal qui lui gratouillait le crâne quelques jours plus tôt et qui lui murmurait « je t’aime » tout doucement au creux de l’oreille subitement dénué de sentiments à son égard. Anesthésié, comme remplacé par un inconnu… Non ; plutôt un ennemi. De sa voix toujours monocorde, il lui finit par lui dire :  
          « Moineau, mets la tête dans le trou de l’arbre. »      
        Et l’Albatros de s’exécuter immédiatement pour prouver sa bonne foi. Alors qu’il plaçait sa gueule dans le trou, il sentit les pattes de la Mangouste se poser sur lui puis lui caresser les hanches. Surpris, d’abord, puis envouté, il gémit, les gémissements le Lévrier n’aimait pas ça, enfin ce n’était pas grave, la Mangouste n’était pas le Lévrier, il pouvait bien gémir tout son saoul et d’ailleurs c’est ce qu’il fit. L’Albatros voulut se retourner embrasser sa Mangouste, sa Mangouste qu’il venait de retrouver, mais celle-ci la maintint fermement contre son bassin.            
       « Non ; il te faut garder la tête dans le trou de l’arbre », le corrigea-t-elle sentencieusement.         
          Et alors qu’il prononçait ces mots, il aventura ses pattes entre les cuisses de l’Albatros. Il lui trifouilla l’intérieur longtemps : un doigt, puis deux, puis trois, puis quatre… Et enfin, le poing. A défaut d’obtenir sa bite, l’Albatros s’était fait fister pour la première fois. Sens propre comme figuré - la Mangouste avait un talent pour la métaphore. Quand l’Albatros rouvrit les yeux il se heurta de plein fouet à l’Absurde. Il n’y a rien à voir dans le trou de l’arbre. Il peut bien plisser les yeux pour tenter de discerner quoi que ce soit : il n’y a rien, seulement ces spirales répétitives, les ramures noires de l’écorce.     
       Pas plus l’abîme que le trou de l’arbre n’ont de sens. Il incombe donc à l’Albatros d’abandonner la perspective de comprendre et de se sauver. 

    Jour 685 (31 janvier 2024) : Vanité qui me rapporte à toi, par la distance la plus artificielle et futile... Nous ne sommes rien d'autre, les humains, êtres raisonnables ayant besoin d'évènements absurdes pour se souvenir qu'ils s'aiment.     

       Au lieu de quoi, il pleure, maintenu dans le trou de l’arbre par la Mangouste. Il ne s’échappera pas. La Mangouste lui croque le cou férocement et le prend. Quelques coups de reins plus tard, elle en a fini de lui, l’attrape par les plumes de la nuque et se place face à lui. Droit dans les yeux, toujours avec ce rien au-dedans, elle lui fait quelques caresses tendres. Etrange : elle ne le fixe pas aussi intensément, d’ordinaire. Elle lui demande sans transition :         
          « Tu veux qu’on se dise bonjour si on se croise dans la rue ? »            

          Jour 700 (1er mai 2024) : Je voudrais             
          Que nous redevenions      
          de parfaits inconnus…

          Pour mieux t’aimer cette fois.

       Ah, l’Albatros fait encore, toujours la même chose, il pleure… niche… Devant ce spectacle la Mangouste ne ressent rien. Entre deux supplications, elle se dérobe à sa vue.
       Après quelques pas, du foutre lui coule des cuisses. Dans le reflet d’une flaque, il constate que des lésions mauves lui sont restées sur le cou, les touche, perplexe. C’est comme si la Mangouste était encore un peu avec lui, non ? Son foutre, sa bave, son odeur sont d’autant de prolongation de son être.       
          Ses plumes gluantes lui faisaient perdre en envergure.

    Jour 277 (6 décembre 2018) : Pauvre bête que l'albatros aux dents aiguisées   
    dont les ailes et les pattes sont enlisées 
    Pourtant si grandes, géant des mers, tu aurais pu voler !

         L’Albatros fut contraint de rester dans l’abîme. Seul avec ses tourments, c’est là qu’il se trouva au sommet de son art – ni l’écriture, ni le dessin ; la pleurnicherie. Peu à peu il sortait de sa torpeur, s’accoutumait à l’obscurité. Depuis les alentours de l’arbre, il distinguait non loin, mais faiblement, de multiples halos spectraux.     
          Au bout de l’éveil il lui restait à faire un choix :       
          Le suicide       
          ou le rétablissement.  
        Il n’hésita pas un seul instant. Se suicider pour renaître. Tuer le Moineau et soigner l’Albatros.
         Il ne voyait pas grand-chose, mais parvint à se rapprocher, guidé par la faible lumière des halos. Entreprise fastidieuse dans une abîme, il ne devait rien oublier de ce qu’il voyait. Le bon comme le mauvais : il ne voulait rien s’épargner.  
         Il voulait tout.  

       Il se place face à la première vision et discerne, en formes diffuses et cyan, la Mangouste et lui-même entre les murs beiges de son terrier. Les dalles lumineuses de l’ordinateur se reflètent dans les petits yeux de la Mangouste, qui s’affaire. Tac tac tac. Assurance. Tac tac tac. Banque. Tac tac tac. Pré-plainte en ligne. Elle a des égratignures dans le cou et sur la tempe, et un certain courage. Le sol, le rebord de la cheminée et le bureau sont jonchés d’emballages, cartes, mouchoirs, tabac, stickers, habits en boule, bouteilles... Sur ses draps troués et tachetés par les mégots, à ses côtés, il se sent étrangement bien. Pourtant, ils se connaissent à peine : liés par le racket, ils sont restés ensemble bien plus longtemps qu’ils ne l’avaient prévu.  
       L’Albatros sourit, mouvement du bec qu’il ne parvient qu’à exécuter mélancoliquement, et poursuit sa déambulation.   

      Dans une nouvelle vision, la Mangouste et l’Albatros sont enroulés l’un autour de l’autre. Ils soupirent ensemble tandis que le camion et l’entièreté des structures métalliques de l’entrepôt vibrent sous l’impulsion des caissons. La musique ne s’arrête jamais, et il y a quelque chose de fou, de proprement fascinant là-dedans, à ce qu’ils sont en train de vivre. La patte de la Mangouste sur sa joue lui procure des sensations insoupçonnées. Il n’aurait jamais pensé qu’un si petit être puisse lui en donner de pareilles. Il a le nez contre son t-shirt et s’enivre de son odeur, naturelle et espiègle. A ses côtés l’Albatros ne cesse d’être étonné, de lui-même comme d’elle, et de la vision du monde qu’elle lui présente.  

                Alors il se sent revivre 
                et tout lui semble beau.         
       L’Albatros se détourna de la vision avant son terme.

        Une autre vision, toujours dans le hangar désaffecté. Tandis que la faune s’agite autour d’eux, la Mangouste s’approche, lui parle au creux de l’oreille, assez fort pour qu’elle entende malgré les caissons, à plusieurs reprises ; en même temps elle laisse sa patte lui frôler tout doucement la cuisse, sur ce petit pan de peau qu’il lui reste entre son short et ses bas.           
        L’Albatros voudrait qu’elle lui raconte encore bien des banalités de cette manière-là.

    Jour 699 (2 mai 2024) : Ce moment. En boucle. Notre désir avait donné du sens à tant de choses.

        Là encore il se détourna. Il tira par mégarde dans le porte-bougie chat, qui rebondit à quatre reprises. Inquiet, l’Albatros le cueillit dans ses ailes ; heureusement le bois se trouvait bien résister aux impacts.   
       Le porte-bougie perd soudainement en tangibilité et il se trouve au milieu de sa chambre. C’est la Saint-Valentin ; chouette, ils s’aiment bien et prévoient de se le montrer. La Mangouste est passée le récupérer en voiture pour l’emmener visiter le Palais du Facteur Cheval. Au départ, il s’est senti un peu intimidé par les démonstrations de la Mangouste, gardait ses réserves - il avait eu ce même sentiment pour la lettre en origami avec ses coupons. Très vite, cependant, l’Albatros lui tournoie autour, enchanté : personne n’a jamais rien fait de tel pour lui ! Preuves d’amour pures et innocentes, dont on ne peut décemment douter, dont on ne retient donc que : oui, elle m’aime ! Elle m’aime ! Et surtout : quelle chance ! A la fin de la journée le chat sur le porte-bougie se réchauffe les pattes sur la commode et ils s’enlacent à sa lueur.       
          Cette fois-ci, l’Albatros trébucha sur une bouteille de lait. Son liquide se répandit dans les artères de l’abîme. Il se débarbouilla les ailes avec le reste de la bouteille. Par milliers il valait mieux le lait que son foutre. 
         Dans cette vision, l’Albatros pénètre sans prévenir dans le terrier de la Mangouste. Lui-même ne sait que trop penser des visites surprises, enfin, il est là, maintenant, devant elle, il faut assumer... Ah ! Elle arbore cette expression crispée, alors il baragouine et elle lui tient ces propos sans qu’il ne soit capable de restituer, au juste, comment ils en sont arrivés là :       
           « Tu ne comprends rien (elle lui a répété tant de fois… Elle pourrait tout aussi bien lui avouer directement qu’elle le trouve bête). Si tu ne changes pas, tu vas perdre tous tes amis.          
          - Non, ma Mangouste… répondit-il à regret, pour lui-même, C’est toi, et toi seulement que je perdrai... »
        Il s’en vint fantomatique. Ils en avaient eu des beaux souvenirs, mais très vite ils s’étaient mal aimés. Il buta sur un tupperware rempli de röstis, en picora un pour la route.     

     
         Vision suivante. La Mangouste et lui, dans sa chambre. Elle tripote son téléphone, lève les yeux vers lui, parfois, qui travaille depuis sa chaise de bureau. Lui lance un regard appuyé - performe l’amour -, s’exclame :      
                « Je te trouve juste beau. »      
           Ou :
                « Je t’aime. »   
         Or, lorsque l’Albatros se lève de sa chaise pour accourir dans le lit, il ne se passe rien de ce registre. Il pose la tête sur son torse, lui parle (enfin, du temps libre, profiter de sa Mangouste !), mais la gueule de la Mangouste ne remue pas en réaction. Souvent, très souvent, elle est ailleurs. Hermétique, elle ne l’entend pas.    
        Ils ne se sourient pas, ne rient plus. Vacuité conjointe : ensemble, ils ne font que s’aliéner.

