•         Faute de pouvoir soutenir sa propre bêtise, la vieille porte des bas de contentions. La peau de ses bras pend et gigote au rythme des cahots du bus. Elle a l'air tout à fait folle, à parler seule avec frénésie. Un virage l'envoie valdinguer de l'autre côté du bus, puis elle se rue sur la barrière comme un matelot s'accrocherait à la poupe après avoir manqué de passer par-dessus bord. Regarder par la fenêtre ne la divertit plus, alors elle cherche un nouveau coin pour marmonner. Une autre fenêtre, peut-être.
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          Je crois que dans la plupart des cas où nous sommes témoin d'un méfait - une atteinte à la propriété, par exemple -, ce n'est pas un sentiment de justice qui nous pousse à agir pour réprimer son auteur, mais une envie mégalomane : celui d'être la main qui punit. Est-ce que, lorsque je poursuis l'escroc ou le voleur, ce n'est pas tant parce qu'il est un escroc ou un voleur et que j'ai eu la clairvoyance de le comprendre, plutôt que parce que je veux éviter à mon prochain d'être victime de ses méfaits ? N'est-ce pas pour me prouver à moi-même que je suis assez intelligent pour m'éviter d'être déniaisé de la sorte ?
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         Je me traîne comme un fardeau. Il y a des personnes et des personnes qui se sont tuées pour moins que ça ; des personnes qui avaient du talent et de jolis petits minois mélancoliques. Ils avaient le talent et le petit minois, et pourtant, ils en ont fini. Il ne me semble même pas posséder de pareilles choses, et pourtant… J’ai été bien programmée, car je ne pense qu’à vivre.
         Quand je pense à la fin, j’ai le vertige, alors je divague… Je me dis, peut-être la réincarnation, peut-être l’enfer – car je ne crois pas au paradis, encore moins pour moi - : c’est toujours mieux que le rien. J’accepte mon ignorance avec une extrême complaisance car elle laisse libre cours à mon imagination.
         Moi qui, si fièrement, brandissait mon athéisme, il me fait trembler, maintenant, car je me sens vieillir et ne peux plus me lover dans le confort de ma jeunesse. Je songe à me persuader de quelque dogme délicat pour m’ôter à la mort insoutenable.
         En l’attendant, je me traîne comme un fardeau. Et pour cette attitude, je suis proche de m’exécrer. Ce n’est que par le même instinct de survie qui me pousse à ces fantaisies morbides que je ne m’abandonne pas à la haine de moi-même. Je me hais, mais doucement. Je ne supporte pas mon poids et le regard des autres et ce que j’en imagine d’impitoyable. Ah, dans leurs yeux… Je me vois laide, laide, laide, pire encore, insignifiante, et j’aimerais autant les leur crever ! Leurs yeux ! A qui, au juste ? Je ne sais pas !
         C’est une évidence que j’ai l’outrecuidance d’oublier, ce droit de naissance qui me rend inapte à l’amour. Je ne m’y suis toujours pas résolue ! D’où me vient-il, ce satané droit de naissance ? De mes cordes vocales, qui ne portent pas ma discussion et en désintéressent tout un chacun ? Ou alors, est-ce ma discussion elle-même qui se fait insipide ? Mon regard qui manque d’intelligence ? Mes sourires qui paraissent faux ? Qu’est-ce qui cloche chez moi ?
          J’ai cette impression d’être ailleurs, insaisissable par le commun des mortels. J’observe les autres avec cet air répugnant d’infériorité, admirant leur habilité à converser. Je les vois développer des relations et je me vois demeurer dans cette détestable constance. Je ne souffre pas de solitude. Il m’en coûte, mais c’est peut-être d’un manque de reconnaissance dont il est question. A qui apporté-je du bonheur ? Ne serait-ce qu’à moi-même, je n’y parviens pas. Pourtant, je ne peux pas me résoudre à aller mal ; aller mal, un tas de gens le font déjà. Je vais, simplement et sans but.

         Plus encore, je ne supporte pas mon manque de productivité. A mesure que je n’écris pas, que je ne dessine pas et que je ne cours pas, je dénue mon existence de saveur et la vide de son sens. Ce temps que je n’emploie pas là-dedans, je lui fais une extrême offense, je le consacre à des futilités, c’est à hurler. Le consacrer à des individus malsains lui fait encore plus offense que mon oisiveté.
    ---- 

           Je n’avais pas pensé à cet aspect du phénomène, jusque-là. Si Emma a demandé à être incinérée, qu’elle n’a pas souhaité de cérémonie, c'est parce qu’elle voulait effacer son existence, tant matériellement que symboliquement. Et moi, qu’ai-je fait de sa mémoire, pendant tout ce temps ? Je l’ai ranimée, encore et encore, par écrits ou simplement en la caressant dans mes pensées.
          Je croyais lui faire honneur, mais je n’ai pas respecté ses dernières volontés.
          (C'est étrange de parler de dernières volontés quand leur attribut est une adolescente de seize ans.)

           (Maintenant que j’écris, c'est comme si je respirais à nouveau. J’ai demeuré dans une telle privation d’oxygène que chaque bouffée m’est, quoique revitalisante, douloureuse.)

            J’ignore s’il est de choses qui ne m’échappent plus, désormais – et ce désormais, c'est la personne qui est moi-même et qui est profondément changée ; qui, en conséquence, ne sait plus tellement ce que c'est que « je ». Peut-être qu’à l’époque, je remarquais d’autres choses ?
           Ces derniers temps, je ne sais même plus ce que c'est, « ces derniers temps ». Je me sens étrange. Je pourrais aussi dire que je me sens folle, dépassée par le flot de pensées qui se succède sans s’essouffler dans ma tête. J’ai l’impression de ne plus rien contrôler et de ne plus rien pouvoir affirmer de ce que j’étais avant.
           J’ai l’impression d’être née, ces derniers temps.
           Celle que j’étais m’est bien plus étrangère que ce que les autres sont. J’ai oublié le principe qui régissait mon esprit à l’époque. Il me semble que tout était bien plus calme et simple, que les pensées ne me tambourinaient pas dans les tempes. Il m’arrivait souvent de ne penser à rien, paisible - condition qui est fort éloignée de la mienne maintenant. Ma condition est à double tranchant : avec le caractère intrusif de mes pensées, de nombreuses informations sur le monde extérieur me parviennent ; cependant, l’encombrement dans ma tête désinhibe ma parole et me fatigue.


           Peut-être que je trouve simplement étrange d’être en ayant conscience de sa finitude. Je vis si intensément que j’ai l’impression de vivre mes derniers instants.


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  • Oh ! Vil albatros, effrayé du feu jadis,
    se plut à goûter de sa charmeuse morsure :
    son plumage vif, un formidable délice !

    De ses ailes obscures, ce funeste augure
    reçoit les audacieux osant l’approcher
    de grâce ; soit pour le haïr, soit pour l’aimer.

    Séduit par ce mal, il renonce à la raison :
    sa majesté mène une vie d’impulsions !
    Le prince des nuées ? Croulant sous les huées !

    Dans son crâne de moineau rien n’est plus sensé
    Que l’extase ! Pour sa gloire, l’oiseau son commis,
    Tout haut proclame le chaos et l’anomie !

     


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  •                                                   Il aimait la haine et haïssait le ressentiment.

     

           Le ressentiment est une crasse indécrassable qui colle à toutes les peaux, aux plumes et pelages, et leur esprit… Il se balade en tout lieu, et avec sérénité, dans ce monde de bêtes.
           Chaque fois que l’Albatros croit s’en être lavé, il le voit à nouveau qui gravit ses pattes lascivement… Mignon, presque, ce ressentiment qui se cache derrière la justice ; on l’eût confondu avec d’autres sentiments bien plus agréables. Et chaque fois, l’Albatros se montre faible devant ce petit minois, qui le séduit jusqu’au dégoût. Mais si l’Albatros se montre faible, il ne se montre pas tout à fait passif dans cette histoire.
           De curieuses créatures ont entretenu cette histoire de ressentiment ; récemment, il y a eu un Ours et un Suricate. D’autres bestioles s’en sont mêlées, aussi… Il y a eu le Lapin et ses manières doucereuses… Un drôle de Pigeon… Enfin, tout un écosystème qui lui évoquait du dégoût avec plus ou moins d’animosité.

           L’Albatros, pourtant, est un philanthrope, ce qui ne signifie pas tant qu’il aime les gens, mais plutôt, qu’il aime à les aimer. Or, il était de plus en plus compliqué pour lui de les aimer, ces gens, figures quelconques qui ne veulent rien dire et retournent aussitôt, et de leur propre volition, dans l’oubli.