    Jour 690 (15 mars 2024) : Quand tu me laisses seule je recommence à penser je recommence à écrire à dessiner à travailler     
    Je recommence à être.

       La séquence reprit du début et il se vit ignoré, encore et encore. Sa poitrine le lança, tant et si bien qu’il se dirigea vers les halos les plus proches.          
        L’Albatros est seul, statique. Il écrit sur son téléphone. Pleure, enrage, maudit la Mangouste.

    Jour 693 (22 avril 2024) :       
    Tu n'es plus ma Mangouste, ou ma petite Hermine     
    Pas plus que je ne suis ton Moineau     
    Par ton désamour me voilà Albatros     
    Et non seulement je ne t'aime plus, mais encore je te méprise et te déteste  
    Toi ; mon Harpie, ma plus grande détractrice    
    Va, brûle ton cerveau dans les caissons 
    Pourvu que tu sois loin de moi

          Une vision qui ressemble à beaucoup d’autres, somme toute.            
      
    Il reprit sa route pour trébucher sur une boîte d’apéritifs, qu’il déconsidéra immédiatement. Ce n’était pas le moment pour la Crispy Party.  
          Souvenir ambivalent, cette fois-ci. Ils sont au 405, ses amis le Lion et le Guépard sont là ! L’Albatros, en joyeux luron, s’agrippe à sa Mangouste d’amour, dont le toucher le galvanise toujours. Heureux, simplement, d’être avec des bêtes qu’il aime profondément. L’alcool joint à la joie, l’Albatros, abruti, ne se souvient plus de ses propos. Une fois rentrés, la Mangouste ôte ses ailes de son torse et lui intime de s’asseoir pendant qu’elle cuisine.       
        Ah… A ce moment-là, il est déjà trop tard, sûrement… La Mangouste en a marre, marre, marre, de lui, elle en a marre depuis des jours et des jours, des mois peut-être. Faute d’entente, elle a perdu patience : il lui est devenu tout bonnement insupportable.  
        C’est ce qu'il se répétait lorsqu’il se surprenait encore à des songes amoureux. Dans la mesure où elle en était venue à le mépriser, regretter sa Mangouste devenait un non-sens – revenait à s’attacher à un avenir malheureux, où il continuerait à l’aimer sans réciprocité.      
       Une dernière vision le conforte dans cette impression. Ils sont sur le canapé et l’Albatros est heureux de retrouver sa Mangouste. Ils mangent et jouent, mais se parlent à peine, lui parler, la Mangouste ne peut pas trop, ça a fini par l’emmerder à terme, il semblerait : elle dit qu’il ne sait parler que de lui-même. L’Albatros s’inquiète de ce silence, lui demande à trois reprises si elle va bien. Chaque fois la Mangouste s’agace de cette sollicitude. Il vaut mieux qu’ils se taisent.    
         Le matin l’Albatros l’assaillit de baisers et elle lui sourit tendrement, encore endormie. En partant, la Mangouste le serre dans ses bras et lui dit je t’aime, comme souvent - lorsqu’on se dit ce genre de mots on peut imaginer qu’il n’est pas encore trop tard ; hélas...      
     
       
    L’Albatros avait été si absorbé par toutes les visions qui l’entouraient qu’il ne s’était pas rendu compte qu’il n’avait pas pleuré depuis le début de son périple. Il avait tenu bon et c’était fini. Il y croyait fermement. C’en était fini des larmes. Il pouvait contempler les souvenirs, bons comme mauvais, avec la résolution que l’on exhibe avec maturité lorsqu’on parvient un tant soit peu à supporter le poids de la réalité.
           L’Albatros agita ses ailes. Le Moineau avait déjà présenté ses adieux à la Mangouste.

    Jour 687 (7 février 2024) : La Mangouste s’amuse de la situation ; elle dit : « Tu m’aimes ! », et le Moineau de répondre, « Oui, je t’aime », avec cette expression funeste, de sorte que, par cet aveu, il semblait lui présenter ses adieux.       

          Il était prêt ! Il était prêt, maintenant, à vivre sans la Mangouste. Il n’avait plus besoin de s’accrocher au souvenir de cet être d’austérité qui n’avait jamais réellement pu l’aimer. En même temps qu’il prit son envol pour regagner la surface, il traversa la vision du Moineau. Des traînées cyan éclatèrent sur ses ailes.

     


    votre commentaire
  •      Ton sourire m'émeut dans la conscience qu'un jour, tu me souriras d'une autre manière, et bientôt plus.

      Comme un malaise, ce matin, qui l’éprend. Il s’est installé la veille : des pensées sournoises se nichent dans un esprit calme comme l’eau d’une rivière un soir d’hiver. Il les remarque aussitôt, les interroge, sincèrement surpris de leur existence.  
      Parce qu’elles sont rares, il se sent incapable de les ignorer. Peut-être qu’il ne veut pas ; qu’il veut s’agiter comme le torrent. Pour le temps qu’elles durent, elles deviennent des réalités qui l’habitent aussi bien que l’air ses poumons.        
      Dès lors, rien ne lui est plus important. Tout au plus, quelques autres soucis liminaires lui parviennent, profitant de son affaiblissement. Bientôt il n’est plus qu’un doute, un doute minuscule niché dans une créature énorme, d’abord, qui se meut en angoisse, minuscule, encore, car dérisoire. En même temps, il refuse de croire à l’intensité des émotions qui l’agitent. Ridicules, trop, même pour lui.

      L’une de ces angoisses minuscules lui est venue la semaine dernière, au beau milieu de la brume de la campagne. L’Albatros se retrouve là, étranger à l’univers. Les lasers projettent leurs rayons rouges et verts. Dans le noir et l’humidité, des silhouettes se cambrent, dégainent leurs cartes et penchent leur nez sur des assiettes avec pour longues-vues de petits morceaux de papiers enroulés. Leurs yeux sont fardés d’eye-liners à demi-effacé. Ils sont hébétés par la drogue comme l’endeuillé par l'absurdité de la mort. La procession s’établit par rangées. La rivière vibre au rythme des caissons.  
      Malgré son inconfort, l’Albatros ne regrette pas d’assister à cette cérémonie incongrue. Il ne sait pas à qui parler, comment danser et auprès de qui ; il ne veut pas solliciter la Mangouste, de peur qu’elle ne voie sa confusion et ne soit prise de pitié. Bien au contraire, il se cache d’elle, et il songe…  
      A quoi songe-t-il, au juste ? Il est frigorifié : ses pensées vont lentement… Il lutte contre leur vacuité. Malgré leur arrivée au compte-goutte, il ne réalise qu’une fois le dernier convoi arrivé que s’est amassée une cinquantaine de bestioles sur la pelouse. (La Mangouste dit soixante-dix, ce qui lui semble un peu exubérant… Enfin, il n’est pas bon avec les comptes.)  
      Dans ces cinquante-là il ne se sent plus d’être qui que ce soit.      
      Il devient dispensable, se relie soudainement au sentiment de la Mangouste vis-à-vis de son ami l’Eléphant, ce soir où, sur le canapé, alors qu’il lui gratouillait le haut du crâne devant elle, une tension l’avait parcourue. L’espace d’un instant, le tendre élan d’affection auquel l’Albatros était sujet l’avait anéanti.  
      Ce n’est pas d’être invisible aux yeux d’animaux qui eux-mêmes, le sont à ses yeux, qui atteint l’Albatros ; c’est l’idée de le devenir aux yeux de la Mangouste, effacé dans la multitude, dans les cris, les rires, les oscillations, ce mouvement frénétique qui la ravit, et en vertu duquel lui, se voit disparaître. Le seul endroit où l’Albatros se sente vraiment bien, c’est auprès de l’énorme tas de fumier derrière lequel il va régulièrement évacuer la bière : harmonie dans la matière… Difficile d’être menacé par l’existence d’un tas de merde de vache, fut-il énorme. A mesure des heures, l’Albatros s’y fond de plus en plus. Par endroits, le sol est boueux. Il remarque de petites traces marrons et noires sur ses habits et ses pattes. Ses doigts n’ont jamais dégagé une odeur aussi particulière ; pas une odeur foncièrement mauvaise, de nature à arracher des grimaces, mais une odeur fuligineuse, sèche, conséquence olfactive d’une accumulation de terre dans les sillons de la peau.           
      Ce petit chemin jusqu’au monticule fait sens, lui donne la sensation d’être sérieusement investi d’une tâche : c’est la seule chose qu’il se voit faire sans douter. Pourtant, il le sait parce qu’elle le lui a dit à plusieurs reprises, la Mangouste le cherche, au moins du regard lorsque, à cause de sa responsabilité dans le divertissement des cinquante bestioles, elle ne peut pas venir à lui. Plutôt que de se flatter de l’attention de ses nombreux convives, elle prend le temps de l’arracher à la vacuité auquel il s’abandonne si volontiers.
      Face à cette dévotion, l’Albatros se montre ingrat, lâche, mauvais perdant. Pourquoi ne trouve-t-il à aimer que chez la Mangouste ? Pourquoi, en dépit des qualités qu’il leur reconnaît sans hésitation, tous les autres animaux autour de lui ne font que l’effleurer, peinent à lui arracher une traître émotion ? Il veut les aimer - il s’imagine que ce serait suffisant pour qu’ils l’aiment en retour, en vertu d’une vision karmatique, simpliste à souhait, où l’on ne reçoit qu’à condition de donner -, mais il n’y arrive pas. Il refuse de n’être quelqu’un qu’en sa présence, exècre cette dépendance.       
      Il monte dans le camion, s’allonge dans son déni, s’annihile gentiment sous les duvets ; il se découvre un nouveau for intérieur, plus confortable, dans lequel il n’est personne pour personne. L’humidité s’accroche aux feuilles des arbres, s’y accumule, les font plier sous son poids et déverser à l’unisson leur contenu sur le toit du camion. Et puis, encore… Assez régulièrement pour en devenir agaçant.
      Dans sa projection, l’Albatros se voit par contraste : lorsque la Mangouste est avec ces gens, il comprend surtout qu’elle est sans lui. Elle glousse, à l’aise, enivrée par sa réussite – avoir attiré au milieu de nulle part toutes ces bêtes ! - ; lui s’abîme dans une diminution de son être – échoue. Quand il l’avait rencontrée, c’était pourtant d’égal à égal… Non ; en fait, elle était en-dessous de lui, par terre, criblée de coups de pieds, puis rampante, à chercher ses lunettes sur le bitume, et plus tard, penaude, allongée dans son lit, des éraflures dans le cou, sur le nez et sur la tempe. La voix tremblante, elle ose tout juste demander sa compagnie à l’orée de son agression.       
      Il se souvient de ses drôles de cris multifonctions, expression de la douleur et appel à l’aide, de grandes envolées de « Aïe ! » que le sifflement de son instinct de survie recouvre. 