           Bon, soyons concrets : l’autre jour, un Souriceau est venu frapper à la porte. De prime abord, l’Albatros s’était laissé attendrir ; il était si petit ! Les traits de son visage étaient si fins, si enfantins qu’ils dévoilaient une grande fragilité. Il ne le connaissait que de son ancienne amie la Gerbille, et fort vaguement, mais il se sentit assez en confiance pour lui ouvrir la porte de son foyer. Le Souriceau parlait peu, au départ, impressionné par la stature de l’Albatros, et l’Albatros s’était conforté dans son idée : « Eh bien, c’est un Souriceau. Tout ce qui l’entoure doit lui paraître grand. » Et même, il s’était satisfait de la petitesse du rongeur : « Pour mes grandes ailes, une bête qui ne prend pas de place et qui m’obéit, c’est le pied ! ». Hélas, l’Albatros s’était trompé sur toute la ligne ! Qu’il était naïf de croire que la petitesse proscrivît la vicissitude… Il semblait que le Souriceau lui-même ne s’en doutait pas : comment expliquer une telle candeur, autrement ? Par le calcul ? Y avait-il assez de cervelle dans son crâne de Souriceau pour cela ? La question n’intéressa pas l’Albatros longtemps. Il tenta vaguement de compromettre les plans du Souriceau par un mot au Lapin - qu’il n’appréciait franchement pas davantage, au demeurant -, mais il n’en fut rien. Déjà, il avait d’autres soucis, et le Souriceau avait rejoint sa tanière pour le plus grand des biens.

           Des événements de cet acabit - insignifiants - s’enchaînaient. L’Albatros avait revu le Lapin voilà une semaine. Au contact du Lapin, l’Albatros se sentait toujours un peu fébrile, un peu enfant… Il trouva son pelage bien sale, et ne manqua pas de le répéter aussitôt à toute la basse-cour. Le Lapin aussi, semblait fébrile, à gratter son pelage gras ponctuellement… Oh, il avait aussi de l’enfant, dans sa hargne ! Peut-être que l’Albatros l’avait cherché, avec sa curiosité, mais de là à lui répéter le bien-être que lui procurait sa Lapine, et avec cette suspicieuse emphase ! Il lui avait demandé de parler de sa relation, pas de ce qu’elle lui apportait ! La démarche du Lapin ennuya l’Albatros – et pour ennuyer l’Albatros, il fallait le faire. Il répétait « Ma Lapine, ma Lapine… », sans se lasser, avec un plaisir qu’on aurait pu croire authentique, et c’est là qu’il s’était montré enfant. L’Albatros songea alors : « Pauvre Lapine », et il trouva cette pensée réjouissante.
           Celui-là, c’était un Lapin, pas un Souriceau : il avait un peu de cervelle, alors l’Albatros s’était douté qu’il y avait quelque volonté de le blesser dans sa démarche. Il s’était raisonné « Celui qui souhaite blesser est aussi celui qui aime. » Mais sa meilleure raison ne le persuada pas d’abandonner sa tristesse. Il n’y arrivait jamais facilement quand il s’agissait du Lapin. Pourtant, il l’y avait invité en lui faisant maintes démonstrations de sa bassesse. Il ne savait pas s’il était question de vice ou bien plutôt de bêtise, mais en fin de compte, c’était comme le Souriceau : il était retourné dans son terrier, lieu où toutes ces considérations n’ont aucune espèce d’importance. Là-dedans, la tristesse de l’Albatros n’était qu’une considération parmi d’autres. Faute de lui trouver une raison d’être, ce sentiment devenait désagréable, surtout à mesure qu’il persistait. Il ne croyait pas qu’on réglât les problèmes en les ignorant, mais il ne se sentait pas de déranger des bêtes dans leur terrier.
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    L’amour

              Ce jour-là, l’Albatros l’avait un peu maussade. Il arriva fort tardivement et en sueur aux festivités, fut tenté de les annuler, et, pour finir, attendit une bonne vingtaine de minutes qu’on lui ouvrît la porte. La Chatte vint le rencontrer en catastrophe, félinement navrée. Avec quelle aisance elle brandit ses yeux ! Elle se savait instantanément pardonnée par l’Albatros : il ne pouvait que lui rendre, en connaissance des faveurs qu’elle lui portait. Bientôt, son estomac vide se mit à gargouiller devant le buffet, quant à lui, vidé. Pendant une dizaine de minutes, il racla pathétiquement le plat d’un suspicieux gâteau au chocolat.
          Chose faite, il s’intéressa enfin aux convives, un verre de gin à la patte. Toutes sortes de bruits d’animaux s’élevaient de la pièce. L’Albatros aperçut le Corbeau, dont le plumage avait retrouvé de sa superbe, revigoré sans être vif, ainsi que le Chien et ses grands sourires canins. Voilà plusieurs années qu’il n’avait pas vu l’Orang-outan, qu’il ne manqua pas de juger, comme à l’accoutumée, très peu digne d’intérêt, quoiqu’à peu près aimable. Il n’avait jamais vu le reste des convives, dont la plupart étaient apathiques et muets. C’était une drôle de réunion, tout de même. L’un d’entre eux attira davantage l’attention de l’Albatros : un Loup gris au pelage dense, qui, malgré ce quelque chose de souffreteux qu’il avait dans le regard, fut du goût de l’Albatros. Il était possible qu’il fabulât dans ce qu’il voyait de souffreteux chez le Loup, mais il en avait l’intuition, et la pensait juste. Etrangement - car d’ordinaire, l’Albatros tenait plutôt ces aspects-là en aversion -, cela participait de son charme, puisqu’il n’aspirait qu’à le couvrir de ses grandes ailes réconfortantes. Ils parlèrent doucement et sans prétentions. Ils aimèrent cela, s’écouter. Le Loup ponctuait presque chacune de ses interventions d’un rire modéré et triste qui lui rappelait celui du Lapin. Ce qui, hélas, lui plut aussi.
          Quelques intrépides entraînèrent l’Albatros dans les rues de la Fosse. Les convives apathiques s’étaient retirés et le Loup, quant à lui, se montrait tout à fait disposé à la conversation. Une fois qu’il avait pris les devants dans la marche, l’Albatros eut tout le loisir de contempler le dos robuste du Loup et de saisir à quel point il souhaitait y glisser ses plumes. Peu à peu et subitement, l’Albatros porta des yeux amoureux sur le Loup ; des yeux interdits qui ne seraient jamais que des yeux. Les autres convives s’étaient éclipsés et il ne voyait plus que le Loup. « La faute au gâteau suspicieux, se dit-il pour se rassurer, Je ne marche même pas droit, comment pourrais-je penser droitement ? » Mais tout de même, cette situation le faisait cogiter. Au moment de se quitter, ils plongèrent dans leurs yeux respectifs. Il s’y passa quelque chose que le verbal et sa platitude ne retranscrivirent aucunement.

     

    Le désamour

          L’Albatros n’eut de cesse d’y penser les jours qui suivirent. Ces pensées furent vite contrariées par d’autres, bien plus raisonnables ; les plus agréables précédaient les plus coupables. Était-ce la conscience de manquer à un devoir, ou bien l’idéalisation qui ne l’affectait plus autant ? Comme son engouement avait tout à envier à l’extase du soir précédent, l’Albatros s’autorisa, un jour qu’il correspondait avec le Loup, à l’inviter à prendre part à ses festivités nocturnes. L’Albatros fut heureux de le voir apparaître - il s’était fait attendre, légèrement en retard -, mais il fut en même temps très déçu de voir ratissé le pelage de son visage, qu’il portait lors de leur première rencontre touffu et soyeux. « Il faut toujours voir un animal sans son pelage pour évaluer sa beauté, mais je me garderai bien de me montrer auprès de lui sans mon plumage ! S’il souhaite me plaire, Je lui dirai de garder son poil. Et ce sera tant pis pour lui s’il ne le souhaite pas. Y a-t-il un quelconque mal à cela ? » Cette position de force lui permit de minauder – quoique maladroitement - auprès du Loup. Le Loup aussi, minauda, ce que son amie le Koala ne manqua pas de remarquer.
           Une poignée d’heures plus tard, ils étaient là, tous les deux près de la fenêtre, à ne toucher leurs lèvres que par l’intermédiaire du houka. La tournure des choses semblait être le fruit d’une pernicieuse combine. Le Loup, la faim au ventre, entendait bien se piffrer de volatile, mais il manquait de clairvoyance. Les intentions de l’Albatros étaient tout ce qu’il y avait de plus bénin, et, l’heure du coucher s’approchant, il le congédia dans le salon d’un regard droit dans les yeux. Pour autant, il ne se sentait pas brave d’avoir agi de la sorte. Sa décision n’était contrariée d’aucune lutte passionnelle. Peut-être aurait-il perdu, dans une telle situation. Il songea que la fidélité était bien au-delà de ces considérations : qu’il s’agissait d’être capable de bannir le plus plaisant des sentiments. Sournois, il se glisse sous la peau. L’en enlever est un véritable sacrifice, une négation du soi, et, je le crois, l’une des plus belles preuves d’amour qui puisse être faite. De cela, il ne pouvait se targuer, car il y avait plongé tout à fait quand il l’avait animé. S’il était capable de congédier le Loup de son lit, il n’avait pas été jusqu’au bout en le soustrayant de ses pensées dès lors qu’il y était entré. Maintenant que la raison avait retrouvé son assise, il n’avait plus aucun mérite à agir de la sorte. La fidélité, faute d’être contrariée, est facile ; de circonstances.
           L’Albatros ne fut guère surpris du manifeste désintérêt du Loup gris les jours qui suivirent. Ils avaient déchanté en cœur. Il se disait toutefois, dans sa tête, silencieusement : « De toutes les attirances ne naissent pas toutes les amours… », et cette pensée l’attristait subtilement. C'est-à-dire qu’elle ne lui arrachait pas une traître émotion, mais qu’étant négative et ponctuelle, il ne pouvait pas prétendre qu’elle fût réjouissante pour autant. Il était déçu, surtout, d’avoir été agité si violemment – physiologiquement, même – pour si peu de choses. Le silence devenait un soulagement tant la parole le mettait dans l’embarras.
           Il avait pris part au jeu de la nature, contingent. Et il avait perdu.


     



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  •          Dans les milieux féministes dont je fais partie, la liberté sexuelle est une valeur fondamentale. Il s’agit d’un terme englobant qui correspond au droit de disposer de son corps dans le cadre de relations sexuelles et amoureuses. La liberté sexuelle peut être liée à l’orientation sexuelle – ce peut être le droit d’avoir des relations homosexuelles par exemple - et aux pratiques du sexe en général – le droit d’avoir de multiples partenaires, de pratiquer le BDSM, d’être TDS, etc… La plupart de ces activités ont été les vectrices d’exclusion sociale par le passé, et le présent garde les vestiges de cet opprobre. Cette exclusion était parfois encouragée par la loi et la science, avec la pénalisation de l’adultère ou l’inscription de l’homosexualité et de la transidentité en tant que maladies dans le DSM. A ce titre, si la liberté sexuelle est encore loin d’être acquise, elle constitue une avancée indéniable en termes de droits humains.

              Pour autant, je suis critique de certaines manifestations de la liberté sexuelle en tant qu’elles peuvent aussi nuire au bien-être des individus. Je ne suis pas en faveur d’une liberté sexuelle totale et préconise plutôt une éthique du sexe – car il n’y a aucune raison que la sexualité soit la seule sphère de la vie exempte d’éthique, bien au contraire.

    1. Préférer la quantité à la qualité passe nécessairement par un mépris (quoique souvent consensuel) de ce qu’est l’autre.

           Je vise ici des relations dont l’intérêt est essentiellement sexuel, dont la durée et la fréquence sont variables, mais qui sont généralement sporadiques ou courtes. La perspective de ces relations peut être envisagée de deux manières : soit les deux partenaires, de commun accord, limitent leurs relations à des services sexuels ; soit les partenaires n’ont pas les mêmes optiques, et l’un des partenaires a un attachement émotionnel que l’autre n’a pas.

           La seule chose que l’on peut reprocher à la première posture, c’est qu’elle consiste à traiter l’autre comme un moyen. Que ce regard soit consensuel n’induit pas, selon Kant, que la relation entretenue soit, en tout et pour tout, morale ; au contraire. Une des maximes de Kant dans Les Fondements de la métaphysique des mœurs est la suivante : « Agis de telle sorte que tu traites l'humanité aussi bien dans ta personne que dans la personne de toute autre toujours en même temps comme une fin et jamais simplement comme un moyen. » La maxime ne se limite pas aux relations dont je parle : elle vise toutes les relations d’exploitation qui dénient aux individus leur statut de fins.
            Je comprends la maxime de Kant comme une métonymie. Ce ne sont pas les autres qu’il faut considérer comme des fins, c'est-à-dire prendre pour objectifs : ce serait un contresens ; il s’agit de comprendre chaque individu comme étant en poursuite de ses fins propres. Cette poursuite s’effectue avec une telle vigueur que l’individu s’apparente lui-même à une fin.  
            Les fins ne sont pas les mêmes d’un individu à l’autre, mais Kant pense que nous en partageons tous.tes une : le bonheur. Ainsi, lorsque Kant préconise de traiter les autres en tant que fins plutôt qu’en tant que moyens, il invite le lecteur à considérer tant son bonheur propre que le bonheur des autres. Or, si Kant met en opposition les termes de « fins » et de « moyens », c’est parce qu’ils s’excluent l’un l’autre ; autrement dit, il n’est pas possible de considérer les fins des autres – et leur bien-être - si on les traite comme moyens de plaisir sexuel.

            Avec cet œil kantien, la première posture de relation, dans laquelle les partenaires se voient exclusivement et mutuellement comme des moyens sexuels, n’est éthique qu’en apparence. Les deux partenaires voient en l’autre la possibilité de leur épanouissement sexuel – ils voient leur partenaire comme moyen sexuel –, mais ils méprisent en même temps l’épanouissement sexuel qui n’est pas le leur – puisqu’ils ne les prennent pas pour fins. Tout du moins, si l’épanouissement sexuel de l’autre est pris en compte, c’est parce qu’il est lui-même pris comme moyen de l’épanouissement sexuel propre. Par exemple, procurer du plaisir à mon partenaire peut m’exciter sexuellement et favoriser ainsi mon plaisir sexuel.
            Là encore, on pourrait se demander quel est le problème : tout le monde semble y trouver son compte. J’objecterai que le désintérêt des fins d’autrui peut tout à fait pousser à leur contrevenir : cette posture égocentrée ne prête pas à l’écoute des besoins respectifs. Dès lors, si aucune frustration ne ressort de ces relations, c’est par un heureux hasard ou en vertu de leur caractère éphémère, et non parce que les partenaires auront pris certaines dispositions pour avoir une relation saine.
            J’objecterai également que le désintérêt des fins d’autrui n’est jamais entièrement symétrique ; que certains préconiseront dans ce type de relation une indifférence totale, tandis que d’autres apprécieront un minimum de communication liminaire ; ce désintérêt se manifeste donc à des degrés différents et de manières différentes (chacun ayant un fonctionnement singulier), et un tel contraste peut également favoriser le mal-être des partenaires.
           
            La deuxième posture de relation, dans laquelle un partenaire développe un attachement émotionnel non réciproque, me semble, sans équivoque, garante de mal-être. L’attachement émotionnel rencontre l’indifférence son antipode : l’égo n’est pas satisfait et il en découle une douloureuse frustration.
            J’ajouterai que si le consentement sexuel est souvent perçu comme l’unique condition de possibilité de relations sexuelles, il n’est pas possible de s’y limiter : le consentement sexuel est seulement le garant d’une relation sans abus sexuels, et plus encore qu’une relation sans abus sexuels, je souhaite aux humains d’avoir des relations épanouissantes.
            Le consentement n’est pas uniquement sexuel, c'est-à-dire qu’il ne se cantonne pas à l’autorisation de performer un acte sexuel, même dans le cadre de relations humaines gravitant autour du sexe. Le CNRTL définit le consentement comme « L’acte libre de la pensée par lequel on s'engage entièrement à accepter ou à accomplir quelque chose », et ne précise à aucun moment ce à quoi le consentement se rapporte, corroborant la vision d’un consentement multifacette. Nous sommes traversés par de multiples désirs vis-à-vis des individus qui nous entourent, et leur traduction dans la sphère relationnelle prend la forme d’un consentement mutuel. Cependant, lorsqu’on cantonne le consentement au consentement sexuel, on choisit délibérément d’ignorer toutes les autres formes de consentements et de désirs qui peuvent s’inscrire dans nos relations, aussi utilitaires soient-elles. Si je m’accorde avec mon partenaire quant au consentement sexuel, mais que je désire un minimum de communication avec ce dernier et qu’iel n’y consent pas, j’expose la relation à un certain mal-être : pour mon partenaire, celui de ne pas avoir l’attachement émotionnel nécessaire pour combler mes attentes ; pour moi, celui de ne pas voir mes attentes comblées, ainsi qu’une blessure de l’égo.  