      La Mangouste qui vient se blottir contre lui sur le matelas trempé est une inconnue qu’il réapprend aussitôt à aimer par sa chaleur providentielle.

    [Bond dans le temps, un mois et quelques plus tard, sur un bateau rouillé, les animaux et la musique sont les mêmes et il se passe exactement, exactement les mêmes choses… Non : pire. Pour rappel, l’Albatros est seul. Il est happé par le vide, observe la flotte tout autour de lui : gerbes noires aux reflets dorés.     
      Un gentil Perroquet le tire de sa torpeur : « Comment tu t’appelles ? », il s’enquiert, timide comme un enfant.  
      Mais il est déjà trop tard, puisqu’il rétorque : « Je suis le Moineau. », ce à quoi l’on ne peut répondre quoi que ce soit.]

      Temps présent. L’Albatros cultive très bien ses angoisses minuscules sans l’aide de personne. Sur sa chaise il bouillonne. Par moments, ses pensées occultent tout à fait la voix du professeur. C’est un Ours Polaire ventripotent, d’une bonhomie qui n’est qu’apparente – ses yeux d’un bleu altier ne trompent pas : il ne faut pas baisser sa garde avec cette bête-là - ; il parle d’abstractions, faute de s’être trouvé une cause plus engageante. Pendant deux heures l’Albatros navigue entre son propre récit et le sien.         
       Par un saut de l’esprit, il atterrit sur le ponton d’une nouvelle angoisse.      
         
      L’Albatros est aux pieds de la Mangouste qui la regarde de haut, mais uniquement en vertu d’une disposition dans l’espace, puisqu’elle est sur le canapé et lui sur le plancher : elle a ce sourire d’enfant, un peu fripon et tendre. A dire vrai, l’Albatros n’est pas à ses pieds, il ne l’a jamais été, même pour lui faire du bien [ah ! Il semblerait, que dans le temps de l’écriture, les choses se soient faites…], mais c’est ainsi qu’il les conçoit, en rétrospective.
      Il découvre le pouvoir réflexif inédit des iris de la Mangouste. Au-dedans il se voit parfaitement abruti par son amour et son admiration pour elle. Béat. Dans cette vision, le Moineau, un oiseau d’une petitesse, d’une délicatesse telle que l’on peine à lui donner en consistance et en complexité, se substitue à l’Albatros, cette créature d’envergure, mystique et formidable.     
      Le Moineau regarde la Mangouste comme s’il n’avait pour lui que son amour pour elle. Il n’arrive pas à se voir aimer autrement que dans l’aliénation. Bientôt son honneur subreptice lui ôte en insouciance, et l’amour badine avec l’inquiétude. Deux sentiments se côtoient dans ses yeux ronds de passereau : oh, il est plus dense qu’on l’aurait cru… 
      La Mangouste s’amuse de la situation ; elle dit : « Tu m’aimes ! », et le Moineau de répondre, « Oui, je t’aime », avec cette expression funeste, de sorte que, par cet aveu, il semblait lui présenter ses adieux.      
      Pendant deux ans il apprit l’extrême fragilité de l’équilibre de l’amour. Qu’importe le terme… Attirance, désir, passion, la machine à sensation les confond tous, et ils sont frappés de la même précarité. Sans relâche il s’était demandé « Comment aimer bien ? ». Ses lectures, plutôt que d’y répondre, ne faisaient que redoubler ses tourments, car il les voyait chez d’autres que lui, et mortifères. A force d’expérience – la théorie est vaine, voire même contreproductive à ce sujet -, il avait compris qu’il aimait mieux dans l’abstention, lorsqu’il se taisait et ne concédait pas sa présence facilement.
      L’amour était simple. Il lui suffisait d’avoir une longueur d’avance sur l’autre, d’agir avec un esprit de stratégie. Il ne devait jamais s’autoriser à les regarder comme un Moineau, mais toujours comme un Albatros ; ne pas sourire, mais arborer des rictus narquois, parler de manière cryptique et joueuse, de sorte à les plonger dans la confusion ; en tentant de comprendre son inconstance, ils pensaient à lui et finissaient par réclamer sa présence à quatre heures du matin ; c’est là qu’il pouvait, en la leur refusant sèchement, asseoir sa domination.  
      Ce qu’il avait compris de l’amour, en somme, c’était que pour rester digne en la matière, il fallait à tout moment être prêt à s’en passer, et de surcroît, à faire une démonstration convaincante de cette indifférence. A terme, donc, l’Albatros les aimait si bien qu’il décidait de ne plus les voir.       
      Mais il avait encore envie de la voir, sa Mangouste... Il l’aimait de manière brouillonne, sans calcul ; il n’était pas encore très adroit, mais il mettait dans son toucher une passion qu’il n’avait jamais mise auparavant. Il se donnait au mépris de toutes les prudences que ses dysharmonies lui avaient enseigné.
      Lorsqu’il se faisait rappeler à l’ordre par son expérience – assez régulièrement, presque à chaque fois qu’il la voyait -, il lui mouillait le torse, ce qu’elle ne remarquait pas plus dans sa voix que dans ses expressions faciales, mais plutôt de manière fortuite, en lui caressant la joue ses pattes lui collaient la tempe plutôt que d’y glisser ; et alors elle lui faisait cette tête un peu déconfite, un peu perplexe, la gueule entrouverte et les sourcils écartés par l’inquiétude.            
      A force d’insistance il finissait par lui avouer qu’il n’était qu’un Moineau, si bien qu’il l’autorisait à se désintéresser de lui ; peut-être était-ce déjà le cas ; chouinerie originelle, cyclique, presque impersonnelle, et enfin, superflue... Devant la sollicitude de la Mangouste lui revenait chaque fois le même songe incongru :
      Elle l’aimait bien plus qu’il ne l’aurait cru.

    [Être surpris d'être aimé signifie encore qu'on ne croit pas l'être.]

    4 commentaires
  •      Renard drogué. Louve droguée. Crocodile, drogué. Lémurien, avec ses yeux globuleux, pupilles arrondies par le LSD. Parmi ce beau monde, le Labrador est le pire de tous.
          Tous ces animaux sont ailleurs. Plus précisément, dans les toilettes ou dans la cuisine. Ils dégainent leurs cartes et penchent leur nez sur des assiettes avec de petits morceaux de papiers pour longues-vues. Il leur faut observer, nettement observer la poudre avec leurs narines. On les entend se moucher au loin, longtemps... Sniiiiiiiiffffff... Sniiiiiiiiffffff....... Dans le silence de la nuit ils sont tout seuls et tout tristes.
        « La drogue, c'est dans mon ADN ! » s'exclame le Renard. Tous, ils tentent de survivre. Ils m'abandonnent. M'ont pris sur un coup de tête ; comme la drogue... Et bientôt je ne suis plus là... Mais elle, la drogue, demeurera auprès d'eux.

    ----

         Extasiée le samedi, exaltée le dimanche

    ----

         Tragique destin que celui de la personne qui, en même temps qu'elle est forcée d'entendre, non sans une tension, qu'il lui faut rendre un travail collectif, n'ose pas balayer la salle du regard. Elle le sait ; elle sait qu'elle est seule, et qu'elle ne peut que jeter des regards misérables à l'assemblée, regards de personne seule qui n'est pas censée l'être, et qui par-là se trouve dégradée au bas de l'échelle sociale. Elle a un sens de l'honneur, alors elle diffère cette sournoise et familière humiliation - souvenir du collège ! -, ce moment qui fera d'elle une femme publique, sans valeur aucune, à la faveur de la prosaïque question : « Quelqu'un veut se mettre avec moi ? »
    ----

         Crazy how sex can be so rich and so poor at the same time. Rich as it conveys so many possibilities, imagination being the only limit. In this fantasmagoria, everything is perfectly at its place, fluidly, reaching its goal: arousal. However, it can also be poor, facing the limits of reality and the boredom that comes along. Awkward, helpless, as if no intercourse in the world could be exciting anymore.
    ----

         Parfois, pour un rien, je me tords... Petit mouvement, quasiment imperceptible pour le commun des mortels, signifiant le rejet ; sentiment que je ne supporte pas, même en proportions infimes.
    ----

         Il y a cette aura qu'on ne trouve pas dans les sciences sociales, en cours de littérature... Je m'assoie, et je fais de l'espace des lettres un espace propre ; je me l'approprie et y déploie ma singularité, soudain je ne suis plus à la merci d'un débit frénétique.
    ----

         Quand le Babouin me parle le lundi - il est tôt, trop tôt - ses yeux plongent dans les miens, son haleine dans mes naseaux.
    ------
         Visage serré, cripsé, dans une expression austère, très proche de la douleur - à une bouche ouverte, un gémissement près ; ce visage-là je n'aurais pas dû le voir.
         J'ai volé cette expression à la dérobée, alors qu'elle se croyait à l'abri des regards, car excentrée.
         Je ne l'avais encore jamais vue arborer un air aussi cryptique ; au centre de la classe, elle brandit les sourires les plus enthousiastes, les yeux grands ouvertes, écarquillés, même.
         Alors je me suis dit : c'est ainsi que l'on connaît le mieux quelqu'un, en l'observant dans d'infimes et cruciaux moments de vulnérabilité, ceux qui n'admettent aucune mise en scène sociale préalable... Ce moment où émerge une intériorité voilée par les obligations sociales.
    ----

         Rien à dire ; comme Meursault.
         « Ça va ? » , et finalement, ce qui me paraît le plus intime, c'est mon bonheur.
         Aimer me rend vulnérable, me plonge dans une innocence à laquelle je ne pensais pas avoir le droit.