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  •       Un petit post très insignifiant pour vous signaler qu'on a dépassé les 30 000 visiteurs aujourd'hui !!!

          Je pense que nombre de ces visiteurs sont simplement des gens paumés qui ont atterri ici par hasard, mais je suis tout de même heureuse que cet endroit - mon endroit - existe, et que quelques-uns d'entre vous y passent des moments assez chouettes. Et puis « chouette », quel chouette mot !

          Maintenant que j'ai fini mon année d'université, je vais pouvoir me consacrer à quelques projets, parmi lesquels faire une peau neuve à Thérapie du Bonheur, avec de nouvelles rubriques et un nouveau thème. (D'ailleurs, je ne sais pas si Nanomortis, l'artiste à l'origine du header et du fond du blog, est d'accord pour l'utilisation de son art pour un thème, même avec crédits). On a assez baigné dans l'obscurité, alors il nous faut maintenant un thème lumineux comme l'est cet endroit à mes yeux ! 

          Je vais notamment :

    -       Faire une petite place à d'autres projets qu'Intro Spectrum ;
    -       Faire de la rubrique « Dossiers » une rubrique principalement consacrée à des sujets politiques (et sans doute la renommer) ;
    -       Créer une rubrique de lecture, dans laquelle je présenterai quelques passages des ouvrages philosophiques et littéraires que je lis ;

    Edit : maintenant que le thème est à peu près fini, n'hésitez pas à me dire de quelle manières je pourrais améliorer la visibilité !

          A bientôt !


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  •       Je me suis encore réveillée de ma sieste avec cette oppressante sensation dans la poitrine. C'est pour éviter cette sensation-là que je me les suis interdites il y a quatre ans. Deux ans plus tard environ, j’ai pu refermer les yeux, et surtout, les rouvrir paisiblement, mais il s’est passé que la grande fille est devenue la grande poussière, et c’était reparti. J’étais guérie, à ce moment-là, enfin, presque, j’écrivais de temps à autres, mais quand j’y pensais, à l’assassinat… Il ne m’évoquait plus rien, je me sentais en moi-même comme la spectatrice d’un film émouvant qui ne m’agitait pas le moins du monde. Cela, non par un manque de sensibilité intrinsèque, mais plutôt que l’avoir regardé encore et encore lui a ôté sa fulgurance… Le sang, tant celui du corps que de la filiation, les balles, l’enquête, le désespoir que j’ai lus sur les visages, tout était là, et toute cette excitation se plaçait sous le signe terrible de l’habitude. Et alors, quelque esprit qui se trouve dans une œuvre, il en faut une prochaine pour rappeler le génie de la précédente.
          J’écris ces mots après m’être introspectée. J’ai d’abord pensé que j’avais acquis une forme de résilience grâce à la récurrence du drame dans ma vie. Légitimement, car je sais à peu près encaisser les chocs. Mon père me l’avait dit lorsque je m’étais réveillée de mon opération, quand j’étais enfant, une opération assez lourde, qui avait nécessité qu’on me droguât, mais qui n’avait en rien éclipsé ma rationalité. La fierté de mon père m’avait ravie sans me flatter, toute humble que j’étais.
          L’état de stupeur est éprouvant, mais ce n’est que la première étape d’un cheminement tortueux, et évidemment, loin d’être celle dans laquelle on s’égare le plus. Il y a plus de drame dans ma plume aujourd'hui qu’il n’y en a eu le jour où j’ai appris la nouvelle, ce qui est normal, quoiqu’un poil contre-intuitif. D’abord, le besoin de représentation prédominait. Il m’était nécessaire pour saisir toute l’ampleur des événements. Une fois parvenue aux premières réalisations, j’ai compris que j’étais loin d’avoir acquis une forme de résilience face aux drames : qu’au contraire, j’y étais devenue plus sensible. Je les secouais comme un enfant une tire-lire, jusqu’au dernier bibelot qui s’y trouvât ; et quelques temps après les derniers tintements, par précaution, d’abord, puis parce qu’à force de la secouer, un mécanisme s’y était cassé, lequel produisait un intriguant son de roulement. J’ai d’abord appelé ce phénomène un traumatisme, puis je me suis mieux reconnue dans les termes d' "obsession malsaine".
          Tout à l’heure, m’étant réveillée en panique, je me suis dit que je ne guérirais sans doute jamais de mon obsession, ou bien tardivement, et ces pensées faisaient sens, je les sentais vraisemblables et elles n’étaient donc pas ridicules. Le goût du drame est relevé par l’instant. J’employais les grands mots, j’étais persuadée que le drame me hanterait toujours, car je le laisse m’habiter lorsque je crée, et que je ne suis sûre que de vouloir être artiste. Maintenant, il m’apparaît clair que je regarderai un jour ces écrits avec condescendance, comme ce fut le cas pour mes écrits d’amour. Je leur reconnaîtrai un zèle, un mauvais usage des mots, donc un mauvais goût, et j’imagine que mes lecteurs voient déjà toutes ces lettres de cet œil-là. Beaucoup se sont tus devant l’horreur même. Pourtant, je ne peux pas me résoudre au silence.
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          Papa, quand il est heureux, c'est toujours calmement.  Aujourd'hui, je lui ai un peu reparlé d'Emma. C'est lui qui a lancé le sujet, enfin, qui s'est intéressé à la relation que nous entretenions. En fait, Émilie, la petite sœur d'Emma, est née en janvier. Son prénom, de toute évidence, est une référence à sa grande sœur.
          Je me suis souvenue de plusieurs choses. Papa, pour commencer, avait dépeint Emma de manière inexacte, comme si elle avait été pleine de ressentiment et difficile à apprivoiser. C'est tout à fait faux.
    Emma était très facile à apprivoiser. C'est elle qui s'est donnée son rôle de disciple, et qui m'a octroyé celui de mentor. Je me souviens que nous mangions ensemble tous les midis, et parfois le soir. Nous discutions toujours longuement. Nous allions aussi très souvent à l'école ensemble. La fois où je l'ai invitée à regarder Matrix dans ma chambre, elle avait l'air enjouée à l'idée de regarder le deuxième volet. Je sentais que ce moment lui avait fait plaisir, l'avait émue, même. C'est encore comme si elle vivait dans ma tête, quand je la revois au soleil danser avec son bâton.
          On frappe souvent le suicide d'un caractère inéluctable. Je n'y crois pas, tout comme le meurtre, tout comme l'assassinat, il est évitable. Et j'ai même l'outrecuidance de penser qu'il l'était facilement. Je peux bien dire ce que je souhaite, maintenant que c'est arrivé. En tout cas, je pense que si tous ensemble nous avions continuer à vivre, avec Tom, avec Hugo, avec Mickaëlle, cette joyeuse petite tribu, avec ses hauts, avec ses grands moments d'indifférence, avec ses agacements, parfois... Je pense qu'Emma serait toujours de ce monde.
          Lorsqu'elle est morte, Mickaëlle a fouillé dans ses affaires. Elle y a trouvé notamment les premiers jets d'une histoire dont Emma m'avait montré le synopsis. Dans cette histoire, il n'y avait presque pas de transposition. Tom était Tom, j'étais moi, il y avait Mickaëlle, aussi : tout était là, presque tel quel. Pourtant, elle ne m'avait jamais fait lire ces extraits. Peut-être qu'elle avait honte, ou qu'elle pensait que cela m'était égal. Est-ce qu'on était tous partis depuis longtemps ? Où est-ce là de rares et heureux vestiges de notre vie ensemble ?
          Emma parlait beaucoup. De tout et rien, et avec une grande facilité, ce pouvait être avec n'importe qui, à peu près, n'importe qui qui eût des oreilles. Elle n'hésitait pas à parler de son mal-être. Je la voyais si déterminée à s'en sortir que je n'imaginais pas qu'elle abandonnerait si vite. Mais lorsqu'elle a abandonné, je n'étais plus là. Je ne l'étais plus depuis plusieurs mois déjà, six mois, le temps que tout bascule.
          Si j'étais restée... Elle m'aurait parlé, je l'aurais aidée, et je lui aurais gratté quelques mois de vie de plus. Je ne l'aurais pas aidée de toute ma force. On dit bien : « aide toi toi-même et le ciel t'aidera ». Mais je l'aurais aidée suffisamment pour qu'elle reste en vie, pour qu'elle abandonne son projet funeste, ou plutôt, qu'elle le reporte. Car un jour ou l'autre, je serais à nouveau partie, et je l'aurais laissée face à elle-même et ses pensées morbides.