    [Non, tout compte fait tu n'y as pas le droit.]

    ----

       Vanité qui me rapporte à toi, par la distance la plus artificielle et futile... Nous ne sommes rien d'autre, les humains, êtres raisonnables ayant besoin d'évènements absurdes pour se souvenir qu'ils s'aiment.
         Le temps passe lentement, me coule sur la tête, en fait une mélasse. Je prends le pli, et alors à mon tour, je m'étends, je passe et je souffre, tout... tout doucement...
    ----

       Je déteste perdre le contrôle de mes journées. Et c'est parfois ce qu'implique de coupler la solitude au voyage.
      Errance : je me demande pourquoi j'ai voulu me trouver là, en premier lieu ; je me réprimande de n'avoir pas préféré le confort du foyer.
      Sentiment d'étrangeté, de l'espace, mais surtout, de moi-même.
      En somme, je n'appartiens à rien, j'ai arraché mes racines pour dériver dans le vide. J'ai mobilisé des efforts conséquents pour me trouver ici, mais cet endroit ne veut pas de moi. Inévitablement, je me sens humiliée.
    ----

      Ce déchirement qui se produit en moi à l'orée de mon wokisme... Cette résistance opiniâtre qui me supplie de ne pas franchir l'étape supérieure, au nom de la sacro-sainte tradition, celle qui m'est propre et à laquelle je m'adonne depuis mon plus jeune âge, de dire
      Nique ta mère, fils de pute, enculé, connard, pétasse, taré, je m'en bats les couilles...
     M'interdire ces termes revient, rétrospectivement, à donner raison à Papa qui me tannait à chaque fois que je les employais. C'est la répression de la provocation originelle et fondatrice de l'enfant contre ses parents : négation de soi, en somme.
     Je crois donc que, pour l'amour de moi-même et au détriment de nos usages, je continuerai d'accorder à mon langage la tranquillité d'un nique ta mère...
    ----

    Mon cerveau en pourriture
    Flétrit tranquillement dans ma boîte crânienne
    Ce n'est plus de l'intelligence, c'est du caoutchouc


    votre commentaire
  • Son corps corrodé exhibe un désir pourri :
    Sur son dos sporagineux en honte ostensible
    Pullulent et grouillent de cireuses canines
    Cette chimère à qui chacun donne misère
    Tu trouves à aimer dans ses difformités.

    [Hélas la Dysharmonie l'a emporté.]

    votre commentaire
  • Mon Cubi

    J'aimais appeler ton nom
    Sous toutes ses déclinaisons
    Cucu, Cucux, Cubz
    Maintenant que tu es mort, mon Cubi,
    J'ai la glotte triste, et je ne te nomme plus qu'avec regret

    Je suis triste, vaguement,
    En filigrane, un peu tout le temps
    D'être privée de ta présence discrète
    Boule blanche et touffue
    Qui n'orne plus
    Le canapé, la machine à laver, le bord du lavabo et de mon lit
    ----

          Je me disais... Écrire sur un chat, même le mien, manque de légitimité... Malgré le cynisme ambiant, j'en avais envie ; je me disais, pleurer mon chat et écrire cette tristesse, comme un enfant... Me sentir capable d'éprouver un chagrin plein, rond et innocent... Oui, vraiment, j'y trouvais quelque chose de profondément beau. On a peu souvent, même l'espace d'un instant, l'occasion de redevenir un enfant, et de ressentir comme tel.
    ----

     Je n'ai plus de désirs
    rien ne me fait vibrer que
    la perte de mon chat

    j'aime mieux le pleurer lui
    qu'un homme qui ne m'a jamais aimée

    maintenant je n'ai plus de désirs
    mais je sais qu'un jour de nouveau
    je désirerai, et bien ; car je n'ai jamais eus
    que de beaux désirs
    ----

          En moi-même je transporte mon âme comme une froide urne ; immiscé viscéralement en son sein ce sentiment de gentiment mourir.

    ----

          Depuis que tu es mort ma demeure comme mon cœur se retrouvent esseulés ; y règne un vide omniprésent que je ne peux pas combler.

    ---- 

         Est-ce que si Maman mourait, je serais touchée ?
         Tous ces sentiments d'enfant enfouis me reviendraient-ils ? Ces sentiments que j'avais pour Maman, quand j'étais petite ? Et que pour elle je n'ai plus, depuis longtemps, si longtemps...

    Mon Cubi

     Tu me manques, tu me manques tellement... mais tu as dit au revoir.

    ----

       Avec toi mon Cubi tout était plus excitant. Il me suffisait d'aller au parc avec toi pour que le monde s'ouvre à nous. 

         Depuis que tu es mort 
                                                  Le monde entier 
                                                                                 est un petit peu moins magique.

     

    Je t'ai aimé à ronronner ; je t'ai aimé inanimé ; je t'ai aimé lorsque je t'ai recouvert de terre ; je t'ai aimé rongé par les vers ; je t'aimerai poussière.   


    votre commentaire
  • Dysharmonie 2 

     

                J’étais prêt à bien des incongruités pour cet animal dont je ne connaissais que l’étonnante plastique. Tout nous opposait lorsque nous nous sommes rencontrés. Lui, grand, beau et leste, s’accouda sur le comptoir en toute aise, son imposante gueule saillant de la verrière ; moi, engoncé dans un costume qui ne me seyait pas, le front mouillé de sueur d’avoir couru pour être à l’heure. Quoique je le visse arriver de loin dans ce long manteau, suffisamment fin pour accompagner sa démarche, je ne pus me résoudre qu’à lui balbutier de sommaires salutations qui n’engageaient pas à la discussion. Pour toute réponse il me gratifia d’un sourire, me dévoilant de parfaites rangées de crocs acérés. C’était une belle grimace, qui déformait tout son visage de stries. Il ne m’était rien donné de dire devant ce spectacle impressionnant. J’avais simplement à me murer dans une silencieuse contemplation.
                Je le savais, qu’à ses côtés, je ne payais pas de mine, j’étais un petit, un ridicule Albatros rabougri, et je l’acceptais volontiers : je me contentais de savourer cette fugace admiration et je l’oubliais aussitôt. Hélas, le Crocodile a refusé de me laisser tranquille. Il ne pouvait pas savoir, pour la mollesse de mon cerveau d’Albatros ; pour ma capacité à m’émouvoir si rapidement, et de si peu. Sûrement qu’il se disait qu’il y avait un bout à croquer de temps en temps, puisque rien n’est plus naturel pour un crocodile que de croquer.
                Comment lui en vouloir ? J’ai le cerveau d’un poète, lui la mâchoire d’un carnassier. Oiseau et reptile. Nous nous lancions dans des récits distincts et illisibles l’un pour l’autre, celui d’une névrose amoureuse et de caresses aléatoires.
                Dès lors qu’il montrât quelques signes d’intérêt pour ma personne, j’ordonnais tout mon être pour lui plaire. Ces soirs-ci je ne vivais que dans le but de remplir cette mission. Contre toute attente, puisqu’on ne s’attend pas à une telle habileté de la part d’un oiseau névrotique, je me débrouillais admirablement en la matière. Mes précaires histoires m’avaient appris la réserve, et une certaine forme d’élégance, peut-être…
                Sa ferveur politique m’avait poussé à retourner auprès d’une meute d’agitateurs à laquelle je ne me mêlais plus depuis un certain temps déjà. J’avais la certitude de pouvoir le croiser par hasard dans les lieux qu’ils fréquentaient. Au départ, ma démarche n’avait rien de sincère. Je le désirais, et son engagement réveillait le mien. Avec suffisamment d’intelligence, je pouvais provoquer la rencontre fortuite. Bars de gauchistes et cortèges de manifestants.
                Ce jour d’avril je l’avais invoqué. A la meute, j’avais dit :
                « Le Crocodile viendra ce soir. »
                Alors il était venu.
                Il ne s’était pas paré avec autant de majesté que lors de notre première rencontre, mais je ne me montrais pas plus loquace qu’à l’époque. Son charisme supplantait l’habit.
                Metteur en scène et acteur, nous avions des arts différents. Il avait la responsabilité de me précipiter dans l’eau stagnante de son antre. Je réunissais les conditions nécessaires à la rencontre amoureuse, et il disposait. Il savait s’y prendre, en la matière, mais moi aussi, j’y avais mis du mien. Dans la ruelle, une bière à la main, il se tenait adossé à un mur beige et décrépi. Entre sa silhouette et celle de son amie figurait un collage signé de la Panthère, un papillon bleu à moitié arraché (ce qui n’était pas plus mal). Dès le surlendemain, de grâce je me débarrassais de la Panthère - que dorénavant, j’appellerais plus volontiers « sucky panther ».

    -------------

    Errance

     

                Par où commencer… Errance… Ne jamais commencer, puisqu’on n’en a pas le temps – ou qu’on en a décidé ainsi -, serait tentant… Et puis, aujourd'hui, il n’y a rien de réjouissant à raconter. L’Albatros a passé sa soirée le bec fourré dans le brouillard. C’est toujours comme ça qu’il en vient à écrire de nouveau ; rapport utilitaire, thérapeutique. Ecrire pour dissiper le brouillard à coup de bec… Oui, c’est ce qui fonctionne le mieux.