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  •       Quel animal mérites-tu ?
          Je n'aurais pas la médiocrité de t'attribuer le plus laid. Ce serait trop simple. Cet animal sera laid, non par sa physionomie, mais par sa bassesse.
          Au contraire, il te faudrait un animal attendrissant. Un animal qui couine, et qui mord de ses petites dents terribles. Un lapin, peut-être ? Son existence est tout à fait inutile, et, bien qu'il soit doux, il est parfois hargneux de caractère.
          La voici, notre bestiole. Un lapin avec des dents pointues et un air farouche. Des yeux bleus, très touchants, et un pelage châtain, très soyeux. Le regard fuyant, évidemment, ce qui lui donne un certain charme de mouton noir. Cela plaît aux filles sensibles. Ce lapin, il s'appelle Louis ; un prénom mou, qui te sied tout à fait.
          C'est un lapin qui a du chien, puisqu'il revient souvent la queue entre les jambes. Mais quelle ironie que ta queue de lapin soit si petite, de sorte qu'elle ne puisse même pas se glisser entre tes jambes... Car enfin, ta démarche était ridicule lorsque tu revenais me voir après avoir fauté. Court sur pattes et tête baissée. La pitié, tu avais pratiqué. Tu n'étais pas beaucoup plus glorieux lorsque tu partais. Tu avais de cette détermination d'enfant ; la détermination que les bambins tiennent un instant, pour la gloire de la crédibilité, mais dont ils se délestent dès qu'ils doivent faire face à ses conséquences.
          Il y avait une certaine bravoure, je dois le reconnaître, à venir te promener timidement devant mon air furieux. Peut-être dois-je blâmer une faiblesse de ma part. Je n'osais pas, à l'époque, habiller mon visage de colère très longtemps. La faute aux regards de lapin, ça... Ils ne rendent pas tendre, à terme.
          Vois-tu, je n'ai aucunement envie de faire le récit de tous tes exploits. Je te laisse le faire dans ta petite tête ; mais je te connais, et je n'oublie pas que tu restes un lapin. Et ce qu'il se trouve, dans la tête du lapin Louis, c'est avant tout une volonté de conservation. Autrement dit, surtout du moi, bien peu des autres. Tu penserais que moi aussi, j'ai été terrible, et que par la terreur que je t'inspirais, tu devenais terrible à ton tour. C'est qu'avec des yeux pareils, on ne peut qu'être victime.
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          Je pense beaucoup depuis hier, ce qui peut paraître stupide, car il est souvent dit que l'on pense en permanence. Je parle de pensées intimes. De rares pensées, donc. Il m'est arrivé de ne pas en avoir pendant plusieurs semaines, si ce n'est plusieurs mois, avec le manque de solitude. Pourtant, elles m'envahissent depuis quelques temps.
          Comme elles sont rares, elles sont aussi un peu étranges. C'est assez exceptionnel que de découvrir encore des pensées après vingt-et-un ans de vie. Je me réjouis de leur variété, peu importe leur nature.
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          Je ne suis pas habituée à agir avec si peu de rationalité. Hier, je me suis sentie comme un animal. Il y avait cet instinct qui hurlait dès que je voyais la tête du Suricate trop proche de l'épaule du Gorille, et, ce dont je suis encore moins fière, qui complotait pour qu'elle n'y soit plus. Mais aussi, avec quelle opiniâtreté elle agissait ! J'ai bien essayé de les séparer, sur le canapé, mais elle le menait comme un enfant, un grand enfant, même, d'une docilité telle qu'il attendait son ascendant pour s'asseoir à ses côtés.
          Ce que j'ai dû être insupportable, à m'immiscer à tout venant dans leurs discussions ! À jaillir, déranger leur tête-à-tête sans discontinuer, alors que je n'avais rien à dire ! C'est cela, peut-être, le plus terrible, d'être jaloux et de n'avoir rien à dire pour sa défense, rien à arguer pour nous convaincre qu'on est meilleur, quelque part, d'une quelconque manière ; car ce phénomène même est le responsable de cette jalousie, qu'il l'attise en nous plongeant plus bas. Plus bas n'est pas très bas - j'ai ma prestance -, enfin c'est toujours plus bas relativement à quelqu'un. Je ne voyais plus que les qualités que le Suricate avait, et comment elle m'en dépouillait cruellement. Sans même se forcer, elle rassemble autour d'elle des groupes comme des fanatiques ; ils viennent chercher sa lumière. Et moi, et mon obscurité, j'avais pué des années la solitude, bonne solitude, surtout, cela dit, mais cette aura, je ne l'avais pas, ou différemment, avec ce respect emphatique qui ne m'apportait aucune grâce. Et puis, moi, je ne mène pas les enfants, je les accueille, je les laisse s'épanouir, y compris dans leur désintérêt ou leur gêne.
    Je dois dire, aussi, que je n'ai plus le courage de parler au Gorille depuis qu'il a voulu me faire taire, voilà quelques mois, j'aurais trop peur de voir sur son visage un rictus timide. Qu'il m'agace, lui aussi, à n'être pas assez grand pour se mener lui-même, agir selon sa propre maxime, et montrer explicitement ce qu'il désire ; j'aurais accepté mon sort, je me serais tue, alors. S'il avait été moins beau, je n'aurais pas eu ce souci.
          Mais si elle avait été plus subtile, elle, aussi, à ne le lâcher d'aucune semelle ! Enfin, moi non plus, je ne les lâchais pas d'une semelle, je coupais gaiement leur conversation, ou j'en écoutais le contenu avec impudeur, qu'il n'y ait rien d'intime là-dedans, et je bondissais dès que je les voyais s'éclipser, bien que ce ne fût pas seul à seul, et s'ils devaient se montrer complices, je tâchais de participer à leur complicité. Je ne pouvais me raccrocher qu'à une chose ; s'il avait été docile, c'est parce qu'elle l'avait mené - j'entendais plus la voix du Suricate que la sienne - et le Gorille, faible de caractère, consentait à cela aisément ; enfin, s'il était plus gêné en ma présence, c'est à cause de quelques antécédents, d'abord, et que je l'intimide, effet que je provoque souvent, ces derniers temps... Ainsi, c'est moins éprouvant, bien que peu acceptable.
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         Si je devais placer ma fin de semaine sous le signe d’un proverbe, ce serait « L’homme est un loup pour l’homme ». Ce que je suis tendre… Et ce qu’il peut être impitoyable ! Il me met en tension ; lui déplais-je ? Le contenté-je ? S’il est capable de sincérité, il ne sait dire la vérité sans être désagréable ; s’il en est incapable, c’est encore pire, car il nous plonge dans une épaisse incertitude.

     


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  • I.                     Avant-propos 

          Si l’idée même d’effectuer observations et analyses d’autrui vous provoque des crises d’urticaire, je vous invite vivement à ne pas poursuivre la lecture de ce document. Mon texte n’est ni une parabole biblique, ni une parabole satanique : il s’agit d’apprentissage. Mon objectif n’est pas de heurter la sainteté de qui que ce soit.
          Sociologues, psychologues ou philosophes se montreront plus scientifiques, prêteront une attention supérieure à la mienne dans leur méthode. Voyez cela comme le journal d’exploration d’une contrée qui m’est presque tout à fait inconnue, sans prétention aucune.

    Part 1 : Les masques du langage

          Je suis passionnée par quelque chose de très simple, dernièrement. A cause de son élémentarité, j’ai même peiné à discerner ce dont il s’agissait. Je l’utilise depuis que je suis née. Même les animaux l’utilisent. Il s’agit du langage.
          Le langage est d’une puissance qui me terrifie. J’ai décidé, lorsque j’avais quatorze ans, de ne l’utiliser que de la manière la plus naturelle qui soit : sans artifices, sans contentions, car ces ajouts ne m’avaient jamais réussie. Jadis, j’imitais les attitudes que je reconnaissais chez les autres, maladroitement. L’air détaché, hautain, même, la parole maîtrisée et sporadique, pour me faire écouter, jusqu’à un ton affecté et doucereux : ces expériences n’eurent pour effet que de m’attirer davantage de foudres, ce que je souhaitais à tout prix éviter. Mon objectif était d’être appréciée, ce qui ne m’était encore jamais arrivé en société.
          La situation m’apparaît bien plus claire, désormais. C’est qu’une fois que des individus décident qu’ils vous sont supérieurs, toutes les attitudes du monde ne pourraient les faire changer d’avis, surtout si elles sont artificielles ; s’ils doivent changer d’avis, ce sera d’eux-mêmes. Et cette règle vaut même pour des collégiens, dont les apparences parfois innocentes dissimulent le caractère impitoyable. Il n’était que naturel, dès lors, que mes entreprises échouassent aussi lamentablement, et il valait mieux encore que je m’en gardasse. Or, je me suis persuadée que l’ensemble des entreprises du langage étaient vaines, quelles que soient les situations. Je ne peux que constater, pourtant, combien le langage a d’atouts, et combien je m’en prive par simple honnêteté.
          En même temps, ma volonté s’accorde aisément avec mon langage. Je prononce des mots simplement parce qu’ils me viennent, et qu’ils me semblent dicibles et intéressants pour mes interlocuteurs. Il serait intéressant de désamorcer des filtres ou d’en ajouter de nouveaux. Désactiver le caractère dicible et l’intérêt susceptible d’être porté par l’interlocuteur pourraient, par exemple, me permettre de m’orienter vers une honnêteté altruiste, tranchante et inconsidérée, comme celle que l’on retrouve souvent chez les individus appartenant au spectre autistique. Je ne peux qu’imaginer le désordre qui en découlerait – je vois bien l’impopularité des autistes en société –, ce pourquoi il faudrait substituer également à la spontanéité, la réflexion, afin de parvenir à une expérience enrichissante. Le désamour n’est jamais l’objectif d’une personne qui modifie son langage.
          Enfin, en ce qui est du langage corporel, c’est là une toute autre histoire, autrement plus complexe, car le corps parle souvent pour nous-mêmes.

    Part 2 : Le langage articulé à la fiction

            Maintenant, il est le lendemain, ou plutôt, une dizaine d’heures plus tard. Depuis, j’ai un peu approfondi ma réflexion. Je pense beaucoup à la littérature que je n’écris pas, ces derniers jours, et elle a grandement à voir avec toute cette problématique du langage. Tout à l’heure, je me plaignais, aujourd'hui, je dis : tant pis pour la littérature. Si j’écris, fusse avec la sensibilité d’un psychopathe, au moins, je n’ai pas de regrets, pas de fantasmes sur ce qui aurait pu être écrit. J’écris ce qui doit nécessairement être écrit, il n’y a aucune contingence dans ce processus. En même temps, j’ai bon espoir que ces réflexions sur le langage puissent apporter un sang neuf à ma littérature.
           J’ai pu remarquer, notamment, que je me refusais à élaborer des personnages secondaires. Or, la vie réelle est principalement peuplée de personnages secondaires, gens de passage plein de mystères. Bien entendu, la littérature ne prétend pas usurper la réalité de la vie, mais elle a au moins à cœur d’être vraisemblable, auquel cas, elle n’aurait aucun intérêt.
            Pour obtenir un personnage vraisemblable, je crois qu’il ne faut pas lui assigner un rôle ou un but qui guiderait son comportement ; personne, dans la vie réelle, n’agit selon un rôle de protagoniste ou d’antagoniste ; personne ne réfléchit, avant d’ouvrir la bouche, à dire quelque chose de terrible ou de sympathique. Les individus sont investis d’eux-mêmes : ils ne sont pas manipulés par une tierce personne dans le théâtre de la vie. Parfois, pire encore, je représente les individus sous forme de vulgus, un esprit collectif qui dicterait : parlez, mais de rien, riez, toujours de rien, faites du bruit, rien d’intelligible, enfin, car vous êtes un tout, vous comblez le vide. Il vaut peut-être mieux assumer les silences que de créer des vulgus inconsistants. 
          Cependant, cette fainéantise est tout à fait justifiée. Imaginer une véritable psyché à des personnages à qui on ne donne la réplique qu’un instant me paraît une entreprise proprement fastidieuse. Il m’est difficile de mentir tout à fait. Je faillis souvent à vêtir mon visage des expressions qui siéraient à mon mensonge, par manque de bonne volonté. En revanche, j’ai pu constater que je savais merveilleusement mentir à moitié ; c'est-à-dire, mélanger des éléments, donner la réplique à un personnage plutôt qu’un autre, ajouter quelques légers artifices. Comme le mensonge est semblable à la réalité, mon visage s’habille naturellement des expressions qui conviennent et l’histoire s’articule avec cohérence. C’est ce pourquoi il me serait pratique d’utiliser pour personnages des individus que je fréquente ou fréquentais, ce qui pourrait au demeurant me procurer un certain plaisir. Perdus dans ma création, je pourrais les mettre à ma merci. Je crois qu’ils seraient bien plus vulgaires que des personnages fictionnels, à la différence que leur vulgarité serait vraisemblable.
           De plus, je me sais rebutée à l’idée de donner certains vices à mes personnages. Ce pourrait être intéressant, pourtant, mais j’écris avec trop de réel, et je craindrais de m’attacher à la pire espèce humaine. Ce serait dégoûtant, même en ayant conscience de la fiction de tels personnages.

          Voilà pour la littérature.