                Albatros mouillé ; dépouillé de la féminité même qui lui a concédé sa valeur dans un monde qui la lui refusait. Admiré et charismatique, mais seul… Si seul, comme une peinture aveuglée par les flashs, suffoquant derrière la vitrine. 
                Ce n’est pas tant qu’il ne voyait rien, sous les flashs, c’est qu’il voyait quelque chose d’autre, d’abstrait, qui n’existait pas : une créature d’une divine beauté, la plus gracieuse qu’il lui ait été donné d’imaginer. Il l’appela sa Lumière, avec la majuscule pour l’emphase ; il en parla des années durant comme d’une religion, noircit des pages et des pages à son sujet, tandis qu’il aimait à se surnommer, en fidèle pécheur, l’« Ogre poilu ». A côté de sa Lumière, il ne se voyait qu’ainsi : en ogre poilu. A force d'évocations, quelques de ses interlocuteurs en étaient venus à vénérer la Lumière ; cependant,  la plupart, désabusés, conseillaient à l’Albatros de se trouver un autre sujet de conversation. Et puis, un jour, l’obscurité est venue apaiser les yeux de l’Albatros, et alors il le vit pour la première fois ; mignon, certes, mais vulnérable et dégarni : un Lévrier,  animal ordinaire, objet de pensées éparses, non d'extase. Evidemment, après six ans de ferveur, il lui trouvait tout de même un petit quelque chose, assez pour s’en brûler les ailes.             
                Depuis bientôt trois mois que le Lévrier les avait oubliées dans son antre, l’Albatros se couchait vêtu de ses nippes, et un matin, voilà peu, disons avant-hier, il avait fini par prendre conscience de l’absurdité de sa démarche. Ce n’étaient que des nippes, mais tout de même ! Chaque soir, il se couchait, chaque matin, il se levait dans les habits d’un animal qui l’avait condamné à se sentir misérable pendant six ans, et à l’issue desquels, s’il s’était trouvé l’aimer, n’y était pas parvenu pas sans en avoir terriblement honte. Il correspondait raisonnablement avec le Lévrier, peut-être une fois par mois, si bien qu’il n’avait qu’une place restreinte dans le paysage de sa vie, mais ce matin-là il trouva dans son rituel du soir quelque explication mystique à sa malchance amoureuse.           
                Cette malchance amoureuse, il l’avait affectueusement nommée dysharmonie. Il navigue dans le dictionnaire mental de sa poétique ; avant « Marasmes » et « Merde », après « Amour » et « Désamour », une nouvelle entrée dans le dictionnaire, « Dysharmonie ». Sens premier : « Croyance qu’en dépit d’épars et éphémères moments d’osmose, la désynchronisation finit par avoir raison des corps qui aspirent à s’aimer », sens deuxième, pl., Dysharmonies : « Par métonymie, récits mettant en scène, par souci d’anonymat, des animaux anthropomorphiques dans leur relation déceptive avec un narrateur homodiégétique à plumes qui fait état de son dégoût, de sa surprise, de sa rage, de son mépris envers ces derniers ».
                Il aimait mieux se dire que les nippes du Lévrier lui portaient le mauvais œil, amplifiaient la dysharmonie ; il songe qu’il devrait les déchirer ou les brûler, peut-être… Sinon, il aurait la sensation de se conforter dans sa malédiction…
                Mais le soir, lorsqu’il rentre somnolant, il enfile le premier vêtement que sa main rencontre, et le matin, encore, il se réveille vêtu de sa dysharmonie.


    votre commentaire
  • Dysharmonie

     

                La Panthère venait de partir en me donnant du regard furieux, et vraiment, j’avais trouvé qu’elle était très forte là-dedans. Elle avait beau s’être excusée de l’appartement, du reste, avec calme, ce regard-là m’avait fait l’effet d’une porte claquée au bec. J’ai paniqué, mais succinctement, disons l’espace d’un quart d’heure, tandis que la sensation de ce mot poignait, laissant ses empreintes fuligineuses sur mes plumes blanches. Il m’était venu très distinctement au lit, dans lequel je venais de me coucher défoncé comme pas permis – eh quoi, qui donc avait décidé que ce n’était pas permis, de se coucher dans ces conditions ? -. Bientôt il m’avait obsédé jusqu’à l’aliénation, si bien que le lendemain je m’étais levé baigné de ce mot. J’avais mariné dedans toute la nuit.
                En un mot comme en cent textes : dysharmonie. La plupart de mes récits animaliers se résumaient à ce mot, mais la concision me déplaisait, puisqu’elle m’aurait empêché de m’épancher sur mes malheurs ; enfin, je veux dire, de chouiner… Alors je racontais plutôt : untel m’a attouché, untel est d’une vulgarité, untel ne voit en moi que chair, et je suis au comble du désespoir, personne ne sait m’aimer comme je sais le faire, bouhouhou… Et puis parfois, souvent, c’était de ma faute. Mettons que je portais en général le tiers de la responsabilité de mes échecs. Je n’osais pas l’avouer, même pour un tiers, parce que ça me donnait à voir combien j’étais faillible et surtout, combien j’avais besoin d’attention. Personne ne s’acharne tant à séduire sans avoir besoin d’attention.
                Lorsque, de temps à autres au gré d’une conversation sur les grandes choses de la vie, on me demandait de citer les caractéristiques que je trouvais inélégantes chez un animal, celle qui m’était toujours venue le plus rapidement, c’était la misère, la misère affective… Aujourd'hui je le pense encore. Qu’y a-t-il de plus repoussant qu’un animal dont la misère affective transpire de tous les gestes, dans les moindres de ses paroles et regards ? On se retrouve englouti sous son mal-être, et rapidement on suffoque, incapable de lui donner ce qu’il désire - qu’on l’aime un petit peu. Rien que l’idée nous arrache une grimace. Mon ami le Guépard paraissait ainsi, disgracieux, il suffisait de réfléchir un instant au personnage pour comprendre sa misère ; en dix minutes à peine à converser avec lui mes convives comprenaient, et ils venaient m’en faire part un jour plus tard – par décence -, simplement parce qu’il était « l’ami de l’Albatros », qu’il se rapportait à moi, donc que je devais en rendre compte. Moi ça me faisait ni chaud ni froid, j’étais habitué à ce triste luron, je leur répondais : « Oui », et puis… Et puis pas grand-chose d’autre, en fait. Etonnamment je l’avais pris comme mon enfant et ça ne m’indisposait pas particulièrement à l’aimer qu’il fût ainsi, ça m’y prêtait même puisque j’étais le seul à y consentir ; enfin c’était l’exception, et là où je voulais en venir, c’est que les animaux comme le Guépard, on ne les apprécie pas : on les trouve grossiers, à demander d’être reconnus en permanence, tout au plus on les tolère. Et évidemment que je ne voulais pas transparaître sous un jour similaire, même en de moindres proportions, alors je prétendais que c’était rien que de la faute des autres. A choisir, je préférerais encore dire que j’avais envie de baiser, besoin auquel la plupart des animaux se relient.
                Enfin, voilà... Au lieu de me plaindre d’autrui, je me plaignais de moi-même : le ton changeait à peine, il était toujours question de dysharmonie, elle se trouvait simplement déclinée sous différentes formes.

                L’harmonie comporte en elle une coïncidence folle : plusieurs choses distinctes à l’origine, soit de natures différentes, sont associées avec succès ; les différences de ces choses s’épousent plutôt que d’entrer en confrontation. Le préfixe « dys » est le coup de pied dans la fourmilière, l’anomalie dans l’harmonisation – un retour à l’ordre naturel des choses, en somme… Dans la dysharmonie, il y a deux étapes : une aspiration à l’harmonie, et la mise en échec de cette aspiration. Les différences respectives ont raison de la beauté. Tu m’as donné ta boue et je n’en ai rien fait du tout. Je ne suis pas alchimiste, et d’ailleurs, je n’y crois pas. Maintenant, je suis couvert de boue, et je me sens sali, habité par des souvenirs qui me mettent profondément mal à l’aise : les souvenirs d’une tentative échouée, ridicule ; ce qu’il fallait être naïf, pour croire que parmi tous les scénarios possibles, il adviendrait un miracle !
                Je me rappelle avec douleur des corps qui ont défilé sous mes yeux en un an. Je pourrais les compter, le Lévrier, la Louve, le Renard, le Lycaon, le Buffle et la Taupe, pour ceux qui ont eu le double honneur d’être mentionnés dans mes récits et de me passer sous les ailes, mais je tiens à écrire plutôt qu’à hurler de frustration et de honte. A l’époque – c'est-à-dire il n’y a même pas un mois -, il m’était impossible de me résoudre à la solitude. Impossible, oui, car si j’avais eu le choix, j’aurais mille fois préféré me préserver de toute cette saleté. Je saurais expliquer l’écrasante majorité de mes actions, mais les rares que j’accomplis de manière irrationnelle, parmi lesquelles celle-ci, sont hors de ma portée. Evidemment, j’y ai déjà réfléchi, et peu de choses sont plus pathétiques. En fait, si je dois faire preuve d’honnêteté intellectuelle, je n’en ai surtout aucune envie.
                Restez assurés que je n’ai tiré aucune fierté de la multiplication de ces relations, pourtant je crois avoir écopé au passage d’une réputation de courtisan. Pour les appeler conquêtes, il eût fallu les conquérir ; or, il s’agissait de terres libres. Nul besoin d’être irrésistible pour séduire ces bêtes-là. Peut-être y aurait-il eu un peu de mise à l’épreuve si j’avais été laid. Le peu que j’aie fait avec autre chose que ma plastique, je l’ai très mal fait, alors…

                Je crois que ce serait spolier mes progrès que d’attribuer à la Panthère et son regard furieux cette prise de conscience, justement parce que ce serait très romantique et qu’il faut que j’arrête d’employer ce registre-là à outrance. Je suis navré, ma Panthère, mais je n’écris pas sur ce que je trouve beau. Non : ce qui m’a sauvé, c’est de baiser ; c’est laid et je m’en excuse, mais je ne le dois pas du tout à un animal que j’estime, et il en est ainsi de la plupart des prises de conscience d’ailleurs, car on comprend mieux en se roulant dans la boue que dans les feuilles d'or.
                Je n’ai pas ramené que des animaux panachés chez moi : je concède au Lévrier, à la Louve et au Renard une certaine élégance, mais le Buffle fier de ses excréments, le Lycaon violeur et la Taupe affamée donnent à hurler de rire, ou à de rage, selon... Cette fois-ci, l’animal est un Paresseux. (Peut-être mériterait-il mieux que de se voir attribuer cet animal… Il était loin d’être le pire… La faute à ses yeux… Ses yeux qui tombent tellement qu’ils lui donnent un air benêt… Et de son sourire, aussi, très niais, et figé… Exactement comme un Paresseux.) Fait rarissime, il ne débarque pas dans mon antre en pensant à tort me baiser, puisque c’est réellement ce qu’il s’apprête à faire.
                Ce jour-là, c’était l’anomie. Toutes mes précautions et mes principes s’étaient volatilisés, on eût dit que je n’en avais jamais établis. J’avais mis une petite jupe pour lui donner envie de glisser ses pattes sur mes fesses. Evidemment, l’initiative n’était pas la mienne : je m’étais laissé porter par la proposition du Paresseux, j’étais curieux. Quand je pensais que j’allais baiser quelqu’un que je venais de rencontrer, ça me faisait de l’effet... Paradigme de la salope qui ne se l’avoue pas, qui s'efforce de cultiver une pudeur qui ne lui vient pas naturellement, mais qui, un jour, n'importe lequel et avec brutalité, cède à ses pulsions. Je ne m’étais jamais permis de me figurer de la sorte en dehors de certains fantasmes, que je ne tiens d’ailleurs pas à réaliser. En boucle dans mes pensées revenait une phrase de l’incipit de Baise-moi, lorsque Nadine songe à sa colocataire : « A croire qu’elle a le con trop raffiné pour qu’on lui fasse du bien avec une queue ».  
                Eh ben, il fallait croire que c’était mon cas, et celui du Paresseux également, seulement il n’y avait pas encore réfléchi. Quand j’ouvrais les yeux il m’apparaissait très perplexe d’être ici en train de faire ça, et c’était si gênant que je les refermais aussitôt. Le voir faire cette tête, fixer le plafond, c’était trop... Je sentais qu’on essayait, en vain, de s’apporter satisfaction, que tout ce que l’on se faisait poursuivait cette fin et, en conséquence, perdait cruellement en naturel. Corps désynchronisés... Ou synchronisés dans leur détresse, selon le point de vue… Tous les deux on n’était pas mauvais au sexe pourtant, mais il vaut mieux s’arrêter avant d’en avoir l’impression.
                Le lendemain, et pendant plusieurs jours, j’avais des images de la soirée qui me remontaient, on eût dit un traumatisme. Je le revoyais penché sur moi à onduler, et je vrillais. Je me traînais une amertume comme un chat dans la gorge… Ce que j’étais morne ! J’étais plus capable que de marmonner des maussaderies. Je me serais pas supporté. Là m’était revenu ce que ma mère m’avait dit une fois que j’avais treize ou quatorze ans : que le sexe, ça n’a rien de spécial. Moi, évidemment, à cet âge-là, je pensais au sexe les trois quarts du temps, alors j’étais convaincu de l’inverse, que c’était incroyable, la chose la plus incroyable du monde, même ! Et puis Maman était juste aigrie et mal baisée, voilà. Infliger ses propres désillusions à un môme de la sorte, c’est ignoble, surtout quand c’est moi le môme, elle avait pris plus de pincettes pour la petite souris et le père Noël. Alors quand je me suis surpris à penser qu’elle n’avait pas tort, ça m’a mis une claque tellement grosse… Ça m’a dévissé la tête… En fait, ça m’a remis les idées en place, d’un coup je trouvais beaucoup moins gênant de m’abstenir, bien moins gênant que la soirée que j’avais passé avec le Paresseux en tout cas. D’ailleurs, il devait avoir quelques penchants masochistes, puisqu’il était prêt à remettre le couvert. Il se rendait pas compte qu’il m’avait vacciné. Bon, je ne lui en laisse pas tout le mérite, mettons qu’il s’agissait de ma troisième dose. Il devenait impératif que je ne baise plus. Je vous le dis, il faut s’arrêter avant de devenir mal baisé comme Maman. C’est pas ceux qui baisent pas, qui aiment le moins le sexe, c’est ceux qui continuent alors qu’ils en tirent aucun plaisir.

                J’ai pris conscience que j’étais en partie soigné à ce moment-là, tout défoncé dans mon lit. Après la panique m’était venue une résolution toute neuve et libératrice, résumable en deux mots : « Tant pis », ou moins concis : « Bah au pire, hein, tant pis ». Bien sûr, j’étais un peu triste à l’idée que la Panthère ne m’abandonne, mais je me sentais prêt à l’accepter, et je ne m’étais pas senti aussi digne depuis longtemps. A côté de moi reposait la Girafe, tellement gazée qu’elle devait faire de jolis rêves, ce qui la poussait à me caresser le flanc. La Panthère était furieuse que je me sois mis dans cet état-là avec les copains. Elle me préfère sans doute tout dévoué à lui faire des yeux de biche : dans ce cas, je comprends, ça changeait légèrement du programme initial. Elle nous trouvait impertinents, mais moi, je suis pas d’accord du tout, et j’espère que vous non plus, après m’avoir lu.

     


    2 commentaires
  •        J'ai rêvé de toi ma Louve tu étais douce comme tu ne l'es jamais.

    ----

          Il était loin cet Albatros princier qui dédaignait les animaux et les traces de merde dans leur cuvette.
          Il avait changé, beaucoup. Il en avait pris conscience ce jour-là qu'il s'était retrouvé dans les appartements d'un Hamster, et que, nez à nez avec ses traces de merde, en lieu et place de son rictus désabusé, il avait saisi la brosse de toilettes pour les nettoyer avec empressement et hargne, frénétiquement, pour oublier qu'elles aient jamais existé. Quand il s'en était retourné auprès du Hamster, ce dernier dormait paisiblement, disparu, absorbé par sa couverture. L'Albatros s'était allongé à côté, tout à fait découvert, droit, les bras le long du corps, passa le temps à cligner des yeux et fixer le plafond. Par politesse, parce que le Hamster avait entendu le ramener dans ses filets, mais que, tout compte fait, il était tombé comme une masse. Ça l'arrangeait. Il s'était dit : « Bien, très bien » tout du long, sans jamais daigner se faire acteur de son sort. Il savait qu'il aurait osé dire non s'il l'avait sollicité et c'était là toute l'estime qu'il se portait. L'alcool ingéré par le Hamster lui avait épargné ce moment.
          Il fréquentait des gens qui ne le dégoûtaient pas, qui lui faisaient beaucoup de compliments sur sa plastique, faute de lui trouver autre chose. Il ne s'attendait pas à les aimer. Il s'en foutait. Il était là parce qu'on l'avait conjuré, ce qui tenait à bien peu de choses : il disparaîtrait, impitoyable, quand ces animaux commenceraient à lui déplaire plus qu'à le laisser indifférent. En attendant il les autorisait à disposer de lui, leur conférait quelques caresses quand ils lui semblaient manquer d'affection.
          C'était une activité charitable somme toute.
          L'Albatros était parti silencieusement dans la nuit, une nuit qui était devenue le matin, puisqu'il était six heures passées. De la buée s'échappait de son bec quand il soufflait.

          Quelques jours plus tard il s'était retrouvé dans une situation similaire, avec un animal qui, lui, n'était pas décidé à dormir. La Taupe lui caressait le torse lascivement, insistant sur son volume comme s'il n'en avait jamais vu d'aussi bombé.
          Elle lui demanda à ôter son débardeur, émerveillée. Il n'y avait rien qui émerveillât particulièrement l'Albatros dans sa plastique, quant à elle. Il la préférait même habillée, à parler plutôt qu'à le tripoter, mais puisque ça semblait lui faire plaisir, il l'avait laissée un peu faire.
          Cependant, fidèle à ses principes, l'Albatros finit par lui dire non, gardant pour lui-même ce torse si fantasmé. Il voulait se l'arracher parfois. Il avait pas demandé à avoir un torse pareil. Il avait pas demandé à être désiré sexuellement, il préférait qu'on l'écoute. C'était son corps. Il était né comme ça. Il y pouvait rien. Il voulait qu'on le laisse tranquille avec son torse. On le laissait jamais tranquille !
          La Taupe était déçue, boudeuse comme un enfant à qui on refuse une sucrerie. Elle était partie peu après, en déposant en guise d'au revoir un baiser sur son bec, si ses souvenirs étaient bons. Il ne savait plus. Il s'en foutait chaque fois un peu plus. Toutes ces batteries de gestes n'avaient absolument aucun sens, pas plus la caresse tendre que le baiser d'au revoir. Il en avait déjà discuté avec d'autres animaux, qui leur donnaient à son goût bien trop de crédit. Ils les voyaient comme le sceau d'une relation : en la laissant là, ils pouvaient la reprendre au même point la prochaine fois. Ça ne s'était jamais montré très pertinent. L'Albatros savait reconnaître le mensonge dans ces gestes, et il exécrait cette hypocrisie. Il n'aimait pas quand les animaux évitaient de se dire les choses par confort. Ou peut-être qu'ils étaient trop insouciants pour le comprendre... Peut-être que l'Albatros perçait à jour ces sentiments avant les principaux concernés eux-mêmes... Il valait mieux, plutôt qu'ils soient bêtes ou mauvais...
          Il n'arrivait pas à faire preuve d'un tel optimisme.
          Il avait connu l'amour et savait le reconnaître quand il le vivait, même à ses prémisses. Ces animaux-là ne savaient pas aimer, bien moins encore que tous les autres qu'il avait côtoyés. Il comprenait quand il n'y aurait pas de prochaine fois. Il se fantasmait osant le dire.