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  •      Et dans ma tête, en permanence, des doutes qui me feraient oublier la douceur de son étreinte. De sournois doutes qui veulent tout corroder de craintes ; qui imaginent des culs-de-sac, là où se dessinent des dédales.
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       Emma, je prononce ton nom. Tu es morte ; qu'importe, je te condamne, mon amie à titre posthume. Je t'ai déjà fait toutes les louanges que je pouvais : j'ai parlé de tes sots cheveux bruns, j'ai parlé de ton sourire mélancolique, ah, ai-je seulement parlé de ton rire ? Tant pis pour le rire. Aujourd'hui, je te condamne. Et je ne veux pas dire par là que je suis en colère contre toi. La colère, je m'y suis aussi attardée, au moins dans mon esprit.
       Si je te condamne, c'est avec toute la légèreté d'une amie. Qu'aurais-tu préféré ? Que je reste dans mon respect empathique des morts ? Ou que je te laisse au chaud dans tes trois litres de métal bon marché ? Ah ! Je crois que c'est toujours mieux que je parle de toi, même si ce n'est pas en enfant de cœur. Tu n'aurais pas compris, je crois, mais tu aurais aimé te savoir sous ma plume, comme j'ai aimé savoir que j'étais sous la tienne.
       Il semblerait que je ne puisse pas m'empêcher de retomber dans mon sentimentalisme dégoulinant. Peut-être que, grâce à moi, tu seras à peine plus honorée qu'un petit vieux dont le cadavre aurait été retrouvé deux semaines après la mort, et dont l'enterrement réunirait quelques bienfaiteurs inconnus - ou même pas.
       J'y réfléchissais, l'autre jour ; la première année de ta mort. C'était comme hier, sauf que c'était il y a plus d'une semaine ; hallucinant ! Toi aussi, tu es morte à une vitesse folle. Je m'égare. Je me disais, tiens, que tu étais bien facile à oublier. Vraiment : hautement oubliable. Sincèrement, qui a pensé à toi ce jour-là, Emma ? Je suis mauvaise langue ; peut-être bien une dizaine de personnes ; mais plutôt devrais-je dire, une dizaine de personnes maintenant, combien l'année prochaine ? Et combien l'année d'après ? J'en serais, tu peux en être certaine, mais je ne parierai pas sur les autres. Je crois, de toute façon, que les morts n'ont plus grand-chose à faire de ce qu'on pense d'eux. Je peux bien blasphémer autant que je le désire.
        Je sens qu'étrangement, tu es la mieux placée pour accueillir ma petite pensée méprisante. C'était ton dada, le mépris. Je suis certaine que tu as déjà entendu quelqu'un se répandre dans le sentimentalisme après la mort de quelqu'un qu'il connaissait. Il en est des plus terribles que les miens, dont la niaiserie n'a d'égale que l'hypocrisie. As-tu jamais entendu quelqu'un dire que la véritable mort, c'était l'oubli ? Je viens d'entendre cela, aujourd'hui même ! Et j'ai bon espoir que tu aies trouvé une telle affirmation abominable.
        Vraiment, j'espère que tu n'as jamais écouté ce genre d'inepties. La mort nous plonge directement dans l'oubli ; elle en entame la démarche. À l'heure même où tu as arrêté de respirer, Emma, tu avais déjà les pattes embourbées d'oubli. Ce qui s'opère depuis lors, c'est un rapide déclin. Le choc, l'obsession, et très tôt, l'habitude.
        Aucune pensée, aussi intense soit-elle, ne donne l'illusion de la vie. Figurez-vous, bon sang, à quel point il est présomptueux d'imaginer que, par la simple pensée, l'humain puisse donner à vivre ! Il imagine, il fantasme ; c'est tout. Et enfin, quelle insulte est-ce là à la vie ! Et, à mettre de côté les considérations d'ordre biologiques, sur lesquelles je ne pourrais qu'être médiocre, figurez-vous ce qui fait une vie dans son ensemble : tous les déplacements ; toutes les paroles ; toutes les pensées ; jusqu'au moindre regard dans le vide ; c'est une multitude d'actions au quotidien que d'être en vie ! Et quelque humain vient imaginer que, par la pensée, il peut prétendre à substituer l'absence de toutes ces actions ! Ce n'est pas assez des pensées d'un être, ou même d'une infinité d'entre eux ; ces pensées contribuent à leur complexité propre et ne font qu'accentuer l'inaction des morts.
         Quelle tentative louable, mais quelle douce illusion que de vouloir garder en vie un peu plus longtemps ceux qui sont morts. Si la vie doit s'apitoyer, ce n'est jamais des morts. Dès lors, puisque la vie n'est pas dupe, c'est la mort qu'on essaie de tromper, en réduisant son empire pour en atténuer la peine : ce que l'on ne connaît pas, on peut plus facilement le modeler. Mais la mort, pas plus que la vie, n'a vocation à ce qu'on lui reconnaisse quelque amicalité. Par ce genre de maxime, l'humain se fait créateur et prête à la mort et à la vie, non sans condescendance, son propre caractère cotonneux... Tout ce cheminement tortueux pour s'épargner le vertige de l'inconnu et de l'inévitable ; tu parles de vertu !
        Ah, je me suis égarée, encore, et j'en ai oublié ma condamnation. Je ne suis guère étonnée ; j'avais à te conter avant de te dire le fond de ma pensée.
        J'ignore pourquoi, l'époque où je vivais loin de tout me manque. J'ai vécu de terribles événements, là-bas. Et pourtant... J'aimais penser que tout pouvait arriver.
         À cette époque, tu le sais bien, je vivais avec toi. Mais je ne veux pas que tu te méprennes : tu étais encore en vie que je manifestais déjà une forte nostalgie. Je me disais, songeuse : j'y reviendrai, un jour... Rien ne sera plus pareil, mais je reviendrai, bientôt... Il y aura toujours les rues pavées ; toujours le Cher ; toujours cette boîte de nuit miteuse ; toujours la forêt ; toujours la maison abandonnée... Et je sentais en moi, jour après jour, brûler ce désir de retrouvailles. Et puis, tous ces doux souvenirs, cet amour vif, la littérature que j'y avais étudiée et écrite, la belle contingence de tout ce qui se produisait dans cette ville, la joie d'une après-midi ensoleillée à ma fenêtre, tu me les as arrachés en même temps que tu t'es arrachée la moelle épinière. La maison abandonnée que j'avais visitée avec grand plaisir, juste au-bas du parc qui avait l'allure d'un palais, le Cher et toutes ses grenouilles à tes pieds, la dense forêt dans ton dos, c'est là que tu t'es tuée : au beau milieu de tout ce que je chérissais.
         Comment suis-je censée revenir sur les lieux de ma nostalgie, désormais ? Emma, tu les as transformés en lieux de drame !
    ----

         L'épaisse brume du soir. Le silence. Pas un lampadaire d'allumé. Personne non plus. Les fenêtres et les paliers vides. Les guirlandes lumineuses qui ne célèbrent aucune fête. Juste le lointain écho du moteur des voitures. La forêt en arrière-plan. Le cimetière sur la colline. Un vent de repos qui caresse l'herbe au pied de la tombe. La voûte céleste, impassible. Les rires passés des adolescents dont l'amitié s'est étiolée. Moi, demeurant, et les autres, partis. La vanité de tout ce qui fut, de tout ce qui est et de tout ce qui sera. La vanité de ces mots. La vanité de mon temps, que je juge précieux et que j'occupe sans conviction.
         Le sommeil dont je me réveille. Ma plume, que je croyais vide. Mon esprit, qui s'emplit du malaise qui, jusque-là, se profilait sournoisement. Les livres que je ne lis pas. Les lignes que je n'écris pas. Tous ces moments pendant lesquels je n'ai pas écrit, et que je ne retrouverai jamais.
         L'effervescence d'octobre. Le poids des obligations, ponctué par les rires des adolescents dont l'amitié s'étiolera. Toutes les questions, congédiées. L'innocence retrouvée. Des sanglots ponctuels. De quoi tromper l'ennui. Et fumer, et boire, pour s'échapper encore. L'odeur de septembre et des choses en devenir, et l'avortement de novembre. Le temps, qui était une poule à qui on a coupé la tête, qui était fou, et à qui on a tragiquement redonné la tête et la raison. La raison qui, à son tour, inflige ses maux à mon esprit tranquille.
        Ah, solitude, douce et impossible. Et le monde qui se profile et qui m'attend, sans me trouver quelque utilité. Le corps que j'entretiens, ses humeurs, ses muscles, et son destin. Les sourires goguenards. Les silhouettes qui filent dans la nuit, que l'on voit pour oublier aussitôt. L'église, le parc, les ruelles marchandes que je parcours inlassablement.
        Le parfum de la mort, l'oubli implacable. Tous les paysages qui furent sépia plutôt que gris. Le ciel, étoilé cette fois-ci, et les arbres qui longent le canal ponctuellement. Les grenouilles qui poussent de mystérieux croassements. Une bouteille de rosé agitée dans tous les sens. Au matin, les chaussures de la jeune fille piétinant les gouttes de rosé séchées. Évidemment, la nostalgie. Éphémère, elle aussi.
    Là-dedans rien qui ne puisse être sauvé par les ravages du temps que l'écriture. Personne pourtant pour lire quoi que ce soit de lyrique. Le travail, le sexe, les amours ; le divertissement, bon sang. Pas les lignes interminables.
    ----

        [...] Il me semble que j'ai avancé vers un point de non-retour. Je ne sais pas, au juste, ce qui a marqué ce passage, si ce n'est la mort ; celle d'Emma, mais pas uniquement, car elle n'est que la réactivation d'un traumatisme étrange, dont je ne sais plus, au juste, s'il faut l'appeler traumatisme ou bien plutôt fascination, tant j'y plonge volontiers. [...]


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  • Ode à la haine

    Je déteste
    J'abhorre
    J'ai des aversions
    De toutes sortes, du plus modeste déplaisir
    Jusqu'à, de toutes mes tripes, haïr !

    L'inéluctable avarice de mère, par tous les saints !
    Elle proscrivait mon vice par le sien !
    Et rien pour moi n'est plus crève-cœur
    Que d'apprendre de l'infâme, les mœurs !

    Doux est le vice d'une femme, encor
    Mais diable ! Par combien lui est supérieur
    Celui des hommes qui convoitent les corps
    Sans savoir qu'ils ne sont pas leurs !

    Que dois-je dire, aussi, de l'incivilité
    Qui m'accueillait, chaque année, de toute sa fatalité ;
    Et à ma gentillesse, à mes bonnes manières
    Opposait le dédain, sinon des paroles de travers

    Mais ce n'est pas assez des hommes, des inconnus
    Et du sang ; il faut bien être trahi et déçu
    Par tous ceux qui parlent d'amitié
    Et par leur fausseté inspirent l'inimitié !

    Ceux qui ne parlent que d'être paisibles
    Ne trouvent nulle grâce à mon égard
    Ils sont sans souci ; qu'ils sont veinards
    De ne voir de la haine que le risible !

    Je n'épargne pas les pleurnicheurs, s'entend ;
    Il suffit qu'on leur enlève quelque amusement
    Pour qu'ils brandissent, haut, le drapeau
    De la haine, illégitime, qui veut notre peau !