          Le plus cynique était encore sa rencontre avec le Lycaon. L'Albatros ne savait pas ce qu'il lui avait pris de l'estimer plus que nécessaire. C'était pourtant un charognard qui s'en cachait fort mal. Un terrible coup de poignard avait été porté au sens : il en avait trouvé là où il n'y avait pas lieu d'en avoir. Il comprit qu'il l'avait inventé de toutes pièces.
          Le premier soir qu'il l'avait vu, il ne lui était pas apparu particulièrement beau. Peut-être même légèrement disgracieux, avec ses yeux noirs renfoncés qui ne trahissaient aucune émotion. C'était souvent le cas : les animaux qu'il voyait s'embellissaient avec le temps, quand il décidait de s'enticher d'eux et qu'il se mettait à leur trouver bien plus que ce qu'ils avaient. Ça tenait à peu, particulièrement cette fois-ci : il l'amusait beaucoup et ils avaient en commun quelques références musicales.
          Très vite le Lycaon s'était mis à le toucher sans son accord. D'abord ce fut un baiser d'au revoir volé - un de plus. Ça le décevait ces petits gestes sans sens, mais passait encore, il était curieux, ça lui suffisait, alors il n'avait pas fait de vagues. C'était la faute à la merde dans la cuvette, celle qu'il avait nettoyée. Il avait changé, oui. Maintenant, comme d'habitude, il s'en foutait, même quand on ne respectait pas son consentement.
          La deuxième fois, le Lycaon s'était montré plus correct. Certes, il lui avait très vite mis la patte entres les cuisses, mais l'Albatros avait accusé le coup sur le temps dont ils avaient manqué. Dans la rue il lui tendait la patte pour lui intimer de la lui tenir. Ça lui rappelait son père : il faisait exactement la même chose quand il était petit. Lui c'était avec amour, tendresse, douceur. En ce qui est du Lycaon, « c'était » : il ne savait s'expliquer de quelle manière. Pas comme son père, en tout cas. Mais l'Albatros était très satisfait que le Lycaon fut correct, espérait qu'il le soit encore à l'avenir. Correct, ah... Comme ça le grisait ! Un animal correct ! C'était fou, inespéré !
          Bah ! Le Lycaon ne le fut plus. Pas qu'il y eût tant d'autres fois, mais qu'après certains actes, on ne peut plus l'être jamais.
          Le bonheur de le retrouver fut de courte durée. L'Albatros avait aimé la chaleur de ses pattes dans les siennes, mais il avait tout gâché en se mettant à le baratiner. Et vas-y que je te trouve beau, intelligent, intéressant, que j'avais très hâte de te revoir... Ce petit numéro l'agaçait de la même manière que les baisers qui s'ignorent adieux. Menteur ! D'ici une heure et demi, le Lycaon voulait se trouver à le prendre très fort et lui fourrer la tête dans un coussin pour se vider en lui. Il n'avait pas à prétendre l'aimer pour y parvenir. Du moins, il avait encore moins de chances d'y parvenir en mentant aussi grossièrement.
          Ah, de quelle patience l'Albatros faisait preuve ! Il était en rut, véritablement, ce charognard, de lui avoir touché un peu le cou et les hanches, il lui répétait : « Tu peux faire ce que tu veux de moi ! », et l'Albatros n'avait pas osé lui dire : « Eh bien, que dirais-tu que je te fasse boire ce thé que tu as tant apprécié la dernière fois ? Que dirais-tu que je te fasse rire, et que je te parle des moments que j'aime dans la vie ? Et puis, je pourrais même te passer mes plumes sur le pelage ! ». À chaque fois qu'il tentait de le calmer, il renchérissait : « Tu peux faire ce que tu veux de mon corps ! ». Ultimement, il lui dit qu'il voulait qu'il aille se masturber dans les toilettes et qu'il lui foute la paix, qu'il ne pouvait rien faire pour sa langue et les filets de bave qui en coulaient. Chien de la casse.
          Non, évidemment, non, qu'il ne tint pas de tels propos. C'eût été bien trop satisfaisant et juste pour être réel.
          Donc, l'Albatros s'en foutait. Ils rentrèrent chez lui et le Lycaon répétait le même genre de conneries, « Je suis là pour ton plaisir » ou « Utilise-moi », en lui touchant les parties génitales. Le temps était long. Parfois, le Lycaon le touchait ailleurs, mais l'excitation retombait rapidement, quand il se remettait à lui fourrer compulsivement les orifices. L'Albatros grimaçait. Il le prit au cou, entre ses pattes griffées, serra fort, dans l'espoir qu'il arrête enfin avec ses phalanges en saisissant la réalité de son geste. À quoi s'attendait-il, de la part d'un animal en rut ? Au contraire, le Lycaon accéléra. L'Albatros grimaça de plus belle. Ce n'est que lorsqu'il sortit sa langue pour la mettre dans un endroit litigieux que son corps se mit à protester de lui-même, en le dégageant d'un coup de fesse.
          Ah, ce que le temps était long... Il voulait qu'il le baise de la manière la plus procédurale possible, pourvu qu'ils en finissent ! Mais même ça, il le faisait fort mal. Il tenta de le prendre sans protection. C'est ce que font les animaux en rut. Ils prennent, ils doivent prendre, peu importe comment. De ça l'Albatros ne se foutait pas, il ne le pouvait pas : se foutre de l'intégrité de son corps revenait à se foutre de tout, c'était la léthargie qui se trouvait au bout de son sexe, dur ou mou - il ne savait pas, est-ce mou ou dur, la léthargie ?
          Il le rappela à l'ordre, il se calma un instant, se reposa à ses côtés, dans ses ailes. Son regard parut reprendre en intelligence, mais dans le noir, il n'en était pas certain.
    Un quart d'heure plus tard, il lui écarta de nouveau les cuisses. L'Albatros se laissa faire. Il voulait voir s'il allait oser.
          Et il vit.
          Pauvre Albatros, il le sentit en lui.
          Il se redressa si subitement que son sexe se retira du sien, et alors il lui en colla une, puis d'autres, il l'asséna de coups, hurla à la mort, prit sa lampe de chevet pour lui exploser le nez et les yeux. Là le sang jaillit dans sa sclérotique.
          Non. Bien sûr que non. Seuls les protagonistes d'une histoire agissent aussi radicalement. Dans la réalité, ils protestent vaguement puis s'endorment aux côtés de ceux qui viennent de les menacer. Il était tard, il ne voulait pas déranger ses voisins et il n'avait pas la foi de demander au Lycaon d'aller dormir ailleurs.
          Même celui qui avait commencé à le violer il ne voulait pas le déranger. Quelle faible estime il avait de lui... Il se dit qu'il devenait comme la Louve, dont on pouvait violer les orifices, puisqu'elle n'y avait rien mis. Voilà ce à quoi il s'en tenait après dix ans de mésaventures.
          Il s'endormit. Le lendemain, il dit gentiment au revoir au Lycaon. Quelques instants plus tard, il rêvait de lui exploser la gueule avec sa lampe de chevet.
    ----

          Entre ces pages l'Albatros est un animal unique. Il n'est pas le seul à être majestueux, ni même digne. Certains d'entre eux ont été épargnés par son courroux. Mais enfin il est le seul à se montrer absolument légitime à penser, à sentir, à ressentir, aussi. Il est le seul dont on peut à la fois saluer le piquant et la douceur, puisqu'il les dose avec finesse. Lorsqu'il pique, c'est toujours à raison. Lorsqu'il souffre également.
          L'Albatros est un être intégralement légitime, un démiurge.
          Entre ces pages. Jamais ailleurs.
          Lorsqu'il se comporte au-dehors comme dans ces pages, on le trouve surprenant, d'abord, insupportable après. Très vite. Souvent en quelques semaines, sinon tout de suite.
          Il ne se prend pas assez pour de la merde au goût des charognards. Il y a quelque chose, avec les oiseaux... Ce côté féminin, qui fait qu'on attend d'eux qu'ils soient modestes et doux comme leur plumage. Vulnérables et fragiles. Violables, ultimement. Ce sont de chouettes qualités aux yeux des prédateurs.
          Or, depuis que lui sont poussés des crocs, l'Albatros détonne franchement. Il n'a plus rien à voir avec ses homologues. Et ça les ennuie, les charognards de ne plus pouvoir abuser d'une belle créature. Comment instaurer des rapports de prédation avec un animal d'une telle envergure ? Souvent il était bien plus grand que ceux qui le convoitaient. S'ils connaissaient la réponse à la question, nul doute qu'ils s'en seraient donné à cœur joie.
          Il est toujours plus beau. Cela ne change pas. Plus beau que jamais, même. Mais dès qu'il ouvre la bouche on lui voit les crocs et c'est le début de la fin. Il piaille, sans s'arrêter, trop soucieux de divertir ses interlocuteurs. Les plus durs d'entre eux refusent de l'entendre. Il dit plutôt qu'ils sont bêtes. Qu'ont-ils de plus intéressant à dire ? Bonjour ? Oh, diable, qu'ils sont bêtes. Ce sont des animaux qui se disent bonjour et ça va et tu fais quoi dans la vie et il fait bon aujourd'hui. Il ne peut pas croire une seule seconde qu'il s'amuserait avec eux, alors il les remercie d'être aussi chiants, de la sorte il ne perd pas son temps avec eux.
          Ceux qui se laissent séduire par son exotisme tombent en pâmoison. L'Albatros a de quoi plaire ! Il est beau. Oui, je l'ai déjà dit. Mais il s'agit de la qualité principale recherchée par un animal lors de la saison des amours. Soit toute l'année. Il a tout. Une gueule fine, qu'on peut remarquer avec plaisir lors des ébats. Mais le pire, c'est son corps. Ils lui disent tous « J'adore ton corps » quand ils l'ont entre les pattes. Surtout quand il enfile un petit pyjama. Encore plus quand ils le lui enlèvent et qu'ils prennent du recul pour le contempler. Hochement de tête, satisfaction, langue qui passe discrètement sur les lèvres. Le charognard va manger de la chair fraîche.
          Ils se gardent bien de vanter sa pertinence alors qu'ils en profitent largement. Ils sont installés confortablement et un bel oiseau leur fait la discussion. Que demander de plus ? Une pipe probablement. Une pipe ça leur irait vraiment bien. Mais ils évitent de demander ça trop tôt. Ceux-là sont un peu plus intelligents.
    ----

          J'arrive à un point où le sentiment d'injustice pèse plus lourd que le sentiment de légitimité.

          Je ne suis pas si belle.
          J'ai envie d'être quelqu'un de mauvais.
          J'ai envie que tous ces échecs prennent sens dans le mal que je représente.

          Car l'injustice de ma situation est insoutenable. Elle m'élève, mais me donne à être martyr davantage chaque jour.

          L'injustice me donne à voir un monde obscur qui ne me laisse comme place que celle d'une personne esseulée et mal-aimée.
          C'est pour l'amour de moi-même que je dois trouver en moi ce qui déplaît tant aux autres. C'est pour l'amour de moi-même que je dois trouver en moi des motifs qui répugnent à l'amour.


    votre commentaire
  •      Je suis de retour. Voilà sept mois que je n'avais pas trouvé mon journal. J'avais besoin d'autre chose. D'avancer dans mes projets. C'était positif, de ne plus avoir ce besoin de pleurnicher dans ses pages. J'avais toujours regretté cela auparavant, car c'était indicateur de mon oisiveté. Désormais, j'interprète ce désintérêt comme un signe de maturité.
         Aujourd'hui je retourne dans les jupons de mon journal. On en a le droit, parfois, non ? De pleurnicher un coup, comme au bon vieux temps ? Se rappeler avec nostalgie, le temps d'une après-midi, l'enfant qu'on était, celui qui ne sera plus jamais, jamais...
    -----
         Elle disait baiser quand elle pensait l'amour, il disait faire l'amour quand il pensait baiser.
    -----

         L'Albatros était parti en voyage. Un voyage social. Il explorait des contrées dont il n'aurait jamais soupçonné l'existence auparavant.

          Il s'en était méfié, au début, y voyant plus d'écueils que de joies potentielles. En conséquence, il était méchant comme tout. Il montrait ses dents aiguisées à longueur de journée, elles lui faisaient une drôle de tête. Puis, à mesure des jours, il s'était fait à la faune et à la flore. Il avait apprivoisé ce nouvel environnement. Il commençait à savoir comment s'y prendre pour se faire non seulement respecter, mais choyer par les animaux en ces lieux. Le plus souvent, il suffisait simplement de feindre qu'il était un animal social prestigieux pour réellement le devenir. Et il avait fini par y croire. Être admiré une première fois, par l'Ours, puis une deuxième fois, par le Guépard, puis une troisième, depuis presque toujours, par le Zébu, et c'était compter sans la Girafe, avec sa fausse froideur qui ne le trompait pas, car il surprenait ses regards d'agneau ; enorgueilli par cette attention, il se comportait comme si la plupart des animaux qui le croisaient dans la rue étaient ébahis par sa présence. Ce n'était pas tout à fait faux. Il voyait bien les regards qui convergeaient vers lui. Restait à savoir s'il s'agissait de regards d'admiration. L'Albatros prenait un raccourci intellectuel : c'en était, cette conviction lui convenait. Il composait avec.
          Là-dedans il lui semblait parfois qu'il perdait l'essentiel. Il le voyait bien lorsqu'il était question du Guépard et de l'Ours polaire, dont il venait de faire la rencontre.
          Il avait cette connexion étrange avec le Guépard, qui faisait qu'en même temps qu'il le méprisait un peu, qu'il le laissait à se languir de lui - il faisait cela très bien -, il ne pouvait pas s'empêcher de vouloir son poil à proximité de son plumage. C'était effrayant de magnétisme, à la limite de l'absurde. L'Albatros en oubliait la plupart de ses appréhensions sur la séduction (le moins que l'on puisse dire, c'est qu'il était mauvais en la matière).
          Le soir qu'il avait prévu d'en finir de cette comédie qui se jouait entre eux, le Guépard avait baissé les yeux. L'Albatros en avait assez de ses états d'âme constants et absurdes. Ses caprices de Guépard à la masculinité blessée, il n'y comprenait rien. Contre toute attente, le Guépard s'était senti ridicule. Ah, ça ne lui avait pas facilité la tâche, qu'il se soit senti ridicule au bon moment ! Car, à partir de ce moment-là, tous les mots qu'il avait préparés pour l'éconduire, il les avait ravalés. Clémence spontanée. Il n'avait pas pu. À mesure de la soirée, ils ne faisaient plus sens. Il le regrettait, malheureusement, car ça n'avait rien de raisonnable que d'être aimé par un animal à la masculinité blessée.
    -----

         J’ai longtemps été incapable de comprendre ce qui pouvait diminuer un cerveau, le mien produisant en abondance sens et intérêt pour ce qui m’entoure. J’allais extrêmement bien, et je ressens une immense gratitude envers mon corps pour m’avoir permis d’accéder à un tel bonheur plusieurs années durant. J’ai conscience que cette joie de vivre n’est pas donnée à énormément de monde.
         Même lorsque certains évènements me faisaient passer un mauvais moment, mon corps fonctionnait si bien qu’il manifestait cela par un coup de stress ou de colère dont je venais à bout avec une simplicité confondante. J’avais contre ces désagréments une recette très efficace : il me suffisait de faire du sport, de chanter, d’écrire ou de fumer un joint pour que de nouveau, tout aille pour le mieux. Toutes ces activités parvenaient à me distraire, à me procurer un sentiment bien plus puissant que ceux que j’aspirais à vaincre. J’en ressortais fièrement, ravie d’avoir été dotée d’un corps câblé à l’excellence, promesse d’un bonheur à vie. Dans ces moments, je me sentais invincible : je ne voyais pas pourquoi ce corps qui fonctionnait si bien se mettrait à défaillir un jour ; je ne parvenais pas à me voir développant une quelconque tare mentale, même si j’avais assez d’imagination pour concevoir que la force puisse me faire défaut dans un futur lointain. Pour l’heure, l’équilibre de mon esprit me paraissait imperturbable. D’ailleurs, mes mésaventures avaient intégré mon bonheur : ils ponctuaient ma joie béate, laquelle, à terme, m’aurait parue plate et ennuyeuse.
         Somme toute il se trouvait dans ma vie suffisamment de belles promesses pour que je ne sois pas sérieusement inquiétée des mauvaises. Chaque fois que me venait une triste nouvelle, de joyeuses opportunités se présentaient à moi aussitôt. Je m’investissais plus volontiers dans ma joie que dans ma mélancolie.

          Aujourd'hui, j’ignore pour quelle raison exactement j’ai perdu cette force ; je sais toutefois que je ne peux pas attribuer ce changement à un évènement en particulier.   
           
         D’abord, en début d’année, j’ai souffert la séparation du Lévrier. Je me souviens bien de ce passage à vide où je mangeais compulsivement, sans goût aux aliments, pour combler le vide que son absence avait créé ; je vivais bien, mais en savourant peu… Je ne m’en voulais pas d’être dans un tel état. Sans son amour et l’amour que je lui portais, lequel ne m’avait pas quittée depuis notre rencontre, je me sentais soudainement démunie. J’avais besoin d’accuser le coup, de réapprendre à vivre en leur absence. Je m’accrochais à des idéaux romantiques, me répétant : « deux êtres qui s’aiment se réuniront tôt ou tard pour vivre ce qu’ils se doivent de vivre ; et si, hélas, nous ne sommes jamais réunis, c’est qu’il ne m’aimait pas comme il l’a prétendu… ». De la sorte, l’issue de l’histoire n’était plus de mon ressort, mais du sien ; de son amour, pas du mien.
         Un mois plus tard environ, je me suis mise à rencontrer du monde. J’avais envie de me trouver quelque chose, n’importe quoi d’à peu près décent : la tâche s’est montrée bien plus complexe que prévu, et je suis ressortie de ces tentatives grandie, mais ébranlée. A ce moment, par un ascétisme nouveau, je me suis mise en tête de ne plus chercher quoi que ce soit, de me laisser porter simplement par ce que le hasard de la vie mènerait devant moi. Outre les moments de déréalisation et de sidération, en partie issus de ma consommation d’herbe, cette période fut probablement la plus heureuse de mon année. La vie était douce et généreuse. Elle a choisi ce moment pour mettre sur mon chemin la Louve et le Renard. Je les ai rapidement aimés, tous les deux, mais très raisonnablement.
         Je me souviens de ce moment étrange et suspendu, là-haut, et j’aimerais tant y retourner… Tout allait si bien ! Les mains de la Louve sur ma peau étaient douces, je les savourais, et son sourire, et sa fierté de me présenter à ses amis charognards ! Elle s’était ouverte à moi, elle m’aimait comme elle sait le faire, très gentiment, très lentement. Le Renard nous était passé devant et il avait ouvert si grand la gueule que sa mâchoire s’était décrochée. Un peu plus tard, je lui avais proposé de nous rejoindre. Je me souviens de l’hébétude de me retrouver face à ces deux êtres, frappée par mon désir pour eux. Je ne parlais pas, ou très peu, pleinement investie par cette prise de conscience cocasse. Cocasse ! Oui, les choses étaient cocasses, à ce moment-là !
         Aujourd'hui ces mêmes choses n’ont plus aucune magie. Elles portent le morne lest de la déception. J'essaye de m'y soustraire avec acharnement.

         Je peux fermer les yeux et m’imaginer encore là-bas.
         Dans ma vision périphérique, des groupes d'animaux conversent, masses noires aux messes impersonnelles. La plupart des visages sont gris, nimbés d’obscurité, seuls ceux qui se trouvent sous les lumières tamisées se dévoilent. Fumées blanches au-dessus des têtes. Il fait encore bon ; La Louve porte sa bonne humeur, sa veste de blazer beige et un short cycliste. Elle me transporte d’un endroit à l’autre en me prenant la main. A côté d’elle, si gracile, je suis une créature grossière et gigantesque – un Albatros. Le Renard est là qui sourit joliment, puisqu’il sourit toujours joliment, de tous ses crocs, notamment lorsqu’il est mal à l’aise. Il parle avec la Louve, qui lui répond avec enthousiasme, dans son ignorance, ce qui, à terme, l’apaise. Nos regards se croisent à peine.
         Je rouvre les yeux sur un monde que je peux trouver fade en toute légitimité.
         Ce n'est pas pour aujourd'hui, la légèreté. 
         Mais elle viendra bientôt, quand je ne l'attendrai plus.



     


    votre commentaire