    Longtemps je me crus sainte
    Que dans mon estomac, je la sentis si peu
    Enfant, n'aie crainte
    L'avenir t'en réserve, si tu en veux
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    Je sens cette langueur dangereuse planer sur moi
    Ce spleen sensuel qui me veut toute entière
    Il est de crimes que l'on commet par la pensée
    Et de drames que les mots les plus simples peuvent provoquer

    Trêve de craintes, le coup est porté
    Il ne me reste qu'à souffrir et je m'y dispose
    Entièrement, dans la douleur je veux me noyer
    Et ne plus jamais laisser reparaître mon odieux visage

    Je veux déchirer et détruire ; c'est là des émotions
    Qui ne déçoivent pas. Et j'y suis bien meilleure
    Que dans mes amours qui apeurent
    Tu ne mérites pas plus que moi d'être aimé

    Tu t'en sens grandi, ce que tu es zélé
    Tu oublies que les autres sentent, eux aussi
    Que le monde n'est pas la somme de vos grands sourires
    J'aimerais que tu voies ma détresse, que tu souffres un peu
    Peut-être qu'ainsi, tu me comprendrais mieux.
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       Je ne suis pas heureuse en ce moment. Je ne veux pas dire que je suis malheureuse pour autant. Il m'en faudrait plus. Beaucoup de changements sont intervenus en peu de temps, bouleversant mon équilibre. J'imagine que j'ai simplement besoin d'un peu de temps pour retomber sur mes pattes. Besoin de m'oublier dans de simples choses, comme le travail ou le sport. Le repas du soir, me dévêtir quand je rentre, et tomber comme une loque sur le canapé. Arrêter de penser, et faire. Ou ne rien faire. Je dois admettre que les tâches non intellectuelles aident particulièrement à cette entreprise.
       Cette année s'annonce meilleure que la précédente. Pourtant, je ne parviens pas à m'en réjouir. C'est peut-être que la plante que je suis a passé l'été à brûler sous le courroux du soleil et qu'elle n'attend que la brise d'automne pour renaître. Ou faner...
       Je suis restée tant de temps entourée que la solitude que j'adorais est devenue un fardeau, et ce n'est pas rien, que d'être un fardeau pour soi-même. Cette perpétuelle compagnie m'aurait fait supporter la plupart des malheurs. Maintenant, ce n'est plus que le silence, à l'exception du bruit de l'aiguille de l'horloge. C'est apaisant. J'aimerais écrire dans ma tête pour profiter davantage du vide du moment. Le monde s'est arrêté et plus rien ne compte que la banalité.
       C'est le premier apaisement depuis longtemps. La fatigue est bonne en cela qu'elle rend l'ordinaire merveilleux, comme le malade qui, après sa guérison, profite d'un corps qu'il avait jadis et dont il avait l'audace de ne pas savourer la santé. Le relâchement de mes muscles m'apporte satisfaction. Je suis quelqu'un de simple, moi aussi, quand je veux. Il ne faut pas abuser des bonnes choses. Lorsque je cherche le repos sans ressentir de réelle fatigue, je m'expose à de terribles démons, je vois de tristes figures...
       Il y a longtemps que je considère la simplicité comme une qualité. Même la superficialité, mot devenu péjoratif, me fait sourire. Je veux jouir de la simplicité d'être je, sans personne pour troubler cette joie. Sans penser : « Oh, qu'il est triste d'être seule, je me trouverais bien un peu de compagnie, car un jour seul est comme un jour vide », d'aucune façon. Et ce n'est pas mince affaire.
       Oh ! Ce que Marie-Charlotte a poussé. C'est le petit nom que nous avons trouvé à une euphorbe que nous avons adoptée, Père et moi. Voilà un bel exemple de simplicité : les plantes. Elles vivent ou elles meurent, sans entre deux. Parfois, elles reviennent à la vie alors qu'on les croit mortes, mais elles ne font jamais les choses à moitié. Et combien d'humains vivent en gémissant constamment ? Vivent comme des plantes mortes, en cherchant le soleil comme la vie, pour y griller, non pas y luire ?
       J'en suis parfois, mais enfin, modérément. Car, comme la plante, je sais profiter du soleil et de l'eau et du bon terreau. Ce qui importe réellement, dans la vie d'un humain, n'est pas bien différent de ce qui importe dans la vie d'une plante. Il s'agit d'être disposé à recevoir toutes ces bonnes choses. Mais voilà qu'en éternels insatisfaits, on se met à chercher des pesticides, des engrais, comme si nous n'avions pas déjà tout ce qu'il nous fallait pour devenir de belles, grandes et heureuses plantes. Le reste n'est que futilités utilisées pour tromper l'ennui du bien-être : les amours, le sexe, les carrières, les idéologies, les arts n'ont pas plus d'importance pour nous que pour les plantes.
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    Tu te plains, tu ne sais
    Que tu as de l'or dans les mains
    Tu les crains, ces regards
    qui n'ont pour toi que d'amitiés
    Tu te refuses à voir la beauté
    Du simple ; voilà qui nous sépare
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        Il y a cette froideur terrifiante et incompréhensible qui entoure les morts. Est-ce que je suis la seule que ces pensées obsèdent ? Chacun vit pendant que les cadavres sont piétinés ou pendus ou dérivent sur les fleuves. Suis-je la seule à m'étonner de ne pas en être ? Car j'ai foulé les mêmes chemins ; car j'ai rencontré les mêmes personnes ; j'ai ri, j'ai pleuré, tout comme eux qui sont morts ; mais moi, je vis encore.
        Et lui et sa compassion, il les méprise ceux-là qui ne croyaient pas, quelques heures plus tôt, qu'ils ne seraient plus ; il la réserve aux vivants, ils en étaient, pourtant, ils furent des enfants, innocents et doux sourires.
        Comment rester impassible face à ce spectacle ? N'est-ce pas crève-cœur que de perdre la plus substantielle des choses, la vie ? Qu'on nous y ait poussés ou contraints ; n'est-ce pas l'idée d'un immense désespoir, quoi qu'il en soit ? Et que serions-nous, à nous habituer au plus grand des désespoirs ? Imagine l'intensité de ses cris, à celle qu'on a tuée, et le saut encore vigoureux, dans le vide et dans la mort, de celle qui s'est tuée.
        Je sais que la question me torturait, mais elle ne me quitte plus désormais que je fréquente les morts, et je m'étonne qu'elle n'ait pas effleuré les esprits de quelques uns. Ils la fuient ; comme si la vie pouvait se montrer digne dans le déni. C'est que l'ignorance est belle, et le dédain, exécrable. Ce sont les faits de ceux qui devant l'horreur, détournent le regard et s'amusent de quelque artifice, munis de leurs « Et alors ? » d'assassins ; ceux qui voient quelque banalité dans le mal du monde, et cessent de s'en révolter ; ceux qui pensent que la vie n'a de valeur que dans sa gaité, et oublient que la gaité elle-même n'est pas sans se confronter au malheur ; ceux pour qui je n'ai aucune pitié, qui n'ont que mon mépris, mais en grande quantité, et à qui je souhaite, en ultime offense, de rire devant ma dépouille comme devant leur absence d'humanité.
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        Les questionnements prennent fin d'eux-mêmes par le constat de leur non-lieu. Il y a eu tant de paroles vaines : j'aurais souhaité les leur faire ravaler. Je les aurais observés déglutir difficilement, entre deux spasmes, avec des yeux ronds ; attentivement, pour avoir un aperçu du goût amer de leur propre sottise et les voir souffrir ce qu'ils m'ont infligé plus tôt...
        Il n'en est rien. Ma tendre haine, je la bride ; je ne la relâche que pour ceux qui n'ont pas mes égards, ce qui ne représente qu'une fraction réduite des personnes qui la provoquent. Mon honnêteté seule en effraie plus d'un, alors ma haine ! Ils trembleraient, et c'est moi qui serais détestée à tort.
        Ils sont prompts à la médire. Qu'ils sont bêtes, ceux qui pensent que la colère n'est qu'un artifice indésirable : ils ne comprennent pas toute la puissance qui s'y cache, et à quel point cette puissance est nécessaire à l'équilibre du monde. Je suis forte lorsque je hais et lorsque, par conséquent, j'exprime ma colère : car je me révolte et affirme la légitimité de la plainte qui découle de mes maux. Par cette légitimité, je proclame le droit de ne plus souffrir l'injustice et je tente d'instaurer un nouvel équilibre. La colère est hautement politique, et elle est détestée au seul motif qu'elle perturbe la quiétude sinon l'endormissement des consciences. Le calme est le luxe de ceux qui ne revendiquent rien d'autre que le silence des révoltés.
        Dans mon fiel, je suis forte. Je ne songe guère à tout ce qui m'atterre d'ordinaire ; je n'ai qu'un objectif pour lequel je me donne corps et âme : punir l'exécrable ; et personne ne viendra me faire croire qu'il n'est rien de noble dans cette tâche.


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